Un ami norvégien m’a raconté l’anecdote suivante. Son frère avait étudié quelque temps aux États-Unis. Les Américains lui demandaient tous les jours : How are you ?, et lui répondait : I’m fine. Un jour cependant, comme il ne se sentait pas très bien, il voulut en faire part à son interlocuteur. Je ne sais pas précisément en quels termes, mettons : I’m not fine today. Mais l’autre répondit joyeusement : O it’s great, ou quelque chose dans ce genre-là, exactement comme d’habitude. Il n’avait tout simplement pas entendu ce que le Norvégien lui avait dit. Des Estoniens vivant aux États-Unis m’ont raconté des histoires comparables, en m’expliquant que, dans ce pays, il ne convient pas de se montrer trop critique. Il faut s’accorder avec les autres pour trouver que tout est fondamentalement fine, great, fantastic, marvellous, etc. Et s’il y a malgré tout des choses qui ne sont pas cela, les Américains ont deux possibilités : soit essayer de les oublier, soit se dire qu’il existe des moyens suffisamment simples de les arranger. L’argent, la technique ou le Tout-Puissant remédient à tous les maux.
Ainsi, il y a au moins une chose que l’Américain moyen ne comprendra jamais, c’est le caractère tragique du monde, l’idée, si importante dans le christianisme, de la détresse de l’homme dans ce monde. En Amérique, le christianisme a pris un autre visage. Dieu y apparaît comme un gentil papa, prêt à combler tous les désirs des enfants sages, pourvu qu’ils le lui demandent gentiment. Il leur donne de beaux jouets neufs, le bonheur, la santé… L’idée selon laquelle l’homme a besoin d’être sauvé, d’être libéré de son destin et de sa condition d’homme, est étrangère au christianisme américain. Elle prend sa source dans un autre monde, un monde d’adultes.
L’Amérique n’est pas un monde d’adultes mais un monde d’enfants. Sa quintessence est le grand centre commercial pour enfants, le shopping hall, un immense bâtiment clos avec des centaines de petites boutiques, où l’on peut se promener, boire, manger, faire des achats, jouer, écouter de la musique et tout simplement passer le temps. Mais l’essentiel, dans cet endroit, ce sont les jouets, des quantités phénoménales de jouets, offrant des possibilités de choix illimitées. Naturellement, la laideur n’a pas sa place dans ce paradis des enfants. Les arêtes un peu trop aiguisées de la vie et de la mort sont reléguées derrière de moelleux capitonnages roses, et il est facile de les oublier.
Les malheurs et les crimes ne sont certes pas inconnus aux États-Unis, on en parle abondamment, le cinéma et la télévision sont pleins de guerre et de violence. Mais pour peu que l’on examine les choses en profondeur, on se rend compte que les malheurs, les crimes et la violence sont présentés sous une forme mythologisée. Les hommes ont besoin d’émotions fortes, les enfants aiment les films de guerre et les séries noires, les combats, les bagarres, les actions héroïques, les morts héroïques. La souffrance et les mauvais garçons doivent exister dans le paradis des enfants, sans quoi il ne serait pas possible de vaincre les méchants et de surmonter la douleur. La perfection du Paradis exige une certaine incomplétude, afin qu’il soit possible de progresser, d’aller de l’avant, de se battre. Pour se battre, il faut un ennemi. Jusqu’à présent, ce rôle était rempli de manière très satisfaisante par le spectre du communisme, mais celui-ci est en train de s’évaporer telle une fumée bleue. Le rôle d’ennemi public numéro un devra donc être attribué à quelqu’un d’autre, vraisemblablement aux narcotrafiquants, ces gens qui vous proposent l’oubli interdit et à haut risque, capable d’ouvrir d’un coup, devant les habitants du Paradis, les portes de l’Enfer. Ces guerres que l’on mène, que ce soit contre le communisme ou contre les narcotrafiquants, présentent toutes les caractéristiques des guerres mythologiques, pleines d’héroïsme et de sensations.
La société enfantine de l’Amérique n’est pas aussi idyllique que ses membres le croient, ni aussi parfaite que nous nous le figurons ici. Comme dans toutes les communautés d’enfants, il y a, là-bas aussi, des bons à rien, des bagarreurs et des mauvais garçons. Comme les enfants, les Américains sont bienveillants, comme eux aussi, ils sont parfaitement insensibles au malheur d’autrui. Les grandes villes américaines regorgent de sans-abri, des quartiers entiers — et même des villes entières — sont peuplés de vilains garçons : chômeurs, drogués, clochards et voleurs, en majorité des gens de couleur évidemment. Les tentatives faites pour améliorer de manière significative la situation de ces exclus, pour favoriser leur intégration dans la société, se heurtent à l’égocentrisme enfantin des membres de cette société et à leur propension à oublier tout ce qui est tragique ou importun. Pour les enfants, tout doit être fine, et les histoires doivent se terminer par un happy end, une règle que l’Amérique a rendue presque obligatoire chez nous aussi.
Celui qui veut arriver à quelque chose en Amérique, parmi les Américains, doit apprendre à traduire ses pensées dans la langue des enfants. Les intellectuels et les artistes américains possèdent au plus haut degré cette faculté qui fait souvent défaut à leurs homologues européens. Les manuels scolaires américains sont remarquables, les magazines américains sont illustrés de photos magnifiques, l’Amérique a donné au monde le cinéma moderne, la télévision et la vidéo. Et les deux plus grands artistes américains sont probablement Charlie Chaplin et Walt Disney : deux âmes d’enfant.
Les hommes politiques américains doivent aussi se comporter comme des enfants. Il leur faut agir de manière plus théâtrale que les hommes politiques européens, et ils doivent bien sûr posséder le don d’énoncer leurs principes dans la langue des enfants. Ainsi s’explique le parcours fulgurant d’un Ronald Reagan, de même que l’échec de ces deux politiciens intellectuels qu’étaient John Kennedy et Jimmy Carter. La société d’enfants de l’Amérique ne supporte pas que des adultes cherchent à la gouverner.
Enfantins aussi, tous ces mouvements qui ont pris naissance aux États-Unis et s’y sont développés : la nouvelle gauche, le féminisme, le mouvement hippie et les différents courants écologistes. Sans oublier évidemment le christianisme, dont les échos affaiblis nous sont revenus d’outre-Atlantique par l’intermédiaire de Billy Graham et de divers autres prédicateurs fondamentalistes. Aucun de ces mouvements n’est rationnel ni réaliste ; tous cherchent, dans une certaine mesure, à faire passer les mythes et les contes de fées dans la réalité ; aucun d’eux ne se montre particulièrement disposé à écouter les critiques, et encore moins à envisager ses propres convictions avec humour et ironie. Les Américains vivent leurs idéologies avec passion, voire avec fanatisme (ce sont eux qui nous ont donné le mot fan), puis ils finissent par s’en désintéresser.
Le radicalisme de gauche américain se comprend sans doute bien mieux si l’on considère qu’il s’agit d’une révolte d’enfants, la révolte des fils contre leur père. — Et je ne veux pas dire par là, évidemment, que les fils n’auraient pas de raisons de se révolter contre leur père. — De même, le féminisme n’est pas autre chose qu’une révolte des filles contre les garçons : elles aussi veulent pouvoir jouer à la guerre, monter en haut des arbres et devenir le chef de la bande. Les mouvements écologistes et religieux, quant à eux, sont des tentatives des enfants pour entrer dans le monde des contes de fées où les animaux parlent la langue des hommes, où les méchants reçoivent le châtiment qu’ils méritent et où chaque enfant sage possède son ange gardien. (…)
Loin de moi l’idée, en écrivant tout cela, de soutenir la contre-mythologie de l’anti-américanisme, largement répandue à l’Ouest, y compris en Amérique même, et dont les communistes et les fascistes se sont faits les propagandistes les plus acharnés. Mon propos était simplement de donner ma vision personnelle de l’Amérique, une vision qui s’applique évidemment de la manière la plus parfaite aux États-Unis, dans une moindre mesure au Canada, et dans une mesure encore moindre à l’Europe occidentale. Le mode de vie américain n’est que l’expression la plus développée d’un mode de vie et d’une aspiration humaine que l’on rencontre partout dans le monde (…).
Si nous voulons être réalistes, nous devons voir aussi bien les bons que les mauvais côtés de cette société enfantine fondée sur l’oubli et du mode de vie qui la caractérise. Des mauvais côtés, il a déjà été question. Au nombre des bons, on peut certainement compter la liberté : dans la société américaine, ce sont des enfants qui gouvernent d’autres enfants, et chacun d’eux a la possibilité, garantie par la constitution, de rechercher le bonheur pour son propre compte. À condition évidemment qu’il en ait la force et la volonté.
Dans la société riche et libre de l’Amérique, il y a évidemment de la place pour d’autres que les enfants. La faune humaine marginale y est très abondante et a beaucoup apporté à la culture mondiale. Il ne faut pas oublier non plus que tous les grands intellectuels américains, les professeurs de Berkeley ou de Harvard, les écrivains, les philosophes, les artistes, sont des marginaux, des immigrés de la première ou de la seconde génération, qui ne font pas partie de la majorité silencieuse des enfants. Je pense qu’un bon critère pourrait être l’usage des expressions telles que O it’s fine ou It’s fantastic. Si vous rencontrez dans un train quelqu’un qui n’utilise pas ces expressions, qui sait où se trouve l’Estonie et connaît même Charles XII et la Guerre Nordique, alors vous pouvez être sûr que vous n’êtes pas en présence d’un Américain typique. J’ai rencontré une fois un tel individu, et j’ai pu aussi l’entendre avouer, à la suite d’un incident dans le même train, qu’il se sentait parfois un peu gêné par sa nationalité.
Dans une certaine mesure, pourtant, cette Amérique enfantine donne foi en l’humanité. Si des enfants réussissent à créer une société telle que celle des États-Unis, on peut penser que des adultes seraient capables d’en créer une encore meilleure. Car les États-Unis ont beau être ce qu’ils sont, on ne peut pas nier que c’est un pays où il fait bon vivre. La violence, dont on parle tant chez nous, y est en réalité beaucoup moins répandue qu’on ne pourrait le croire, et elle est surtout concentrée dans les lieux où habitent les vilains garçons. Les quartiers et les villes peuplés d’enfants sages sont des endroits fort agréables où l’on est parfaitement en sécurité. Et même si certains vous disent qu’il y a eu là aussi des vols, ces derniers temps, et qu’on ne peut plus laisser les portes ouvertes, il ne faut pas prendre leurs plaintes trop au sérieux. À Berkeley, si l’on ferme en effet soigneusement les portes principales des maisons, les portes de derrière en revanche restent toujours ouvertes. (…)
On a beaucoup comparé, sous tous les rapports, les États-Unis et l’URSS. Je voudrais évoquer brièvement quelques points qui n’ont pas, semble-t-il, reçu toute l’attention qu’ils méritent.
Les États-Unis et l’URSS sont nés comme des utopies. Ils ont été fondés par des fugitifs, désireux d’échapper à une réalité devenue insupportable. Dans un cas, les fuyards ont traversé la mer, symbole de la mort et de l’oubli ; dans l’autre, ils ont cherché à fuir dans l’avenir, en traçant entre le passé et eux de longs traits de feu et de sang. Ces deux fuites étaient pathétiques, et le pathos habituel de la fuite et de la révolution leur est consubstantiel. Les Américains, tout comme les Russes rouges, entretiennent avec leur État des relations nettement plus romantiques que les Anglais ou les Suédois par exemple. Les slogans communistes qui, il n’y a pas si longtemps, étaient chez nous si caractéristiques ont leur équivalent aux États-Unis : là-bas aussi, dans les lieux importants, comme à la frontière canadienne, sont affichées, entre autres pensées profondes, des citations tirées des classiques (la Bible, Washington, Jefferson, Lincoln).
Les fondateurs des deux sociétés avaient pour caractéristique commune d’appartenir à une secte en désaccord avec la religion officielle : aux États-Unis, principalement les puritains, en URSS les bolcheviks. À mon sens, le bolchevisme aussi est une secte chrétienne, et Lénine m’apparaît à sa manière comme un messie charismatique, n’admettant aucun compromis avec la vie et désireux de refaire le monde sur le champ, ici et maintenant, comme peut-être les premiers Chrétiens et ceux qui, plus tard, attendront la seconde venue du Messie. Dans les deux pays, ces sectes ont été relativement intolérantes envers les autres religions. En Amérique, heureusement, les puritains n’ont pas fondé de toutes pièces une nouvelle société. Celle-ci existait déjà depuis un certain temps sous le pouvoir anglais et a hérité de l’Europe, outre le sectarisme chrétien, la conception, issue de la tradition agnostique, selon laquelle chacun est libre de posséder sa propre vérité. Ce fait, associé à l’individualisme des colons, a favorisé le maintien et l’élargissement du pluralisme. Les enfants de l’Amérique considèrent avec bienveillance les croyances, les occupations et les passe-temps de leurs semblables.
Chez nous, les choses se sont malheureusement passées autrement. La secte qui est arrivée au pouvoir en Russie, estimant être la seule dans le droit chemin, a commencé à faire place nette de tous ceux qui ne partageaient pas sa doctrine. De l’ancienne société, on a conservé le nationalisme grand-russe, dont la fusion avec le sectarisme post-chrétien a eu des conséquences dramatiques. Ce que les Américains avaient laissé derrière l’océan, s’efforçant avec succès de l’oublier, on a cherché en Russie à le faire disparaître. Mais pour cela, il fallait avoir la foi. On a donc essayé de construire la société soviétique sur la foi. L’Amérique, quant à elle, est fondée avant tout sur l’oubli.
À vrai dire, aucun de ces chemins vers le Nouveau Monde n’a jamais conduit qui que ce soit jusqu’à la destination promise. Les États-Unis, issus de la guerre d’indépendance, et le Canada, resté sous l’égide de la Couronne britannique, ne présentent pas entre eux de bien grandes différences. Et la Russie rouge, malgré des efforts démesurés, n’a pas été capable non plus de rompre avec l’ancien monde. Les tentatives de l’homme pour échapper à lui-même sont rarement couronnées de succès, à plus forte raison lorsqu’il a peur de lui-même et de la vie et qu’il n’ose pas regarder celle-ci en face.
Cette peur, la peur que l’homme a de lui-même, de sa nature et de son destin, est à mon sens caractéristique aussi bien des États-Unis que de l’URSS. Entre les deux voies possibles pour la surmonter, les États-Unis ont choisi l’oubli, l’URSS la foi — et la guerre sainte contre les incroyants. Mais la peur est toujours là. Aux États-Unis, le signe le plus évident en est cet optimisme maladif : tout doit être fine, marvellous, fantastic, great, et si quelqu’un essaie de dire autre chose, il en résulte invariablement un sentiment de gêne. En URSS, la peur est plus grande et plus terrible. On craint et on pourchasse tout ce qui est libre, naturel, indépendant et original, tout ce qui échappe au contrôle. Ce que l’on redoute sans doute le plus en URSS, c’est la stikhija, le cours naturel des choses. L’idée qu’une chose puisse vivre et se développer toute seule, selon ses lois et ses idées propres, est tout simplement inacceptable. L’idéal est le contrôle absolu sur tout, le pouvoir divin auquel rien n’échappe, ni en l’homme ni dans la nature. (…)
En réalité, les États-Unis et l’URSS sont bien davantage que de simples pays. Ce sont les deux pôles de notre esprit, ils existent en chacun de nous, comme la peur, la foi et l’oubli. Les États-Unis et l’URSS sont éparpillés à travers le monde, comme le royaume de Dieu d’après l’Évangile de Thomas. Chaque homme, chaque pays, possède en lui une part d’Amérique et d’Empire soviétique.
1990
Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin