Motacilla

    Eh bien, ce tour, je vais cette fois le tenter. Le moment est aussi favorable que possible.
    Un dimanche matin, très tôt, au début de mai. Au-dehors, à une latitude aussi haute, il fait depuis longtemps grand jour. Le silence, dans ce baraquement où la température, bien que déjà fraîche, reste tout de même agréable, est aussi profond qu’il peut l’être, compte tenu de la quarantaine d’hommes qui y dorment. Seuls quelques toussotements, un peu rauques peut-être (mineurs d’hier, mineurs de demain, nous sommes dans un camp, sur une mine de charbon). Quelques soupirs aussi, incontrôlés — et donc, ma foi, de nostalgie peut-être… Comme si le mot nostalgie, les choses étant ce qu’elles sont, n’était pas ici parfaitement ridicule.
    Mais ce tour, auquel je pense depuis longtemps, je vais maintenant le tenter. Je vais voir si ce qui figure par exemple au chapitre XVII de l’évangile de Luc : « Si vous aviez de la foi gros comme un grain de sénevé, vous auriez dit au mûrier que voilà : « Déracine-toi et va te planter dans la mer », et il vous aurait obéi »… oui, je vais voir si c’est vraiment un bobard ou si malgré tout… À une condition : que je puisse assez me concentrer.
    Car tout le problème est là.
    Certes, je manque d’expérience. Presque entièrement. Si ce n’est qu’il y a dix ans (je devais être en seconde), j’ai tenté, à partir de brochures sur le développement de l’énergie mentale, de faire tourner un crayon sur une plaque de verre posée sur une table. Au début, pour soutenir mon effort de concentration, je serrais les dents très fort, mais par la suite je renonçai à solliciter les muscles de mes joues. Sans doute était-il indiqué quelque part dans mon texte que cela ne servait à rien, ou même que cela empêchait de parvenir à un résultat. Je renonçai donc. Mais une certaine tension physique, de même qu’un certain ancrage, me semblaient malgré tout nécessaires à tout effort de concentration. Me concentrer seulement sur un ordre donné à un crayon me paraissait trop incertain, trop inefficace. En fait, je manquais peut-être seulement de pratique. Cette tension qui me semblait indispensable, j’essayai donc de la provoquer dans les orbiculaires de mes yeux. À cela aussi je finis cependant par renoncer peu à peu, et je m’efforçai de me concentrer seulement sur ma concentration. Et sur le crayon, bien entendu. Mais au bout d’un mois ou deux j’abandonnai complètement. Comme j’ai — comme nous avons tous — abandonné des dizaines de choses entreprises avec trop peu de sérieux. Surtout qu’aucun crayon n’avait bougé du moindre millimètre.
    Ainsi, ce dimanche matin-là (ou plutôt cette nuit-là, car s’il faisait grand jour, il n’était que trois heures et demie), à Kniajpogost (le « Cimetière du prince » !), au 13e OLP du Sevjeldorlag, dans le baraquement des « gommeux » (celui des peintres, des artistes, des pompiers, des invalides…), je m’abstenais, pour mieux me concentrer, de solliciter aucun muscle. Au contraire, je tentais plutôt, allongé sur ma couchette, celle du haut, de parvenir à un complet relâchement. Et de me concentrer sur toi. C’est-à-dire ? Sur qui ? sur quoi ? Ha ! ha ! nous y voilà ! Sur mon mûrier, naturellement ! Lequel, par la force de ma foi, ce grain de sénevé, se déracinerait, viendrait se replanter de lui-même, non, certes, dans la mer, mais là, quelque part, dans cette semi-toundra, se poser entre les zones encore enneigées, sur le gris de l’herbe sèche et gelée de l’an passé, s’y poser ne fût-ce qu’un instant…
    Je dirigeais donc vers toi le flux de ma volonté, m’efforçant de saisir en toi le trait qui te contiendrait tout entière, celui sur lequel je pourrais me concentrer exclusivement.
