Un paysan avare avait toujours des ennuis et des chagrins parce que les ouvriers et les servantes ne restaient pas longtemps chez lui et le quittaient à chaque instant. Il ne leur demandait pas plus de travail que les autres, mais il ne leur donnait pas à manger autant qu’ils en avaient besoin. Ceux qui avaient supporté trois ou six mois cette vie de chien étaient forcés d’aller chercher fortune ailleurs. Quand on sut dans le pays pourquoi les domestiques le quittaient toujours, le paysan avare ne trouva plus d’ouvriers.
Loin de là, à Aloutaga, vivait un célèbre sorcier, c’est lui que le paysan alla consulter. Il lui apporta une bourse pleine et d’autres présents et lui demanda conseil : n’était-il pas possible de trouver un ouvrier et une servante qui mangeraient moins et ne ruineraient pas leur maître.
Le sorcier répondit : « La chose est bien possible, mais elle dépasse mes forces ; pour cela il faut aller chez le vieux (diable) qui seul peut t’aider. » Puis il lui expliqua plus longuement ce qu’il y avait à faire. Il devait aller trois jeudis soirs de suite un peu avant minuit à un carrefour avec un lièvre noir dans un sac, et là siffler jusqu’à ce que le « vieux maître » arrivât. « C’est à toi à conclure le marché, dit le sorcier, je n’y puis plus rien. Mais ne te laisse pas tromper. »
Le paysan demanda où il pouvait trouver un lièvre noir, et le sorcier lui dit de prendre un chat noir.
Le premier jeudi soir le paysan mit un chat noir dans un sac et il se rendit au carrefour, malgré la peur qui le faisait tressaillir. Il siffla et attendit, mais personne ne vint. Enfin il siffla encore une fois et pensa : S’il ne vient pas à présent, j’ai fait inutilement le chemin. Un bruit se fit entendre dans l’air comme celui d’un soufflet de forge, puis il vit voler une masse noire dans l’air et une voix demanda : « Que veux-tu, mon frère ? »
« J’ai un lièvre noir à vendre, » répondit le paysan.
« Viens jeudi prochain, je n’ai pas le temps de faire marché aujourd’hui, » dit la voix et au même moment la masse disparut aux yeux du paysan.
Il était bien fâché d’avoir fait inutilement le chemin, mais il n’y avait rien à faire, un inférieur doit être patient avec ses supérieurs.
Le jeudi suivant, l’affaire marcha mieux. À peine avait-il sifflé une fois qu’un petit vieux apparut, une sacoche autour du cou et demanda :
« Que veux-tu, mon frère ? »
Le paysan répondit de nouveau : « J’ai un lièvre noir à vendre. »
« Quel est le prix ? » demanda le vieillard étranger.
« Je ne veux rien autre chose en échange du lièvre noir qu’un ouvrier et une servante qui ne me ruinent pas par leur appétit, » dit l’homme.
« Pour combien de temps veux-tu conclure l’engagement ? » demanda le « vieux maître » ».
« Même pour toute ma vie, » fut la réponse du paysan.
Mais l’étranger remarqua que c’était impossible et qu’ils ne pouvaient traiter que pour sept ans ou deux fois sept ans.
Le paysan y consentit.
« Eh bien, viens jeudi prochain, apporte ton lièvre noir, et je t’amènerai l’ouvrier et la servante qui ne te demanderont ni à manger ni à boire, mais pendant la sécheresse tu dois les mettre pour la nuit à tremper dans l’eau, sans quoi ils sécheront et ne pourront plus travailler. »
Le paysan se trouva exactement le troisième jeudi au carrefour ; il siffla et le « vieux maître » apparut tout de suite, mais seul, il n’y avait ni l’ouvrier ni la servante avec lui.
« Tu dois me donner trois gouttes de sang de ton annulaire (doigt sans nom) pour la confirmation du traité et pour que tu ne puisses reculer après, » dit l’étranger.
Le paysan demanda où [étaient] l’ouvrier et la servante.
« Dans le sac, » dit le vieux maître.
La sacoche n’était pas assez grande, et le paysan crut à une fourberie. L’étranger qui semblait deviner ses pensées lui dit : « Je ne te trompe pas. » Il plongea la main dans la sacoche et jeta un étui de la grandeur d’une quenouille par terre en disant : « Voilà ton ouvrier ! » Un homme de grande taille et aux larges épaules se tint tout de suite à côté du vieux maître. De l’autre étui qu’il jeta de la sacoche sortit la servante.
« Voilà tes domestiques qui ne veulent pas manger, » dit l’étranger. « Maintenant donne-moi les gouttes de sang et le lièvre noir ; puis tu pourras rentrer chez toi. » Le paysan fit ce qu’on lui ordonnait et demanda enfin les noms de ses nouveaux domestiques. « Le nom de l’ouvrier est Puulane (de bois) et le nom de la servante Tohtlane (d’écorce) » dit le vieux maître, puis il mit le prétendu lièvre dans son sac et disparut. Le paysan rentra avec ses domestiques chez lui.
L’ouvrier et la servante travaillaient tous les jours, du matin au soir, sans demander à manger, ce qui plaisait beaucoup au paysan. Quand parfois pendant les chaleurs d’été ils paraissaient sécher, on les mettait pour la nuit à tremper et le lendemain matin ils étaient frais et forts comme auparavant. Le paysan avare accrut dès lors ses trésors chaque année, n’ayant ni à nourrir ses domestiques ni à leur payer un salaire. Ainsi s’étaient passées deux fois sept années et il ne s’en fallait que de quelques semaines. Il était accablé de chagrin en songeant qu’il allait perdre les domestiques et il réfléchit aux moyens de prolonger le délai stipulé.
Un matin, s’étant levé, il vit que l’ouvrier et la servante n’étaient pas au travail. Il crut qu’ils dormaient encore au grenier et il y grimpa par l’échelle, mais il n’y trouva pas un être vivant. Sur la couche où ils avaient dormi il ne vit qu’un morceau de bois pourri et une petite masse d’écorce de bouleau. Soudain il comprit ce que signifiaient les noms de la servante et de l’ouvrier, qui avaient été créés de bois et d’écorce par une force magique. Il voulut redescendre par l’échelle, mais une main le saisit par la gorge et l’étrangla.
La femme ne trouva plus tard au grenier que trois gouttes de sang. En entrant au magasin des provisions elle remarqua que le blé avait disparu et que la caisse d’argent était remplie de feuilles sèches de bouleau. Toute la fortune avait disparu et la femme en mourut de chagrin, sans même savoir que le « vieux garçon » avait étranglé son mari qui par avarice lui avait vendu son âme.
Traduit de l’estonien par A. Dido