Kranich était tout maigre, il y avait trois ans que sa femme l’avait quitté. Ses collègues, les chauffeurs de l’entrepôt central, le prenaient pour une nullité. En société, il gardait généralement le silence le plus complet; il se faisait souvent exploiter. Et voilà que Veeber l’invita à la campagne, chez sa belle-sœur, pour ramasser des pommes de terre.
Ils prirent la route un samedi matin, avec la voiture de Veeber ; il y avait aussi la femme de ce dernier, Maarja. À l’arrivée, Silja, la sœur de celle-ci, leur offrit des sandwiches ; puis ils se rendirent à son lopin et travaillèrent durement jusqu’à la fin de l’après-midi. Soudain la pluie se mit à tomber continûment, et ils s’interrompirent. Ils rentrèrent, décrottèrent leurs chaussures, mirent la table. Sitôt après, Veeber ouvrit une bouteille de vodka; les femmes vinrent le rejoindre à table. Kranich examinait Silja, qui était divorcée comme lui. Les deux sœurs se ressemblaient beaucoup ; au premier coup d’œil, personne n’aurait deviné que l’une vivait en ville et l’autre au kolkhoze.
Il y eut un moment de silence. Kranich, qui avait le ventre à moitié vide, prit plusieurs petits verres, et bientôt il se mit à causer avec Silja. C’était peut-être bien à cause d’elle qu’ils l’avaient amené ; pourtant, il était bien connu que depuis le départ de son épouse il ne s’intéressait plus vraiment aux femmes.
Sitôt la première bouteille vidée, ils en ouvrirent une autre. Ils en avaient apporté quatre en tout de la ville. Kranich commençait à s’animer. Il buvait fort rarement, presque jamais ses collègues ne l’avaient vu en état d’ivresse, et voilà qu’à la surprise même de Veeber, ses yeux brillaient d’un éclat importun et qu’il se lançait dans des bavardages à n’en plus finir. Il éclipsait tous les autres et Veeber, qui pourtant connaissait pas mal d’histoires drôles, n’arrivait pas à ouvrir la bouche. Les deux femmes aussi le considéraient avec un grand intérêt, tout excité par son propre baratin.
Ils entamèrent la bouteille suivante et Kranich commença à perdre le contrôle de ses actes. Soudain Veeber se rendit compte que c’était à sa femme qu’il faisait des avances. Ce n’était pas cela du tout qui avait été prévu. Le voilà qui n’arrivait plus à faire la différence entre les deux femmes ! Veeber se mit en colère, attrapa une chaise et s’interposa entre Kranich et sa femme. Pour le moment, rien de plus : il attendait que Kranich s’effondre. Mais l’autre recommença à boire; il était de plus en plus agité; à son tour il avança sa chaise.
À la fin, Veeber aussi était passablement saoul, et il ne se préoccupait plus autant de sa femme. Vers une heure, Silja, à qui personne ne prêtait plus attention, proposa d’aller se coucher. La proposition fut promptement approuvée, car le verbiage incohérent de Kranich les avait tous fatigués. Les femmes se consultèrent en chuchotant, et Maarja glissa à l’oreille de Veeber que les hommes n’avaient qu’à s’installer dans l’une des pièces ; Silja et elle prendraient l’autre. Veeber approuva. On fit les lits et tous allèrent se coucher. Les deux sœurs discutèrent encore un moment à voix basse. Kranich s’agitait, on aurait dit qu’il gémissait dans son sommeil.
Bientôt Veeber se leva et alla aux toilettes. Il entendit les femmes crier et regagna précipitamment la pièce. Il n’avait pas tort de s’inquiéter : la place de Kranich était vide. Il s’était levé et était allé dans la pièce des femmes ; il s’était jeté sur les deux à la fois. Il était comme un faune ivre en caleçon long bleu. En ville, personne n’aurait cru qu’il puisse se comporter de semblable manière. Lorsque Veeber le vit couché en travers du lit, sur les deux femmes qui le frappaient du poing et l’insultaient, il sortit de ses gonds. Il saisit l’ivrogne et s’efforça de le tirer hors du lit pour le remettre debout. Mais Kranich était d’une force inattendue. Au lieu de parvenir à le redresser, Veeber tomba à son tour sur le lit, sur les deux femmes qui se mirent à crier plus fort et à le frapper lui aussi. Entre temps, Kranich s’était relevé et riait à gorge déployée. Veeber poussa un juron féroce et lui lança une botte de Maarja qui traînait par là. La botte n’atteignit pas le forcené, mais continua son trajet en direction de la fenêtre : il y eut un bruit de verre brisé. Kranich continuait à rire. Tout cela faisait pas mal de bruit, et s’entendait dans tout le centre kolkhozien. Alors ce fut la vraie bagarre : à trois, ils parvinrent à le mettre dehors. Veeber lui jeta ses vêtements par la porte.
Une fois qu’il se fut bien convaincu que la porte était fermée à clef et qu’il ne pouvait plus rentrer, Kranich remit ses vêtements crottés et se mit à tituber dans le noir, au milieu du kolkhoze, en direction des champs. La pluie était passée, mais il n’y avait pas d’étoiles au ciel. Il n’avait pas froid. Il arriva dans un pré, se heurta à une meule de foin, s’écroula sur place et s’endormit. Dans la nuit, il ramassa plusieurs fois du foin pour s’en couvrir. Un chevreuil vint le flairer, sans le réveiller. Ce ne fut que vers sept heures qu’il ouvrit les yeux. Il ne comprenait pas où il se trouvait, tout son univers avait changé, ce n’était plus le Kranich d’avant, il n’avait plus peur de rien ni de personne. Aucune règle n’avait plus de valeur pour lui, il était libre, véritablement libre. La tête lui tournait, il avait la bouche sèche, il tremblait de tous ses membres. Il noua sa cravate qu’il avait trouvée dans sa poche, et promena autour de lui ses yeux chassieux. Il faisait sombre, mais çà et là brillaient les lumières des fermes. Sans hésiter, il se dirigea vers la plus proche.
Aucun chien n’aboya lorsqu’il frappa à la porte. En le voyant, la fermière lui demanda de quoi il avait besoin. Avec arrogance, il exigea du lait. Nous n’avons plus de lait, répondit la fermière, va-t-en, qu’est-ce que tu viens chercher par ici. Si tu me donnes pas de lait, je te tue avec mon couteau, menaça Kranich. La fermière blêmit et se mit à expliquer, en parlant très vite, qu’ils n’avaient vraiment pas de lait, qu’ils n’avaient même pas de vache. Elle lui suggéra de se rendre tranquillement à la ferme d’à côté, là-bas il y avait toujours beaucoup de lait. Il soupira ostensiblement et s’en alla.
À la ferme voisine, il ne prit même pas la peine de frapper : il entra directement dans la pièce où la lumière brillait ; il enleva son veston mouillé, ses chaussures pleines de boue, et s’assit à la table. Un porte-monnaie y traînait : il le fourra dans la poche de son pantalon sans l’ouvrir. Une voix féminine cria de la pièce voisine : qui c’est ? C’est moi, répondit Kranich. Alors une femme d’un certain âge apparut à la porte et lui enjoignit fort méchamment de ficher le camp tout de suite. Je m’en vais pas, répondit Kranich. Ce fut alors que le fermier rentra de l’étable; en le voyant, il demanda à la femme qui c’était. Elle répondit qu’elle savait pas, que c’était juste un gars qui voulait pas partir. Dehors tout de suite, tonna l’homme. Kranich ne se risqua pas à faire des objections, il remit ses souliers et son veston et sortit d’un pas mal assuré. À peine avait-il dépassé le portail de la cour que le fermier le rejoignit en l’injuriant et en l’accusant d’avoir empoché le porte-monnaie. Par-derrière, il lui fourra les deux mains dans les poches du pantalon. C’est le porte-monnaie de ma femme, prétendit Kranich; mais l’objet était déjà dans la main du fermier. Kranich était brûlant de honte, il avait les larmes aux yeux.
Sans regarder en arrière, il continua son chemin jusqu’à une autre maison. Le fermier se tenait au milieu de la cour. Il commença à expliquer, à toute allure, qu’il venait d’arriver de Saaremaa en avion, voilà deux heures. Sans dire un mot, le fermier fit immédiatement demi-tour, entra chez lui et ressortit avec un fusil de chasse. Kranich dut quitter les lieux. À la ferme suivante, on ne le laissa même pas entrer, il fit le tour de la maison où aucune lumière ne brillait mais personne ne répondit à ses appels. Il prit son canif et commença à crocheter la fenêtre, puis il se ravisa.
Il reprit le chemin, jusqu’à ce qu’il parvienne à une route fort large. Sur celle-ci, il y avait d’autres fermes. Il frappa à une fenêtre — c’était presque devenu une habitude. Un garçon sortit. Kranich expliqua qu’il venait d’être libéré de prison avant terme et demanda deux cents roubles. Le garçon l’envoya au diable, cependant qu’un petit bus et deux camions s’arrêtaient derrière lui. En sortirent des kolkhoziens et des miliciens; ils lui attachèrent les mains et l’emmenèrent en ville, à quarante kilomètres de là.
En chemin, il sombra dans la léthargie. À la milice, il fut impossible de l’interroger : on l’envoya dormir au cachot. Au réveil, une peur panique le prit pour sa réputation et son emploi. Il cogna à la porte et demanda à voir l’officier de service. Une fois dans son bureau, il tomba à genoux et assura ne se souvenir de rien. Cela avait été comme un rêve, interminable et obsédant. On le renvoya au cachot.
Le lendemain, à l’heure du repas, un milicien revint du kolkhoze ; il dit que les gens du village n’avaient pas de griefs particuliers contre l’ivrogne : personne n’avait été blessé et le porte-monnaie avait été rendu sans résistance. Tandis que l’homme parlait, Kranich était plongé dans l’apathie. La lueur satanique dans ses yeux s’était éteinte, l’heure du destin était passée. Le milicien lui annonça qu’il était condamné à cinq jours seulement d’emprisonnement. Il en fut satisfait.
Traduit de l’estonien par Jean-Pierre Minaudier