    Mais sur quelle « toi » me concentrer ? Des « toi », en toi, ou du moins en moi, il y en avait des dizaines, des centaines, et même, pour peu que l’on tînt compte de toutes les nuances, des milliers. Serait-ce la lycéenne que j’avais rencontrée autrefois tout à fait par hasard, avec laquelle j’avais fait par la suite plus ample connaissance dans des conditions un tantinet comiques, celle dont le chemin, de manière en apparence anodine, croisait celui du lycéen que j’étais, jusqu’au jour où il apparut que leurs trajectoires s’infléchissaient, déviaient, se rapprochaient, où tout à coup, elles n’en firent plus qu’une ? Une lycéenne parmi quatre ou cinq, qui toutes avaient dix-sept ans, qui toutes étaient pareillement sveltes, sentaient bon Soir de Paris ou quelque autre parfum dont elles avaient chipé une goutte à leur mère, à moins que chacune n’en eût déjà son flacon. Des lycéennes qui buvaient du café en compagnie de lycéens pour le moins aussi gauches qu’elles, au cours d’une certaine après-midi dansante, au club de garçons de l’YMCA, au son des fox-trot endiablés que nous débitait le gramophone. Lesdits garçons, qui pour la plupart avaient déjà dans leur poche un paquet de cigarettes (sans emploi dans les locaux du club), c’étaient moi et mes condisciples. Parmi eux, Kutt, un albinos, le fils d’un directeur de banque, un assez grand gaillard déjà, qui faisait passablement l’important mais tenait parole dur comme fer. Quand nous avions établi la liste des filles à inviter, il avait fait état d’une sienne cousine, élève de première au lycée Bürger… oh, certes, un peu froide, bien sûr, mais de l’avis de beaucoup fort jolie et très spirituelle. Sur quoi j’avais dit : « Eh bien, vas-y, invite-la — elle sera pour moi. »
    Tu étais donc là, dans la maisonnette de bois aux meubles défraîchis, aux murs passés, qui derrière le café Corso abritait notre club. Comment tu étais ? Profil grec, longues jambes, silhouette mince ; des yeux couleur d’ambre à reflets verts. Réservée. Très jeune fille. Tu portais une robe verte dont le petit col blanc soulignait la minceur de ton cou. Et tu avais, je m’en souviens, de jolies dents. Sans doute riais-tu tout de même assez pour que je les remarque. Mais c’est aussi que je me mettais en frais pour te faire rire. L’après-midi s’acheva ; au coin de la rue, la compagnie se dispersa, les garçons raccompagnant les filles, mais Kutt nous convia, toi, moi et deux ou trois autres, à continuer chez lui.
    Il habitait dans un grand immeuble, non loin du Théâtre allemand, au quatrième étage. C’était la première fois, vois-tu, que je montais dans un ascenseur. Je me suis dit que cela devait absolument signifier quelque chose. Kutt avait sa chambre à lui dans l’appartement de ses parents. Sa chambre à lui et ses toilettes à lui. Et en guise de pousse-café, il alla nous chercher dans le buffet de la salle à manger, sinon tout à fait au vu et au su de sa mère, mais du moins en toute souveraineté, rien de moins qu’une bouteille de chartreuse. Tant et si bien que la liqueur et la vérité, la pure et limpide vérité, se mélangeant drôlement sur ma langue, me firent te déclarer :
    « Écoutez-moi… si j’en crois Kutt, vous êtes une noisette difficile à croquer. Si, si, je vous assure… Kutt, n’est-ce pas que tu m’as dit…? »
    « Et alors ? demanda Kutt de sa voix jacassante. C’était un mensonge ?
     — Non, dis-je, c’est parfaitement exact ! » Et me tournant vers toi : « J’ai donc d’emblée opté pour les grands moyens. Il y a une semaine, comprenant qu’avec une dent creuse je n’avais aucune chance, je me suis fait faire un plombage, et ce matin mon dentiste — le docteur Hirschmann, à deux pas d’ici — m’a doté d’une couronne en or. Tenez…! » Retroussant ma lèvre, je toquai de l’ongle ma canine supérieure droite : « Le premier couronnement de ma carrière… avec vous ! »
    Qui peut prévoir, grands dieux, les réactions des filles aux fautes de goût des garçons ! Quoi qu’il en soit, il me sembla peu après que cette histoire de couronne n’avait pas été sans t’impressionner. Ce n’était pas faux. Ce 15 mars 1938. Plus tard, j’eus un peu honte de cette « impression » que j’avais pu faire sur toi. Comme si, sans le vouloir, j’avais profité de ma dent en or pour mieux te croquer. Était-ce sur cette première « toi » que j’aurais dû me concentrer ?
    Ou bien sur celle, tout à fait différente, de l’été suivant ? Chaude de soleil ou sortant de la mer, dans les dunes et les joncs de Laulasmaa ? Ou sur cette autre, de l’automne, la « toi » de Tartu à laquelle arriva cette mésaventure des plus fâcheuses…? Cet incident dont je n’ai pas été le témoin, mais que tu m’as raconté. J’en ai rougi avec toi (tu rougis encore en le mentionnant), mais je n’en éprouvais pas moins un sentiment de secrète jubilation que je retrouve encore aujourd’hui. Et toi aussi peut-être ? Vous étiez à l’Harmoonia, assises dans les fauteuils de cuir, près du poêle en faïence à rayures bleues, toi, Leida, Kati, Linda, Asta et Dieu sait qui encore, et vous bavardiez. Leida dit : « Mon Dieu, ce Nigul, il a de ces yeux… Dès que son regard m’effleure, j’ai les genoux qui tremblent… » Sur quoi Linda s’écria : « Dites donc, les filles, vous n’auriez pas une cibiche ? »
    Vous étiez toutes lancées dans votre conversation, toi comme les autres, avec d’autant plus d’ardeur qu’il t’arrivait rarement de bavarder ainsi. Ton paquet de cigarettes, un paquet doré, des Polo, se trouvait dans ton sac. Il t’arrivait d’en fumer une ou deux, l’après-midi, au fumoir de l’Harmoonia, ou encore de tirer quelques bouffées, entre deux cours, au Werner ou à l’Ateena (une fois émancipée de l’emprise familiale, toutefois, car ton médecin de papa eût été terriblement indigné de déceler une odeur de tabac dans l’haleine de sa fille ; même ta mère, si indépendante fût-elle, ne se permettait pas de fumer en sa présence).
    Joyeusement tu t’écrias : « Si ! Moi j’en ai… » Déjà tu ouvrais le fermoir de cuivre de ton sac à main de cuir vert, et tu poursuivis avec flamme : « Mais non, Leida… tes genoux qui tremblent, moi, je n’y crois pas !
    — Tu crois que j’exagère ?…
    — Ma foi… non, sans doute…. mais enfin… »
    Tout en parlant, tu sortais ton paquet de cigarettes pour l’offrir à Linda, quand tu t’avisas soudain que les autres se taisaient, qu’Asta (qui était votre aînée de vingt ans, qui depuis vingt ans était mariée, qui aurait pu être votre mère à toutes, qui était l’amie de la tienne) avançait la main, repoussait le paquet dans le sac, en tirait celui de Polo, refermait le sac dont le fermoir claqua… Rougissant jusqu’aux oreilles, tu compris alors que par distraction, les yeux ailleurs, tu avais sorti, à la vue de toutes, non pas le bon paquet, mais un autre, rose, un paquet de préservatifs, notre troisième ou quatrième — le premier que tu eusses jamais glissé dans ton sac…
    Asta poursuivait : « Pourquoi pas ? Il suffit d’un coup d’œil — d’un clin d’œil… (elle fit une pause, elle n’était pas pour rien une avocate connue) pour scier les jambes à une fille et… la laisser sans voix… » Elle attendit que Linda eût pris une cigarette, la lui alluma avec son briquet, te rendit le paquet. Et l’incident fut clos. Car tes amies, à l’Harmoonia, savaient quand il le fallait se montrer discrètes.
    Bref, celle sur laquelle j’entrepris de me concentrer, dans mon baraquement, huit ans plus tard, au petit jour, par soixante-quatre degrés de latitude nord, était-ce la même que celle, tout frémissement et pudeur, tout ardeur et jubilation, sur laquelle je me penchai ce soir-là, dans ta chambre d’étudiante…?
    Ou bien aurais-je dû en choisir une autre, très différente, parmi les mille dont je parlais tout à l’heure ? Me concentrer sur une en particulier ? Celle, tout heureuse de faire une surprise, plus silencieuse encore qu’à son habitude, qui en 1939, à la Noël, m’entrouvrit les portes de trois ou quatre ateliers de peinture fameux mais dont je n’avais jusqu’alors que vaguement imaginé l’atmosphère. De trois ou quatre, mais d’un surtout. Un que pouvait éclairer la blancheur de la neige sur le verre dépoli de sa verrière, mais que des lampes de quatre cents bougies pouvaient tout aussi bien illuminer… À la lumière de ces lampes, les Polichinelles, les Colombines, les Arlequins, les actrices, les marchandes de fleurs, tous et toutes étaient d’une lividité mystérieusement mélancolique, mais sur un fond et dans des costumes incroyablement chatoyants et colorés. Oui, un surtout, où tu évoluais comme chez toi, où il en fut bientôt presque de même pour moi. Car ta mère était depuis vingt ans le grand amour du maître, ou le maître, pour mieux dire, celui de ta mère, aussi loin en tout cas que tu puisses remonter dans tes souvenirs ; ce qui me conduisit à te demander un jour si tout compte fait ce n’était pas lui ton vrai père, ce « tonton » aux cheveux de troll, aux gros yeux bleus… Sur quoi tu hochas la tête avec un sourire entendu : « Écoute… dans ce cas, je devrais au moins savoir dessiner ! Or je suis nulle… »
    Est-ce sur celle que tu fus en cet instant d’aveu que j’aurais dû me concentrer ? Cette totale fidélité à la vérité et à ton père, sans l’ombre d’un regret à l’idée qu’il n’était pas un peintre en vue, qu’il n’était qu’un médecin de moyenne envergure (mais lequel, humainement, était le plus grand ? le moins grand ? — le monde « normal » d’alors ne nous avait pas encore permis d’en prendre bien profondément la mesure)… Oui, cette fidélité — cette piété, cette pitié filiales — peut-être aurais-je dû me concentrer sur elle, car elle était toi plus que rien d’autre. Ou aurais-je dû me concentrer sur ton indulgence envers ta mère et son maître du pinceau, cette indulgence dont je me demande encore si elle n’était qu’un brin enfantine ou s’il s’agissait d’un sentiment vraiment profond… « Je ne savais pas la moitié des choses, alors comment donc aurais-je pu… » Et moi donc, là-bas, par soixante-quatre degrés de latitude nord !
    Ou devais-je en premier placer la « toi » que j’avais découverte, en 1940, un matin du début juillet…?
    Cette histoire, laisse-moi te la raconter encore une fois. Mon père, tu le connais. Pas très bien peut-être, mais tout de même. C’est, tu le sais… je veux dire, c’était… pour quatre-vingt pour cent un travailleur, pour dix-huit pour cent un homme d’affaires ; les deux pour cent restants abritaient le philosophe et l’observateur du monde. Or un jour, au début de l’été 1940, après la fin de l’année universitaire, alors que j’étais de retour à Tallinn (j’étais revenu de Tartu pour te suivre, bien sûr, et non pas parce que les examens étaient terminés), il me prit par un bouton de ma veste :
    « Écoute-moi, j’ai l’impression que chez nous, d’ici peu, on ne pourra plus rien acheter qui soit de qualité. Et toi, de temps en temps, il t’arrive bien d’écrire ? Alors tiens (il me tendait cent couronnes), achète-toi un bon stylo, un Parker. Avec une plume en or. Un qui tienne le coup jusqu’au jour où l’on pourra de nouveau en trouver. En clair, jusqu’à la fin de la guerre. Et naturellement n’oublie pas d’acheter l’encre pour le remplir ! »
    J’empochai l’argent, le remerciai, mais plutôt que de faire l’acquisition d’un stylo, je nous louai un petit meublé pour les deux mois d’été. Dans la forêt de Kose. Notre premier vrai logis ! Une pièce et demie, avec coin-cuisine et balcon, au premier étage d’une petite villa construite l’année précédente. Une fenêtre assez grande, donnant sur la rue. Un mobilier limité au strict minimum : une table, des chaises, un lit, à quoi s’ajoutaient diverses choses que nous avions apportées à la force de nos bras. Sur le manteau de la cheminée, une tige de métal, plantée sur un socle de marbre poli, portait un petit drapeau de table bleu-noir-blanc, long de vingt centimètres, propriété, lui aussi, de notre propriétaire : ni nous ni nos parents n’en avions un semblable. Que ces couleurs fussent les nôtres, cela, pour eux comme pour nous, allait trop de soi pour qu’il nous parût nécessaire de l’afficher sur un manteau de cheminée. Mais puisqu’il était là, pourquoi pas ? Jusqu’au jour où le bruit nous parvint que dans la matinée du coup d’État de juin, le drapeau tricolore avait été remplacé, sur le grand Hermann, par le drapeau rouge. Pour quelques heures d’abord. Mais la semaine suivante, on commença à exiger que le second fût systématiquement hissé à côté du premier. Et peu à peu on commença — ce qui ne surprit personne, mais angoissa tout le monde — à exiger le retrait du drapeau bleu-noir-blanc. L’un de nous deux, je ne sais plus lequel, prit alors celui de la cheminée et alla le poser sur l’appui de la fenêtre. Sans autre dessein sans doute que de montrer qui nous étions. Deux ou trois jours plus tard, un matin, une moto s’arrêta devant le portillon du jardin. Deux hommes, portant ce qui avait été jusque-là l’uniforme de la police estonienne, le poussèrent et vinrent sonner à notre porte. J’ouvris. L’un d’eux, le plus jeune, me dit :
    « Excusez-nous, mais… ce drapeau à votre fenêtre, enlevez-le.
    — Pourquoi…? demandai-je, bien entendu. Si encore vous veniez nous dire de mettre le drapeau rouge à côté, je comprendrais…
    — La police a pour instruction de veiller à ce qu’on fasse disparaître les drapeaux bleu-noir-blanc. »
    Tu étais sur le balcon ; tu rentras dans la pièce. Quand tu intervins, ta voix était parfaitement calme, mais tes lèvres étaient blanches dans ton visage bronzé :
    « Messieurs… n’avez-vous pas honte ? Venir, revêtus de cet uniforme, exiger la suppression du drapeau estonien ? Rentrez chez vous et revenez en civil. On verra moins que vous n’êtes plus ce que vous étiez…
    — Mademoiselle… ce sont les ordres. »
    L’autre, plus âgé, petites moustaches rousses et grises, précisa d’une voix aigre : « Nous avons pour instruction de repasser ce soir dans les mêmes rues. Pour vérifier si les drapeaux ont bien été enlevés. Et là où ils ne l’auront pas été… »
    Tu poursuivis : « Vous vous en chargerez…
    — Nous avons ordre, dit l’agent, d’appréhender ceux qui ne l’auront pas fait. »
    Nous savions déjà avec quelle facilité on procédait depuis quelques semaines aux arrestations. On arrêtait non seulement les officiers supérieurs et les ci-devant ministres, mais aussi les particuliers qui avaient l’heur de regimber trop ostensiblement. Je te dis :
    « Écoute, garder ce drapeau à la fenêtre jusqu’à ce soir, le jeu n’en vaut pas la chandelle… Inutile de nous sacrifier pour une victoire aussi dérisoire. » Je pris le drapeau, le portai sur la cheminée, regardai les policiers :
    « Ça va ? »
    Ils acquiescèrent d’un signe de tête. Ce fut, me sembla-t-il, avec gratitude qu’ils nous saluèrent et se retirèrent.
    Avant de nous étreindre et de succomber au sommeil, longtemps nous chuchotâmes, dans ce lit qui n’était pas à nous, dans la touffeur de cette nuit claire de juillet, sur cette terre qu’on était visiblement en train de nous arracher : avions-nous bien agi ? Pendant des heures, nous ressassâmes les arguments susceptibles de nous justifier. Mais pendant un instant nous agitâmes aussi la douloureuse question plantée comme une écharde dans notre chair : ce drapeau, n’aurions-nous pas dû refuser de le retirer ?…
    Cette autre nuit, là-bas, dans le baraquement du Cimetière du prince où filtrait déjà la clarté du matin, n’était-ce pas sur cette toi-là que j’aurais dû me concentrer, celle qui jadis couchée à côté de moi, ardente et absente, dans un logement qui n’était pas destiné à devenir nôtre, dans un lit qui nous resterait étranger, dans un pays dont nous sentions par chaque fibre de notre corps qu’on était en train de nous l’arracher, me fixait, dans l’obscurité, l’œil sec et brillant, et murmurait : « N’aurions-nous pas dû, malgré tout…? »
    Celle-là — et les dizaines, les centaines, les milliers de « toi » restées dans ma mémoire, dans ma conscience — par quel sortilège devais-je les fondre en une seule qui les contînt toutes et sur laquelle je pusse me concentrer ? Par quelle formule saisir celle qui devait les synthétiser ?
