Traduits de l’estonien par Antoine Chalvin
La neige fond. L’eau goutte.
Le vent souffle (tout doucement, c’est vrai).
Les branches se balancent. Le poêle brûle.
Les radiateurs sont chauds.
Anu s’exerce au piano.
Ott et Tambet font un bonhomme de neige.
Maarja prépare le repas.
Le cheval à bascule me regarde par la fenêtre.
Moi, je regarde dehors.
J’écris un poème.
J’écris que c’est dimanche.
Que la neige fond. Que l’eau goutte.
Que le vent souffle, etc., etc.
À travers le plafond de la cave,
j’entends les cris des enfants,
le bruit de leurs pas et parfois
le choc d’un cube que l’on jette
et la voix fâchée de leur mère.
Au-dessus se trouvent encore quelques plafonds,
le toit avec ses cheminées et ses antennes
et le ciel, qui en réalité
commence ici même,
tout près de nous, autour de nous,
et s’étend
jusqu’à ces étoiles impressionnantes.
Nous aussi, nous sommes des habitants du ciel,
le philosophe plongé dans ses pensées (nachdenkender)
comme l’enfant jetant ses cubes sur le sol
et l’écrivain dans son sous-sol, qui ne sait pas
s’il éprouve plus de respect (Ehrfurcht)
pour les étoiles célestes, les maisons de cubes célestes
ou les grès célestes d’Aruküla
derrière le mur et sous le plancher de sa cave.
Le papier blanc et le temps — l’un
je le remplis moi-même, l’autre se remplit sans moi.
Si semblables pourtant. Devant l’un et l’autre
je me sens un peu intimidé, maladroit.
Un poème est comme un mouton
dans une bergerie obscure, derrière la poutre du seuil.
Il est un peu déplaisant de s’en approcher.
Les yeux restent dehors. On ne peut avancer ici
qu’à tâtons.
Feuille blanche. Laine blanche. Dans le noir
si semblables l’une à l’autre :
de simples taches claires. Et le temps dans le noir
tout à la fois visible et invisible,
de même qu’au grand jour, dehors,
là où sont restés les yeux.
Le temps — serviette blanche mouillée
que l’on essore pour en extraire la poésie comme de l’eau.
Une serviette qui sèche sur le tuyau chaud du chauffage central
dans la salle de bains obscure.
La nuit descend. Les enfants dorment.
Le silence revient, je ne sais d’où,
probablement de très profond et de très haut.
Il bourdonne dans les oreilles.
Le sourire de Tara Blanche sur la carte postale
est plus clair, et les couleurs autour d’elle
plus vives. Dans la clarté
de ce sourire je m’attarde et j’écris
encore quelques lignes. Ces lignes
en un certain sens me font vivre.
Et ce sourire (dans un autre sens) également.
Le soleil s’est levé. Le vent s’est levé.
Ou plus exactement : a soufflé de l’ouest toute la nuit
par les fenêtres. La rivière
s’est levée elle aussi, les fossés
débordent. Dans la prairie,
de ce côté-ci du buisson d’osiers, brille le ciel de l’aube
aux nuages pressés et criaillent les mouettes.
Le temps se remet à couler. Le rideau devant la fenêtre
remue doucement. J’essaie de compter
mes inspirations : une — deux — trois — quatre —
cinq — six… Mais chaque fois, avant d’arriver à dix,
ma pensée glisse vers autre chose,
comme si elle savait à quel point le printemps
est une bonne excuse. Mais pour quoi ? Et pour qui ?
Savoir a toujours été pour moi
moins important qu’apprendre
et comprendre. C’est comme un feu,
comme le front d’un incendie progressant sur la terre ;
derrière lui : des cendres ; devant : de l’herbe sèche, de vieilles tiges
d’ortie et d’armoise. Un feu qui sans cesse
se dresse vers le ciel et avance.
Par exemple le fait que le ciel
est à la fois en haut, en bas et ici-même (nous aussi,
nous vivons dans le ciel). Ou que la terre est ronde.
Ou que l’espace est aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de nous.
À tout cela, on peut s’habituer : le savoir est alors
pareil à la cendre. Mais il y a sans doute
de meilleures comparaisons : une tourbière
ou une mine, où pendant des années le feu brûle sous terre…
Ce que j’explique aux autres se ranime, se rallume.
Apprendre est presque transmettre, comprendre
est presque rendre compte, toute question est presque une réponse.
