Les mots-clefs de ma poésie sont le vent, le verre, la glace, le sang, l’esprit, la mort, le printemps. Ces mots par essence romantiques, je les ai réunis à d’autres, plus quotidiens et terre-à-terre. J’ai toujours essayé de réunir ce qui me paraissait incompatible, et j’y ai parfois réussi. Mais la poésie a ses lois et ses limites propres. En poésie, il est presque impossible d’exprimer une expérience historique. Comme j’avais une telle expérience à transmettre, j’en ai fait un livre. On s’est étonné, après coup, qu’il ait pu paraître en Estonie en 1985, car à cette époque tous les textes publiés en URSS étaient soumis à une sévère censure, personne n’étant d’ailleurs capable de savoir ce qui était autorisé par la censure et ce qui était interdit. Des écrivains habitués à la liberté d’expression peuvent seulement pressentir confusément ce que signifie la censure et à quel point elle humilie l’écrivain.
On fait semblant de vivre, de rire, de lire, d’écrire et de bavarder, on veut être comme les autres, mais cela est impossible, car on est justement la personne dont le manuscrit est à l’étude dans un certain bureau, on est la personne dont un haut fonctionnaire à l’idéologie prononce le nom. Une seule de ses phrases peut tirer pour longtemps un trait sur l’écrivain que vous êtes, et personne ne saura ce que vous avez écrit. Votre destin n’importe au fond à personne, car tous les autres sont secrètement préoccupés par leur propre avenir et affichent devant vous la même insouciance que vous affichez devant eux.
Mais moi, j’ai eu de la chance. Mon livre a été publié sans la moindre coupure et quelque chose en lui a étonné les gens. Peut-être le thème —une enfance estonienne pendant la période stalinienne, peut-être l’angle de vue. J’ai moi-même du mal à déterminer toutes les raisons qui ont fait que ce livre disait quelque chose aux gens. Je peux seulement donner mes réponses à quelques questions que l’on m’a souvent posées, tant à l’Est qu’à l’Ouest, et expliquer ce que je pense de la condition de l’écrivain.
L’essentiel chez un écrivain est probablement le degré de profondeur avec lequel il parvient à ouvrir sa nature humaine, dans toute sa différence et sa singularité. Est essentiel tout ce qui s’est produit dans sa vie, tout ce qu’il a pensé et senti, même s’il ne le décrit directement dans aucune de ses œuvres. Tout cela est présent entre les lignes, c’est en quelque sorte l’âme du livre.
On m’a posé au sujet de mon roman des questions nombreuses et fort diverses. J’y ai apporté autant de réponses, elles-mêmes très différentes. Pourquoi un écrivain peut-il répondre de façon si différente à une seule et même question, sans cesser pour autant de dire la vérité ? C’est cela que je voudrais maintenant examiner.
Au premier abord, l’écriture de ce livre est une histoire simple. On pourrait la résumer de la manière suivante : une fillette estonienne a connu les événements tragiques de l’occupation, elle a vu des fermes vides dont les habitants avaient été emmenés en Sibérie, elle a vu aussi des “Frères de la forêt” qui se cachaient désespérément dans les abris souterrains et tuaient les activistes soviétiques. Elle écoutait à la radio la propagande politique et désirait ardemment voir Staline, car la radio comme les livres lui affirmaient que voir Staline était un grand honneur, et l’enfant en question était avide d’honneurs. Pour terminer ce résumé schématique, on peut encore dire que, comme par hasard, cette enfant est devenue plus tard écrivain. Elle avait si bonne mémoire qu’elle se souvenait encore, des années après, des articles de journaux sur la formation des villages kolkhoziens et le regroupement des maisons. Alors elle a fini par écrire un livre sur tout cela. À la question de savoir pourquoi elle a écrit ce livre, il existe plusieurs réponses.
La réponse numéro un serait la suivante : je suis l’un des rares écrivains estoniens à avoir passé son enfance à la campagne dans les années cinquante, à proximité des Frères de la forêt et des maisons vides des déportés, j’étais donc la seule capable d’écrire ce livre.
Réponse numéro deux : je me suis toujours intéressée à l’esprit des années cinquante en Union Soviétique. À sa naïveté enfantine, son optimisme pathétique et mensonger et sa cruauté. Pour décrire cette époque, dans cette société, l’enfant que j’avais été autrefois était un outil adéquat. Je voulais, à travers cet enfant, évoquer l’esprit de cette époque, les liens entre le passé et l’avenir, le passage du temps et le changement.
Réponse numéro trois : il n’existait dans la littérature estonienne aucune œuvre d’envergure évoquant les années cinquante staliniennes à travers le regard de quelqu’un de ma génération, il était donc temps d’écrire cette œuvre.
Réponse numéro quatre : Je voulais sauver de l’oubli un certain hiver froid de l’histoire, conserver des objets qui ont depuis longtemps disparu, des pensées oubliées ou dont on a aujourd’hui honte. Des souffrances et des peurs éprouvées par des gens qui n’existent plus, soit parce qu’ils sont morts, soit parce qu’ils sont devenus autres.
Toutes ces réponses ont l’apparence du vrai, et elles le sont. Mais il y a aussi, comme toujours, d’autres possibilités. D’autres réponses, plus personnelles, qui n’ont rien à voir avec le désir d’être écrivain, d’évoquer un arrière-plan historique ou la mémoire collective d’une génération. Lorsqu’on en arrive à ces réponses personnelles, on passe de l’écrivain à l’être humain, du cliché à la vérité, de l’explication à l’inexplicable.
La réponse numéro un est à présent la suivante : quand j’étais enfant, j’ai beaucoup tourmenté, et de façon assez cruelle, notre chien Tommi. Je voulais savoir comment il avait peur et ce qu’il faisait quand il avait peur. J’étudiais la peur. Je voulais voir comment elle prenait naissance. Pour satisfaire cette curiosité, je faisais beaucoup de choses apparemment cruelles et irréfléchies. Après coup, j’en éprouvais parfois du chagrin. Chaque fois que je venais à nouveau de tourmenter le chien, je lui promettais mentalement de parler de lui dans un livre. J’imaginais que c’était pour Tommi une grande consolation, car la vraie vie ne se trouvait d’après moi que dans les livres, couchée sur le papier.
Réponse numéro deux : mon enfance s’est déroulée au milieu de sombres forêts de sapins et de champs de glace étincelants et tristes, les uns comme les autres se sont gravés pour toujours dans ma mémoire. Je voulais exprimer avec des mots ces paysages austères et froids, les ressusciter d’entre les morts au moyen de la langue estonienne.
Réponse numéro trois : peut-être la raison et le secret de l’écriture de ce livre se trouvent-ils simplement dans de petites gouttes de sang chaud tombées sur la neige, que j’ai vues pendant mon enfance. Ces gouttes de sang symboliques ont été peintes aussi par un artiste estonien, Andres Tolts, dans son tableau “Paysage du Nord”, où devant le paysage, à la place des flocons de neige, tournoient des gouttes de sang. C’était cela que je voulais décrire, ce fascinant paysage de neige couvert de gouttes de sang. Le roman lui-même, les personnages et les événements ne sont pour moi que l’arrière-plan de ce paysage nordique, neigeux et sanglant.
Réponse numéro quatre : plus importantes encore que les gouttes de sang sur la neige sont pour moi ces feuilles gelées d’hépatique qui sont offertes à la petite fille du livre. Ce cadeau surprenant est comme un soleil éternel qui s’élève hors de la neige, comme le printemps et l’espoir. J’essayais de réunir deux sentiments contradictoires — la tristesse de la mort et l’espoir d’immortalité. Ecrire ce roman était pour moi l’un des moyens d’y parvenir.
Ainsi, il apparaît qu’à une seule et même question, il est possible d’apporter huit réponses différentes. Aussitôt, une nouvelle question surgit : quel crédit peut-on accorder à l’écrivain et à ses réponses ? Comment distinguer les réponses sincères de celles qui ne le sont pas ? On peut déjà affirmer qu’il n’est pas possible d’être de mauvaise foi lorsqu’on est un filtre de chair et de sang à travers lequel le monde passe et reçoit une âme, un sens et un message.
En ce qui me concerne, je puis encore dire que, depuis le moment où j’ai appris à lire, j’ai toujours perçu le monde comme un Verbe. Les paysages, les intérieurs, les expressions des visages, les gestes, la lumière — tout cela me rappelle des pages de prose et de poésie, se rattache pour moi à des noms de morts ou de vivants. Chaque fois que je marche sur les allées noires de l’automne, celles-ci se mêlent dans mon esprit à un poème, et sur chaque instant de ma vie est écrit un mot ou une phrase. À quatre ans, après avoir entendu un poème classique de la poésie estonienne qui révèle brièvement et avec des mots simples toute la vérité sur un soir d’hiver, je reconnus ce soir dans la nature.
J’ai dit un jour que l’écrivain tient à la fois de la machine à calculer et de l’enchanteur. Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie que lorsqu’on travaille, on ne sent rien. Il est faux de croire que l’écrivain vit ses œuvres pendant qu’il les écrit. En écrivant on ne vit rien, on ne fait que chercher des mots pour créer un monde.
On peut comparer l’écriture à la résolution d’un problème, mais pour lequel seule une solution surprenante et inattendue serait satisfaisante. En créant une œuvre, on crée un monde. Plus est grande, dans l’œuvre, la part de l’écrivain, plus nombreux seront ceux sur qui elle agira. L’œuvre ne peut pas contenir plus de force et de vérité que n’en contient l’être vivant qui l’a créée.
On demande souvent aux écrivains pourquoi ils écrivent. À cette question aussi, on pourrait apporter plusieurs réponses différentes, tout en disant avec chacune la vérité. Mais ma réponse sera cette fois unique et brève : j’écris parce que c’est pour moi la seule preuve de mon existence en tant qu’être pensant, souffrant, aimant et espérant.
Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin