FRIEDRICH REINHOLD KREUTZWALD (1803-1882), surnommé «le père du chant» par ses compatriotes, est le premier grand écrivain de la littérature estonienne. Sa vie, qui s’étend sur près de quatre-vingts ans, coïncide avec la libération et l'éveil national de son peuple. Né d’un père savetier, il est d’abord, comme tous les serfs estoniens, dépourvu de nom de famille. Son patronyme allemand, traduction du nom de son lieu de naissance, Ristmets, lui sera attribué à l’école, qu’il commence à fréquenter en 1815, année où son père est affranchi. Après ses études secondaires, il travaille quelque temps comme instituteur à Tallinn, puis comme professeur particulier à Saint-Pétersbourg. En 1826, il est admis à la faculté de médecine de l’université de Tartu, où il forme, avec les rares étudiants estoniens, un cercle d’amitié désireux d’œuvrer au développement de la culture nationale. Le chef de file du groupe est Friedrich Robert Faehlmann, qui sera à l’origine de la fondation, en 1838, de la Société savante estonienne. Ses études achevées, Keutzwald s’installe comme médecin dans une petite ville du sud de l’Estonie, Võru, où il restera 44 ans. Tout au long de ces années, il trouve le temps de se consacrer à une activité littéraire et culturelle d’une ampleur et d’une diversité impressionnantes. Un peu éloigné des principaux foyers du réveil culturel estonien (Tartu et Viljandi), il compense cet isolement en entretenant une abondante correspondance avec les autres acteurs de ce mouvement, auquel il apporte par ses œuvres une contribution décisive.
Soucieux d’élever le niveau culturel et d’améliorer les conditions de vie des paysans, qui formaient alors l’essentiel du peuple estonien, Kreutzwald écrivit et publia à leur intention des textes de vulgarisation sur les sujets les plus divers. On lui doit notamment, outre une longue série d’almanachs, un important manuel de médecine et d’hygiène publié en 1879. Ces écrits didactiques, dans lesquels apparaissent de nombreux mots nouveaux, ont contribué de façon significative à l’enrichissement de la langue estonienne et à son élévation au rang de langue de culture.
Dans la partie proprement littéraire de son œuvre, Kreutzwald puisa son inspiration à deux sources principales.
Comme plusieurs de ses contemporains, il chercha d’abord à transposer dans sa langue des formes et des thèmes empruntés à la littérature allemande. À partir d’œuvres en prose ou en vers de grands auteurs (Goethe, Schiller, Jean-Paul), il rédigea des adaptations très libres, souvent enrichies de motifs autochtones destinés à faciliter leur réception par le public estonien. En poésie, il parvint même à s’émanciper de ses modèles et à composer des œuvres plus personnelles : son second recueil, Les chants du barde de Viru (1865), comprend de nombreux poèmes que l’on ne peut rattacher à aucun texte source. Ils n’en demeurent pas moins conformes aux modèles formels et à la thématique de la poésie romantique allemande.
Les deux œuvres majeures de Kreutzwald se rattachent à une autre tradition : celle de l’abondante littérature orale estonienne, que les lettrés commençaient alors à découvrir et à collecter. Tout en veillant à ne pas en trahir l’esprit, Kreutzwald s’attacha à cristalliser et à réinterpréter cette tradition dans des formes plus savantes et élaborées. Ainsi, il ne se contenta pas de transcrire des contes populaires; il les adapta, les compléta ou les amalgama pour composer des histoires riches et complexes conformes à l’idéal esthétique de son temps. Les « contes de Kreutzwald », qui sont à la littérature estonienne ce que les contes des Grimm sont à la littérature allemande, paraissent en 1866 sous la forme d’un recueil, Les anciens contes du peuple estonien, premier chef d’oeuvre de la prose narrative estonienne.
Sous l’influence des théories romantiques de l’épopée et de la parution, en 1835, du Kalevala finnois, quelques lettrés estoniens, en particulier Friedrich Robert Faehlmann, avaient conçu le projet de reconstituer ce qu’ils croyaient être une épopée nationale oubliée, en recueillant et en ordonnant les récits populaires relatifs au «fils de Kalev» (Kalevipoeg). Après la mort de Faehlmann, en 1850, la tâche fut confiée à Kreutzwald, qui donna une impulsion nouvelle à l’entreprise et acheva, après sept années de travail acharné, la rédaction de l’épopée. Le fils de Kalev y apparaît comme un héros au caractère complexe. Doté d’une force surhumaine, il possède aussi des défauts et des faiblesses : il est impulsif, parfois fatigué, triste ou mélancolique. C’est un héros culturel : il laboure, sème, construit, et sa volonté de savoir le conduit à entreprendre un voyage au bout du monde. C’est aussi et surtout un héros tragique : poursuivi depuis sa jeunesse par la malédiction d’un forgeron finnois dont il a tué le fils, il s’efforce de racheter sa faute par ses actions héroïques, mais en vain : il meurt les jambes coupées par sa propre épée, avant d’être ressuscité par les dieux et enchaîné à un rocher pour garder les portes de l’Enfer.
Création personnelle inspirée librement de récits populaires, Kalevipoeg est considéré aujourd’hui comme l’épopée nationale estonienne, titre justifié par l’importance littéraire et culturelle de l’œuvre. Comme le Kalevala en Finlande, Kalevipoeg est en effet devenu en Estonie une référence et une source d’inspiration pour les créateurs de toutes disciplines : écrivains, peintres, sculpteurs, musiciens, chorégraphes se sont inspirés des personnages, des mythes et des récits repris ou inventés par Kreutzwald. De nombreux éléments qui n’avaient pas originellement de correspondant dans la tradition populaire ont pénétré dans la conscience collective, renforçant en quelque sorte rétroactivement l’authenticité de l’épopée. — AC