Helgi Sallo se tenait au milieu du studio. Derrière elle, un halo de lumière claire se détachait sur le fond noir, et devant se trouvait un petit orchestre. Dans le studio, le silence se fit, on entendait seulement un léger bruit de conversation provenant des casques des cameramen. L’une des trois caméras, lumière rouge allumée, s’avança en silence sur Helgi Sallo. À cet instant, son visage était déjà sur l’écran de contrôle, le réalisateur avait la main sur les boutons ; on avait déjà envoyé le titre de l’émission : « Horoscope » et le réalisateur était prêt à lui substituer à tout moment le visage de Helgi Sallo. L’aiguille des secondes avança d’un cran, celle des minutes était déjà sur le sept. C’était le moment : le réalisateur fit glisser un curseur vers le bas, un autre vers le haut, et le visage de Helgi sallo apparut à l’image. L’orchestre se mit à jouer une valse entraînante, Helgi Sallo ouvrit la bouche sur le premier accord, fit un clin d’œil malicieux, inclina la tête à gauche, puis elle se tourna de côté et partit tout droit en direction de la sortie. Le cadreur le plus proche, surpris, essaya de la suivre avec sa caméra, l’orchestre continua à jouer machinalement, pensant que peut-être on avait oublié de l’informer de cette modification. Le réalisateur envoya d’abord une vue générale du studio, mais on ne put la retrouver avec aucune caméra, alors il utilisa celle qui suivait l’orchestre. Mais celui-ci s’était tu et personne ne réagissait dans le studio. Il se fit alors un silence de mort. Helgi Sallo partit sans rencontrer d’obstacle. Ses talons hauts claquant sur le parquet, elle sortit par la porte, traversa la salle de repos, emprunta le couloir sombre, descendit l’escalier, dépassa deux femmes, franchit la porte vitrée et se retrouva dans la rue où elle reçut en pleine figure le vent chaud du soir. Elle poursuivit son chemin sans regarder personne, alla jusqu’au carrefour, puis tourna à droite, passa devant l’émetteur de télévision, le kiosque à journaux, la maison de la radio, le ministère des télécommunications, le bar, la station de taxi et traversa la rue jusqu’à l’arrêt du tram. Là, le soleil brillait, une odeur âcre s’exhalait de l’asphalte et des annonces étaient affichées. Le tram arriva. Helgi Sallo monta et alla vers l’avant du long véhicule. Tout en avançant, elle se rappela qu’elle n’avait sur elle ni porte-monnaie, ni argent, mais elle ne s’en soucia pas, resta dans le tram et sourit. Un jeune homme vit son sourire et crut qu’il lui était adressé. Il lui demanda si elle n’était pas par hasard Helgi Sallo. Elle répondit qu’elle ne connaissait personne de ce nom. Il insista : n’avait-elle pas au moins entendu ce nom à la radio ou à la télévision, mais elle secoua la tête et descendit du tram derrière la gare. Il y avait justement un train à quai, elle y monta et s’assit près d’une fenêtre. La voiture se remplissait peu à peu, ce qui indiquait que le train allait bientôt partir. À ce moment-là, dans tout le pays, on pouvait encore lire sur les écrans de télévision : « Nous vous prions de bien vouloir nous excuser pour cet incident technique ». Lorsque le train fut sorti de la ville, le contrôleur pénétra dans la voiture. Il s’arrêta devant Helgi Sallo et la regarda longuement dans les yeux. Celle-ci lui sourit en retour. Puis il lui réclama son billet. Elle répondit qu’elle n’en avait pas. Il lui demanda tout de même de le chercher, mais elle n’en fit rien et lui dit qu’elle n’en avait pas acheté. Il voulut savoir pourquoi. Elle expliqua qu’elle n’y avait pas pensé. Il lui annonça qu’elle devait payer une amende. Elle lui répondit qu’elle n’avait pas d’argent. Finalement, il lui demanda une pièce d’identité, mais elle n’en avait pas non plus. Alors il lui dit que, selon la loi, elle devait descendre du train. Helgi Sallo ne discuta pas, alla au bout du wagon et resta à regarder le paysage. Le soir approchait et l’ombre du train s’étendait loin sur les champs. L’inscription « Défense de se pencher » défilait avec la vitre de la portière devant les arbres, les vallées et les collines, le ciel et la forêt. Le contrôleur, qui continuait son travail dans la voiture, jetait de temps en temps un regard soupçonneux à Helgi Sallo. Puis le train ralentit et s’arrêta. Les portières s’écartèrent et Helgi Sallo descendit. Les portières se refermèrent derrière elle, le train siffla, s’ébranla et disparut bientôt dans un virage. Elle resta seule dans le silence de ce soir d’août. Après avoir inspiré profondément, elle s’éloigna sur le chemin. Le soleil se couchait déjà, le ciel pâlissait de plus en plus. Elle quitta le chemin et s’engagea dans la forêt. Personne ne l’a jamais revue. Dans la forêt, il faisait de plus en plus sombre, la nuit commençait. Au village, les chiens aboyaient. Vers deux heures du matin, le vent se leva, faisant surgir des nuages noirs. Au loin, on entendit le tonnerre. Les gens sortirent de leur lit, se hâtèrent de mettre à la terre leurs antennes de radio et de télévision et fermèrent les lucarnes laissées ouvertes. Toute la nuit, l’orage se déchaîna et la grêle heurta les vitres des fenêtres. Tout le monde était étendu, sans sommeil, regardant les éclairs qui revenaient sans cesse illuminer le plafond et les murs. Les arbres gémissaient et griffaient les vitres de leurs branches. Les chiens se mettaient à l’abri dans les étables avec les bêtes. Ce n’est que vers sept heures que l’orage s’arrêta. La foudre avait déchiqueté plusieurs arbres sur la colline en surplomb du village. Leurs troncs gisaient dans l’herbe mouillée et leurs feuilles commençaient à se rider dans les rayons du soleil levant.
Traduit de l’estonien par Hélène Challulau