    Couché sous la couverture de bayette, sur le bat-flanc du haut, je fixais, tout proche, au-dessus de ma tête, le badigeon blanc sale des voliges et m’adressant aux nœuds du bois, à peine visibles sous la couche de chaux et la crasse, je leur demandais conseil, prêt, dès que j’aurais la réponse, à fermer les paupières et à me plonger dans la concentration.
    Tout de suite… tout de suite… tout de suite… La lumière va se faire. Je n’aurai plus qu’à me recueillir, à me concentrer…
    Mais soudain je me rends compte que zut ! ça ne va rien donner. Je dois m’arrêter. Je dois m’arrêter pour une raison trop ridicule pour qu’on puisse même en rire…
    Huit jours plus tôt, à mon adresse nouvelle et sans doute pour un certain temps définitive, j’avais reçu de toi un colis. Le fractionnant, j’en avais fait des portions pour un mois. J’avais là des biscuits, du lard, du chocolat, des tablettes de vitamines, deux litres d’huile de foie de morue dans une bouillotte en caoutchouc. L’assortiment résultait des conseils avisés de ton père. Mais en huit jours, cet apport ne m’avait pas rétabli. La semaine, en effet, avait été précédée de trois mois de « lavasse » à la prison de Kirov et de deux mois de « rations de transport », un transport qui avait compris un séjour à Oukhta où j’étais pour une raison obscure resté en transit, employé à pelleter la neige. À la suite de quoi mon pas était devenu d’une légèreté suspecte et d’une menaçante incertitude, alors que ma pensée, elle, était devenue, de manière étonnante et, je dois l’avouer, inquiétante, plus mobile et lucide que jamais. Une semaine après avoir touché mon colis, j’avais les genoux moins flageolants. Mais je n’étais pas encore du tout sorti de la faiblesse principale qui me prenait par intermittences. Une faiblesse que les gommeux cultivés de mon baraquement — peintres, pompiers, et autres artistes — qualifiaient d’impératif catégorique. Quand l’envie d’uriner s’annonçait, il fallait agir sans délai.
    Bref, m’arrachant à ma quête, je refis surface pour revenir à la réalité et obéir, confus, déçu, mais je l’espère avec sourire et dignité, aux exigences de la physiologie. Je me mis sur mon séant (le plafond me le permettait, mais tout juste), tournai mes jambes vers le vide, et descendis du bat-flanc. Mon blouson et mon pantalon ouaté étaient suspendus au montant : à mi-chemin, je les enfilai ; en bas, je chaussai mes bottes de feutre. Pour gagner les latrines, j’avais cinquante mètres à parcourir, mon baraquement, de ce point de vue, étant bien situé (pour quarante baraquements, il n’y avait en effet dans le camp que quatre blocs latrines, ce qui signifiait que le plus proche, pour certains, pouvait se trouver à plus de cent mètres). De chaque côté du chemin de planches qui y menait, les murets de neige grise, que l’approche du printemps avait diminués, étaient tachés de jaune par les trous de plus en plus nombreux qu’y avaient creusés les jets d’urine. Pris en flagrant délit, celui qui se soulageait dans la neige ne manquait certes pas d’avoir droit aux sarcasmes du gardien, mais cela n’allait pas plus loin. Il y avait parmi les détenus trop de nécessiteux.
    Parvenu sans encombre à destination, je ressortis allégé d’un grand poids. Je refis une vingtaine de mètres en direction de mon baraquement et je pris une profonde respiration : l’air, en dépit des cheminées, lointaines, de la petite ville, était d’une extraordinaire pureté. Et soudain je m’aperçus combien le ciel sans nuages de ce petit matin, ce ciel à vrai dire moins bleu que blanc, était vaste, merveilleusement vaste, plus vaste que je ne l’avais jamais vu. Entre les baraquements, les chemins de planches, par endroits mis à nu par le dégel, par endroits recouverts de glace et glissants, étaient tous complètement déserts. À trois heures et demie du matin, personne ne circulait.
    Je pensai : « Non, rien ni personne ne peut à présent me faire obstacle. Je rentre au baraquement, je grimpe sur ma couchette, je m’étends, je relâche tous mes muscles, et j’essaie, oui, j’essaie de capter mon grain de sénevé. De le faire grandir à la dimension de l’univers. Alors il devrait… »
    Tout cela, je le sentais, c’était tout à coup possible sans délai. « Oui, me dis-je, ici et maintenant ! Inutile pour cela de retourner dans l’air vicié du baraquement et d’y entreprendre un effort de concentration proprement inimaginable. Tout cela, c’est ici même… c’est tout de suite… J’étais là, debout à l’angle du baraquement onze, je regardais le soleil, bas au-dessus de la plaine ça et là encore enneigée, et je respirai encore une fois profondément, si profondément que ce fut comme si un morceau de ce ciel à peine bleuté était descendu dans mes poumons. En même temps je percevais que je disais — ou que je pensais, mais cela ne faisait aucune différence…
    « Tu arrives ! Tu arrives ! Tu arrives ! »
    Cette incantation, je sentais que si je la prononçais, ce n’était pas parce que je pouvais mais parce que je devais le faire. Je veux dire que ce n’était pas ma propre volonté qui m’y incitait, mais celle de quelqu’un d’autre. Moi, je la réfléchissais comme un miroir :
    « Tu arrives ! Tu arrives ! Tu arrives ! »
    Je sentais que j’étais tout entier comme une main. La main tendue de quelqu’un qui, debout sur le seuil, l’a pressée longuement, vigoureusement contre le chambranle, une main qui, au premier pas qu’il fera pour entrer ou pour sortir, se libérera ou s’élèvera d’elle-même, comme une aile qui tôt ou tard lui fera prendre son essor.
    Debout à l’angle du baraquement onze, je voyais autour de moi, là où la neige avait fondu, le sol nu, brun-gris, marécageux de la région. Deux planches, de celles qui, longues et disposées parallèlement, facilitaient ça et là la circulation, dépassaient d’un mètre.
    Immobile, je répétais, sinon en paroles du moins dans ma tête :
    « Tu vas venir, de là-bas. Tout de suite… tout de suite… tout de suite… tu vas surgir de derrière le baraquement… tout de suite… »
    Le problème n’était pas de savoir sous quel aspect tu viendrais, celui de l’une ou l’autre des mille « toi » conservées en moi ou bien, ma foi, sous celui du mûrier de l’évangile ; le problème était plutôt qu’il n’y avait tout à coup plus de problème. D’un instant à l’autre, tu allais venir… Et tu es venue ! Tu m’es apparue, tu as marché, tu es sortie en sautillant de derrière le baraquement : petit oiseau à la longue queue, aux grandes pattes roses, gris sur le dos, jaune du côté du ventre. Une motacilla, je l’ai vérifié plus tard dans un guide des oiseaux.
    Tu t’es arrêtée, tu m’as regardé. Tu t’es arrêtée de nouveau un instant, tout au bout des planches, juste avant la boue qui avait fondu dans la journée et que la gelée blanche avait recouverte pendant la nuit. Tu m’as fixé ; tu as fait : siits ! Et tant pis pour les ornithologues qui diront que la motacilla ne fait pas siits. Ou plutôt tant mieux : n’est ce pas la preuve que tu étais bien quelque chose d’autre ? Tu as fait siits ! et tu t’es envolée. Deux secondes plus tard tu avais disparu dans le scintillement de la lumière.
    Aujourd’hui encore, rien ne peut me faire croire que ce ne fût là, en avance sur la saison, qu’une simple bergeronnette amenée par le hasard, que cet oiseau ne fût pas la matérialisation d’un immense désir tendu à l’extrême. Est-ce impossible ? Un demi-siècle plus tard, dans un livre d’ornithologie très savant (et très borné), je lis qu’il ne pèse pas plus de treize ou quatorze grammes.

Juillet 1997   

 Traduit de l’estonien par Jean-Luc Moreau