Et j’ai aussi compris ceci :
celui qui a appris ne peut pas ne pas enseigner.
Le linge n’est jamais lavé.
Le poêle n’est jamais chauffé.
Les livres ne sont jamais lus.
La vie n’est jamais achevée.
Elle est comme un ballon qu’il faut sans cesse
attraper et frapper pour qu’il ne tombe pas.
Quand la clôture est finie à un bout,
elle se défait déjà de l’autre. Le toit prend l’eau,
la porte de la cuisine ne ferme pas, les fondations sont fissurées,
les pantalons des enfants troués aux genoux…
On ne peut pas se souvenir de tout. Et c’est presque miracle,
avec tout cela, que l’on parvienne à remarquer le printemps
qui remplit tout,
qui s’introduit partout : dans les nuages du soir,
dans le chant de la grive et
dans chaque goutte de rosée sur chaque brin d’herbe de la prairie,
aussi loin que le regard porte dans la pénombre du soir.
Je rentrais chez moi avec mon fils.
Il faisait déjà sombre. Dans le ciel de l’Ouest
brillait un croissant de lune, et à côté
une étoile isolée. Je les ai montrés à mon fils,
lui ai expliqué comment il fallait saluer la lune,
et que cette étoile était la servante de la lune.
En arrivant près de la maison, il m’a dit
que la lune était loin, aussi loin
que l’endroit d’où nous revenions.
Je lui ai répondu qu’elle était plus loin encore
et j’ai commencé à calculer : en marchant
dix kilomètres par jour, il faudrait
pour arriver jusqu’à elle près de cent ans.
Mais il ne m’écoutait plus.
Le chemin était déjà presque sec.
La rivière s’étalait dans le pré ; les canards et les poules d’eau
caquetaient dans la nuit naissante. La croûte de neige
crissait sous nos pas, car
il gelait à nouveau. Toutes les fenêtres de la maison
étaient sombres. Dans la cuisine seulement
brillait une lampe. Près de la cheminée on voyait la lune
et à côté d’elle une étoile isolée.
Le printemps est là, les gencives saignent,
les yeux sont douloureux à cause de la lumière
réfléchie par les dernières plaques de neige
et le plastique des serres. Au-delà du jardin
l’œil distingue les bourgeons des peupliers, et au loin,
sur la noue, des canards qui barbotent dans l’eau miroitante.
Les enfants font déjà du vélo,
ils reviennent couverts de boue, les genoux écorchés,
eux aussi se fatiguent vite, et dorment longtemps,
quelques heures de silence, que mesurent
le réveil qui tique-taque sur l’étagère, devant l’Anthologie romaine,
et l’eau de fonte qui goutte à travers les sarments de vigne.
Le soleil brille sur le mur rouge et le réchauffe.
Je le touche de la main, j’y colle ma joue,
mais je sens qu’il y a quelque chose entre nous
qui me tient à l’écart du mur véritable,
loin de la couleur rouge et du soleil. Il y a quelque chose
qui me retient dans le monde des idées de Platon,
jusqu’à ce que mon sang batte quelques instants, que le soleil se couche,
que le mur rouge devienne noir dans la pénombre et refroidisse,
que les crocus se fanent sous la fenêtre.
L’évanescence grave sur moi de nouvelles marques comme sur une cloche,
la voix est de plus en plus pure et résonne de plus en plus loin,
au-delà des murs, des battements du sang et du monde des idées,
d’où souffle le vent qui apporte à mes narines
l’odeur de safran des crocus noirs.
Le vent fait osciller les branches des lilas et leurs ombres
entrent par la porte ouverte du balcon, se posent sur le plancher
et oscillent aussi. Aujourd’hui j’ai lavé les vitres
et j’ai été triste longtemps : tout était soudain
si proche, si visible, si présent
que ma propre distance se remarquait davantage,
de façon plus désespérée. N’est-ce vraiment
que dans la forêt automnale, en compagnie des mésanges et des sapins,
que je suis avec les miens ? Avec moi-même ? Pourquoi cette tristesse ?
Le soleil poursuit sa course. Le vent se calme.
Les ombres des lilas oscillent sur la bibliothèque,
puis s’effacent.
J’ai reçu un jour une carte postale des îles Fidji
représentant la récolte de la canne à sucre. J’ai compris alors
que l’exotisme n’existe pas.
Il n’y a pas de différence entre l’arrachage des pommes de terre
dans le jardin de Mutiku
et la coupe de la canne à sucre à Viti Levu.
Toute chose est comme elle est, tout est banal,
ou plutôt ni banal ni étonnant.
Pays lointains et peuples étrangers ne sont qu’un rêve
que l’on fait les yeux ouverts
et dont certains ne s’éveillent jamais.
Il en est de même de la poésie : vue de loin
elle est quelque chose de particulier, de mystérieux, de solennel.
Mais non, la poésie et le poète sont aussi peu
particuliers qu’un champ de canne ou un carré de pommes de terre.
La poésie est comme la sciure qui jaillit sous la scie,
comme de tendres copeaux de bois jaunes.
C’est comme de se laver les mains le soir
ou comme le mouchoir propre que ma défunte tante
n’oubliait jamais de glisser dans ma poche.
Quatre tonnes et demie de charbon de Silésie :
une journée pour l’entasser dans la cave,
tout un hiver pour le brûler. Je suis content de l’avoir
et comme toujours je regrette un peu
de brûler quelque chose d’aussi étrange
sans avoir le temps de l’étudier, de le décortiquer couche après couche,
comme un livre longtemps dissimulé sous la terre.
Je ne comprends presque rien
à ces morceaux isolés qui portent des traces nettes
de feuilles ou d’écorce d’arbres de jadis.
Oui, comme un livre, un livre noir dans une langue étrangère
dont je ne connais que quelques mots :
Cordaites, Bennettites, Sigillaria…
Je pourrais dire : je suis descendu de l’autocar
sur le bord poussiéreux de la route, où pousse
un jeune érable et un buisson d’églantier.
Mais en réalité j’ai sauté dans le silence
et il n’y avait là ni sol ni surface où marcher.
Le silence s’est refermé au-dessus de ma tête :
j’ai à peine remarqué que le car repartait.
Et m’enfonçant de plus en plus profond,
je n’entendais que les battements de mon cœur,
au rythme desquels défilait devant moi
le chemin de ma maison avec ses repères familiers :
les muguets et les prêles sortant de terre,
les fleurs presque écloses des oxalis,
la fourmilière qui semblait couverte d’un frémissement roux :
les fourmis elles-mêmes. Le Grand Pin. Le Grand Épicéa.
Le support à foin. La sablière. Le rond de pierres pour le feu.
Les troncs blancs des bouleaux. Le Gros Rocher.
Et tant de souvenirs. Silence, mer des régions intérieures,
quel autre nom pourrais-je te donner.
Lumière du couchant —
si claire et douce qu’en faisant descendre
le seau dans le puits j’y aperçois soudain
distinctement mon visage.
Mais l’eau que je remonte
est toujours la même, toujours semblable :
froide, incolore, inodore et sans goût.
Il existe autant de mondes que de grains de sable au bord de la mer,
des grands et des petits, des ronds et des carrés,
des clairs et des sombres, éternels ou éphémères ;
certains tournent, d’autres restent sur place ;
certains sont tout seuls, d’autres en grappes ;
et dans chacun d’eux, les grands et les petits,
les ronds et les carrés, les clairs
et les sombres, éternels ou éphémères,
il y a des mers et des plages
et sur ces plages des grains de sable, et dans chaque grain de sable
autant de mondes que de grains de sable au bord de la mer,
des grands et des petits, des ronds et des carrés ;
dans certains de ces mondes le Bouddha est déjà né,
dans d’autres il reste à naître, dans d’autres encore il vit et il enseigne en ce moment même ;
dans l’un de ces mondes je suis assis à une table, dans une mansarde
et un pouillot siffleur — Phylloscopus sibilatrix —
se pose devant la fenêtre, de sorte que je peux voir de près
la raie jaune de ses sourcils, son œil brun,
et comment il frappe du bec contre le carreau,
puis s’envole.
Il n’y a pas de Dieu,
pas de chef d’orchestre,
pas de metteur en scène,
Le monde tourne tout seul,
l’orchestre joue tout seul,
la pièce se joue toute seule,
et si quelqu’un
laisse tomber son violon
et que son cœur s’arrête,
jamais l’homme et la mort
ne se rencontreront — derrière la vitre
il n’y a rien, l’au-delà est un miroir
dans lequel ma peur me regarde en face
avec ses grands yeux,
et derrière cette peur,
si l’on regarde mieux,
il y a l’herbe et les pommiers, et le tournesol,
qui peu à peu se tourne vers le soleil
sans Dieu, sans chef d’orchestre, sans metteur en scène.
Je vois parfois si clairement l’ouverture des choses.
Point de couvercle sur la théière, point de selle sur le poulain.
Des chevaux noirs surgissent de la mémoire,
de jeunes garçons sur le dos, ils galopent
sur la steppe nue et dans l’air
flotte une brume de chaleur derrière laquelle se dessine
un sommet isolé… C’est de là que je viens, moi aussi ;
je porte en moi quelque chose de vous, mes ancêtres,
Amurat, Ahmed, Tohtash, quelque chose de vous,
chevaux noirs des Tatars sur les plaines sans fin.
Moi non plus, je n’aime pas revenir
à la vie vécue, au feu éteint,
à l’idée pensée, au poème écrit.
En moi brûle le même désir d’aller vers l’Atlantique,
vers les frontières, qui sans cesse disparaissent et se brisent,
comme les fils des araignées à l’automne
sur le chemin des chevaux noirs qui encore et toujours
sortent le soir au grand galop des souvenirs et des steppes,
en flairant le vent d’ouest qui apporte de loin
l’odeur de la mer et des pluies.
Tant de femmes : dans la rue, à la gare, au café, dans le sommeil et dans les rêves :
tant de possibles non réalisés, de vies non vécues,
tant d’occasions manquées. Je comprends
Don Juan aussi bien que Leibniz : moi non plus,
je n’aime pas écouter toujours les mêmes concerts,
apassionatas, sonates au clair de lune, symphonies inachevées,
alors que le monde est plein de musiques jamais jouées,
de pensées inabouties, d’îles et de corps non découverts.
Et pourtant je sais que l’infiniment petit
est encore plus petit à côté de l’infiniment grand,
les possibles réalisés à côté des non réalisés.
On peut mesurer ce qui est ou ce qui n’a pas été,
mais on ne peut les comparer l’un à l’autre. Et même plus :
seul existe ce qui est, ce qui n’est pas n’existe pas.
Il n’y a ni Bien ni Mal, ni péché ni vertu,
ni fidélité ni infidélité, ni mariage ni adultère.
Il n’y a pas non plus d’amour, même si parfois
nous prononçons ces mots et quelques autres, nous les écrivons
sur le papier, sur le sable, sur la pierre ou dans le vent.
Il n’y a que l’âme, qui n’a
ni grandeur ni petitesse, quelque chose entre
la pensée et les viscères, et qui parfois tressaille
en te voyant ramasser des pommes sous l’arbre,
couper les cheveux du petit ou enlever
ta chemise de nuit, et je ne sais pas
si l’écho de ce tressaillement finira un jour ou non.
Les pommes de terre sont récoltées, les frênes jaunissent.
Les graines de tournesol sont mûres, sous le pommier
flotte une odeur de pommes pourries — comme toujours
il y a plus de travaux que de jours et l’on ne peut
tout récolter, tout cueillir, tout finir.
Il faut bêcher la terre du potager, réparer la clôture —
ensuite on peut partir, le ciel est chargé de nuages ;
bientôt les feuilles seront tombées, bientôt
l’essence des choses se verra plus distinctement :
les branches nues d’un bouleau se balancent
sur le ciel gris qui s’obscurcit.
Encore écrire. Encore parler. À qui ?
Comment ? Pourquoi ? Pour dire quoi ? Bientôt
Il faudra peut-être se taire. Bientôt
Il faudra peut-être parler davantage
et plus fort. Qui sait. Mais ce qui
demeure inexprimé est toujours le plus important :
ce petit bonhomme, cet enfant au fond de nous
cette parole, cette pensée, ce regard d’enfant,
que nous devons garder, couvrir et protéger.
Avec lui, tard dans la nuit, on peut parfois
parler, et l’on peut toujours se taire
si besoin est.
La frontière entre l’Est et l’Ouest se déplace sans cesse,
tantôt vers l’est, tantôt vers l’ouest,
et l’on ne sait jamais vraiment où elle passe,
sur l’Elbe ou dans l’Oural, ou bien à l’intérieur de nous :
une oreille, un œil, une narine, une main, un pied,
un poumon, un testicule ou un ovaire
de ce côté-ci de la frontière, et l’autre de ce côté-là. Il n’y a que le cœur,
que le cœur qui soit toujours d’un seul côté :
à l’ouest quand nous regardons vers le nord,
à l’est quand nous regardons vers le sud,
et notre bouche ne sait pas au nom de quel côté
elle doit parler.