Traduit de l’estonien par Jean Pascal Ollivry
Il y a bien longtemps qu’advint cette étrange nuit de la Saint-Jean : si longtemps, que même le vieillard centenaire qui vit dans sa cahute rectangulaire au pied de la colline de Munamägi, même lui ne sait rien répondre d’autre à qui le questionne sur cet événement, que : « Je ne m’en souviens pas, je ne me souviens de rien. »
Mais que l’histoire se soit vraiment passée, c’est ce dont témoignait cette pierre noire dans le mur de l’église de Rõuge, jusqu’à ce qu’un boulet de canon vînt la déloger pendant la guerre. Elle était devenue noire précisément la nuit où se produisit cette terrible aventure.
C’était la veille de la Saint-Jean, fêtée jadis en grande pompe dans la province de Võrumaa. Alors que le soleil se couchait, que les bosquets lointains et proches se fondaient dans une douceur bleutée, et tandis qu’entre eux s’élevait des lacs une brume qui les enveloppait d’un tendre gris nocturne et que seule, dans cette nuit, l’antique lande de Tõrvapalu restait obstinément obscure et noire, le firmament se métamorphosa, prenant une teinte de rose, cependant que hurlait toujours le flamboiement de l’occident. Dans cette irradiation qui devait durer toute la nuit, le clocher et la façade de l’église de Rõuge se mirent à briller intensément et même les cimes des sapins de Tõrvapalu scintillaient, comme si des vols de corbeaux passant au-dessus de leurs aiguilles acérées avaient laissé sur leurs branches des gouttes de sang, qui paraissaient autant de perles délicates. Mais au sommet des collines, qui dominaient l’ensemble comme d’immenses pyramides, la mystérieuse clarté crépusculaire jouait le long des crêtes et à la cime des arbres. Il semblait qu’on avait étalé d’un pinceau hâtif une grande tache rouge le long des troncs blancs des bouleaux, avec tant d’élan et de violence que des gouttes de couleur avaient volé jusque sur leurs feuilles et sur les aiguilles des sapins.
Arriva cependant un moment où l’obscurité s’épaissit. Des feux apparurent alors au sommet des collines. On en voyait des milliers, proches ou lointains : ils surmontaient les forêts et paraissaient même suspendus sous les nuages, car dans la nuit l’œil ne distinguait plus les collines sur lesquelles ils brûlaient. Les feux brillaient longtemps, cette incandescence devait durer toute la nuit et s’étendre sur le pays de Võrumaa tout entier, car on allumait là-bas plus de bûchers qu’il ne brille d’étoiles dans le ciel ; ils clignotaient mystérieusement, comme des êtres vivants qui se saluent mutuellement d’un clin d’œil.
Mais le feu de Munamägi était toujours le plus grand de tous, car il devait briller sur tout le pays des Estoniens. On empilait là d’énormes troncs d’arbres et, quand la flamme les embrasait complètement, cette lumière éclairait le lac Peipsi davantage que le rougeoiement de l’aube qui se lève sur sa rive orientale. Depuis la montagne, on voyait le lac si clairement que les gens autour du feu distinguaient les poissons effrayés, observant du fond de l’eau un spectacle nocturne jamais contemplé auparavant. On pouvait apercevoir aussi les immenses colonnes de feu et de fumée qui montaient du cratère de Kaali, sur l’île de Saaremaa, et les petits voiliers qui s’éloignaient sur la mer bleue comme des scarabées affairés.
Les fêtes de la Saint-Jean étaient toujours à Munamägi l’occasion de grandes réjouissances. L’endroit grouillait alors de gens venus de près comme de loin et qui s’en donnaient à cœur joie, à la mesure de leur imagination. Quand le jour se levait, chacun s’en retournait, et les chemins débordaient de monde.
Mais cette année-là, tout devait se passer différemment. L’histoire remontait à quelques semaines auparavant, lorsque le fermier Tabi avait trouvé dans la forêt un démon à moitié mort : un être sauvage, que l’âge avait rendu faible et misérable, peut-être abandonné à son sort par ses semblables. Effrayé au premier abord par l’apparence de la créature velue, Tabi avait ensuite réalisé dans quel état celle-ci se trouvait : devant les traits presque humains de son visage et les larmes de détresse qu’il distinguait dans ses yeux, il avait été pris de compassion et était retourné chercher son cheval pour conduire le diable chez lui.
Tabi n’osa pas installer le diable dans sa demeure. Il l’enferma dans la resserre, après y avoir disposé quelques brassées de foin frais pour que le gîte ne soit pas trop inconfortable. Il le nourrit de lait et de pommes de terre, et en quelques jours le vieux retrouva une mine florissante. Lorsqu’il voyait le fermier, sa femme ou leurs enfants, son visage s’éclairait et il disait quelques mots en langue diabolique, tout en remuant amicalement la queue. Des jours heureux s’écoulèrent ainsi ; les enfants jouaient avec le diable, qui dodelinait curieusement lorsqu’ils lui chatouillaient la nuque avec l’extrémité d’une badine.
Tabi gardait cette présence secrète, car si d’autres personnes en avaient entendu parler, il n’en serait résulté que des ennuis. Mais le vieux n’avait aucune notion de prudence. Il s’imaginait peut-être que tout le monde était aussi brave que la famille de Tabi. Les enfants lui avaient appris à chanter, et de la resserre s’élevait à longueur de temps une psalmodie bizarre. La voix était affreuse. Pendant la nuit, le diable entonnait à toute force des chants de bergers, mais les chiens de la ferme y décelaient quelque chose d’étranger et hurlaient toute la nuit. Tabi essaya bien, par gestes, de le faire taire, mais l’autre ne comprenait pas. Il menaçait ainsi d’attirer de sérieux ennuis au fermier, et celui-ci conclut qu’il valait mieux persuader le diable de regagner la forêt.
Cela n’avait rien de facile. À peine atteignaient-ils le portail que le vieux faisait demi-tour, regagnait paisiblement son abri et se remettait à chanter. Une nuit, pendant qu’il ronflait bruyamment, Tabi l’installa sur la charrette et le conduisit au cœur de la forêt. Mais au petit matin, le diable était de retour.
Le fermier s’inquiétait. Déjà, tous les villageois savaient qu’il hébergeait un démon, et chacun venait contempler l’étrange créature. Au bout de quelques semaines, la nouvelle finit par arriver aux oreilles du pasteur.
Ce dernier savait quoi faire en pareil cas. C’était justement la veille de la Saint-Jean, et sur Munamägi le bûcher géant était déjà prêt. Mais cette fois-ci le pasteur entendait bien avoir part aux réjouissances. Avec plusieurs dizaines d’hommes il gagna la ferme de Tabi ; là ils se saisirent du diable et le conduisirent pieds et poings liés jusqu’à la montagne, où ils l’installèrent sur le bûcher, avec l’intention de faire son affaire à cet esprit malin.
Mais ce n’était pas encore le soir, et il fallait que tous assistent à la déconfiture du démon. Ils le laissèrent sur place sous bonne garde, de peur qu’il ne s’enfuie.
Cependant, vers le soir, une foule considérable se pressait sur la colline. Il y avait du monde jusque dans les arbustes et à la cime des arbres, et chacun chuchotait ses commentaires. Le prêtre était arrivé sur place de bonne heure et s’était lancé dans un long discours sur les mauvais esprits et sur le royaume de Dieu. Mais lorsqu’au loin, peut être sur la colline d’Otepää, apparut la première lueur, il s’interrompit et mit le feu au bûcher.
Il se fit un profond silence. On n’entendait pas une voix. Il n’y a qu’en plein milieu du lac Peipsi, ou de la large mer Baltique, lorsque les vents se reposent dans le ciel, qu’on rencontre peut-être un calme pareil. Seuls demeuraient le chuintement de la flamme grandissante et quelques craquements isolés dans les braises.
Mais l’odeur de la fumée avait déjà atteint les narines du démon. Un grand éternuement retentit, venant du bûcher, comme lorsqu’un élan s’ébroue au plus profond de la forêt. Alors seulement le diable prit conscience du feu et sur tout le pays retentit, aigu et tranchant, son cri de détresse.
À ce moment, une chose prodigieuse se produisit. Les arbres disparurent subitement de Munamägi et toute la colline devint, en un instant, ronde comme l’œuf de l’oiseau des contes de fées et glissante comme de la glace. Personne n’arrivait plus à se tenir debout sur sa surface et toute la foule glissa vers le bas, avec de grands hurlements : en quelques instants, Munamägi se trouva entourée d’une guirlande gigotante de gens tombés en tas et qui tâchaient de se dépêtrer les uns d’avec les autres. Tous pris de frayeur, ils s’éloignèrent de la colline pour mieux voir ce qui allait se passer.
Ils se rendirent compte que le bûcher était demeuré au sommet et continuait à brûler. Il avait été fixé là par le signe de croix du pasteur, contre quoi la puissance du démon était vaine. Mais celui-ci appela de nouveau à l’aide, et sa détresse immense attendrit les cœurs de ceux qui l’entendirent. De la foule montèrent des murmures hostiles au prêtre qui voulait brûler le pauvre diable. Tous jugeaient le pasteur cruel et son acte indigne, estimant qu’on n’avait pas le droit de brûler un démon qui vivait paisiblement dans la forêt.
Voyant le sentiment général, les plus braves s’enhardirent :
« Qui est courageux, pour aller sur la colline et libérer le diable ? Allons-y tous ensemble : pas le moment d’hésiter, quand il risque de brûler ! »
« Montez vite l’aider, ou il va cramer ! »
« Apportez une échelle et une corde, sinon on n’y arrivera pas … »
Mais on vit que Tabi était déjà en train d’escalader la colline, au prix d’efforts terribles. Il creusait de ses dents des prises où assurer ensuite ses pieds, grattait de ses ongles la colline, sans renoncer malgré les traces sanglantes qu’il laissait derrière lui. Cela était visible pour tous les observateurs — même ceux situés de l’autre côté de la colline, car celle-ci était devenue transparente comme du verre —, et l’individu en pleine escalade devant leurs yeux semblait suspendu dans les airs comme une araignée qui, sur son fil, se lance à l’assaut du ciel.
Maintenant Tabi était déjà au sommet et disparaissait dans les flammes. Les gens s’en effrayèrent beaucoup car du monceau de troncs enflammés s’éleva alors un immense crépitement d’étincelles. On entendait la plainte courroucée du feu, et le nuage de fumée, qui s’élevait vers le ciel comme un sapin des forêts, se rabattit, engloutissant la partie supérieure de la colline dans une épaisse nuée d’où perçait, de temps à autre, une effrayante flamme rouge.
Mais Tabi avait de la chance. Il émergea bientôt de la fumée, tenant par la main le démon, que le feu avait rendu glabre et lisse de peau. Il n’avait plus la moindre trace de poil, pas même sur le crâne, autour des cornes. Il tremblait d’effroi et la suffocation l’avait laissé titubant. Se ressaisissant, il s’envola soudain et, après avoir décrit une grande courbe dans les airs, piqua vers la forêt derrière les fermes, d’où parvint aussitôt un bruit de course frénétique.
L’enthousiasme s’empara de la foule. « Vive Tabi, hourra ! Vive Tabi, brave gars !… » entendait-on sans cesse, pendant que Tabi redescendait de la colline. Les gens l’entourèrent, le serrant jusqu’à l’écraser.
Cependant, Munamägi avait repris son aspect antérieur et les gens se hâtaient joyeusement vers le sommet. Le grand feu de Saint-Jean flambait en crépitant, tout le pays était comme un ciel étoilé, parsemé de feux qui se détachaient de chaque bosquet en clignotant comme des vers luisants. Sur Saaremaa, au loin, une immense colonne de flammes s’élevait dans le ciel au-dessus du cratère de Kaali et à Tori, autour de la bouche de l’enfer, jouaient des diablotins. La fête dura jusqu’au matin, puis la lumière du jour remit chacun en route.
Le pasteur, de son côté, avait couru vers sa maison en proie à un effroi mortel. Emporté par son élan, il s’était précipité contre le mur de l’église, trouvant la mort dans le choc. Et la pierre contre laquelle il s’était écrasé devint toute noire.
Quant à Tabi, une surprise l’attendait chez lui. Il s’aperçut que l’herbe des marais, dans sa grange, était devenue du trèfle de la meilleure qualité et que la charrette sur laquelle il avait conduit le diable dans la forêt s’était changée en une élégante voiture. Ses vaches maigres étaient maintenant plantureuses et meuglaient comme des trombones.
Le diable resta invisible. Mais l’année suivante, pour la Saint-Jean, Tabi se rendit compte que celui-ci était passé dans la cour pendant la nuit : il reconnaissait bien l’empreinte de ses pieds fourchus. Un an plus tard, à la même époque, Tabi disposa dans la resserre un boisseau de pommes de terre et un baquet de lait. Au matin, les deux récipients étaient vides, mais au fond de chacun d’eux se trouvait un joli tas de pièces d’or.
Les fils de Tabi, qui, enfants, avaient joué à empoigner les cornes du démon et lui avaient chatouillé affectueusement la nuque, devinrent des hommes robustes.
Le vieux diable vient encore aujourd’hui visiter la ferme de Tabi à chaque nuit de Saint-Jean, sans se montrer aux hommes. Il vit sans doute dans les fourrés épais, mangeant les baies des marais et paressant au soleil.