En octobre de cette année-là le temps était encore très chaud ; le soleil brillait et les hommes se promenaient en veston. Cependant, il se levait habituellement dans la soirée un vent froid, et les couchers de soleil étaient d’une rougeur exceptionnelle. Une comète était arrivée à proximité de la terre : invisible à l’œil nu, elle pouvait toutefois être photographiée à travers un télescope, et plusieurs magazines avaient publié sa photo. Chaque matin, une foule de femmes attendaient près du marché couvert les véhicules qui devaient les conduire jusqu’aux kolkhozes pour l’arrachage des pommes de terre. C’est précisément à ce moment-là qu’on mit en scène dans notre théâtre un drame roumain classique. Bien que datant des années trente, la pièce, après une période d’oubli, paraissait très moderne et, même, étonnamment contemporaine. Elle abordait plusieurs problèmes de portée universelle et touchait par moments aux fondements existentiels de la vie humaine ; selon les critiques de la capitale, notre théâtre avait une fois de plus fait une découverte en débarrassant ce vieux texte de la couche de poussière qui s’y était injustement déposée. Ce n’était pas une surprise pour nous, qui n’étions point tombés par hasard sur cet auteur roumain – notre choix avait été précédé par une longue période de discussions et il y avait même eu des disputes : certains d’entre nous ne se saluaient plus. En tous les cas, nous démontrions pleinement que ce drame écrit en 1932 nous parlait aujourd’hui encore d’une voix intacte. En dehors de cela, rien n’était venu troubler le calme de la ville, hormis, au début du mois, une collision entre un train et un autobus sur un passage à niveau. Deux personnes avaient péri, quatre autres avaient été blessées plus ou moins grièvement. La faute en revenait au garde-barrière, qui n’avait pas abaissé les barrières à temps. Les dahlias fleurissaient frénétiquement, surtout les violet foncé – je les préfère à toutes les autres fleurs, ne sachant rien d’aussi beau que leur couleur profonde et intense au milieu d’une nature déjà jaunissante. Quand on regardait la ville du haut de la colline, l’horizon était net, les contours des maisons se détachaient clairement, toutes les surfaces étincelaient. Ce n’est qu’en octobre que notre ville offre un tel spectacle.
Je me tenais près de la grande baie vitrée du foyer et contemplais la ville. Dans mon dos, les gens déambulaient en parlant doucement. Notre ville est vraiment petite, et le théâtre est situé sur une éminence d’où l’on aperçoit aussi les champs et les forêts dans le lointain. Dans le théâtre, qui dominait cette terre familière et chérie, la représentation allait commencer. La sonnerie était en train de retentir et le public se dirigeait vers la salle. Je restai encore un instant debout près de la fenêtre, à regarder les ombres qui continuaient de s’allonger dans la ville. Lorsqu’un silence total se fut établi dans le vestibule, je rejoignis à mon tour la salle, pour suivre le début de la représentation de ce drame roumain. Je m’intéressais surtout au premier tableau, qui montre le Phénix renaissant de ses cendres : c’était une sorte de prologue, une introduction aux souffrances de l’homme de notre temps. Mon ami jouait le rôle du Phénix et m’avait demandé d’assister à la représentation d’aujourd’hui en observant particulièrement certaines nuances qu’il avait trouvées récemment, pour lui donner ensuite mon sentiment sur ce que j’aurais vu.
Je pris place dans la loge et regardai vers le bas. La salle s’obscurcit graduellement. Les complets noirs des hommes s’estompèrent en premier ; les robes bleu clair restèrent visibles quelques secondes de plus, puis la pénombre absorba tout le reste, à l’exception de quelques taches rouges et jaunes qui semblèrent fleurir encore un instant : elles aussi disparurent enfin. Simultanément, au son d’une musique crescendo, le rideau s’ouvrit sur la scène plongée dans une lueur d’incendie, vision à la fois magnifique et effrayante. Mon ami commença son monologue, mais je regardais toujours la salle et les visages sur lesquels se reflétait la lumière orange et changeante qui venait de la scène. Personne ne bougeait plus, les mains reposaient immobiles sur les genoux ; la pièce avait captivé les spectateurs dès le premier instant, ce monde étrange les avait envoûtés, et je me pris à envier les Roumains, déjà capables dans les années trente d’apporter au monde une contribution durable et universelle. Qu’avions-nous de comparable ? Peut-être Tammsaare, tout au plus, mais personne ne veut le traduire. Telles étaient mes pensées, là-haut dans ma loge, tandis que mon ami, sous le masque du Phénix, commençait à s’enflammer, pour renaître de ses cendres à la fin de la pièce. La lumière mouvante se reflétait dans la salle entière, le roulement des tambours se faisait de plus en plus fort, des flammes de deux mètres de haut s’élevaient autour du Phénix, un groupe de prêtres entamait une danse lente et menaçante.
Subitement tout se tut, tout s’éteignit, disparut, se figea. Plongé dans l’obscurité totale, le public attendait que la salle se rallume. Cependant, rien ne venait. Je me levais pour me rendre derrière la scène lorsqu’une voix masculine hurla soudain : « Au secours ! ». Un brouhaha général s’ensuivit. Les sièges claquaient en se relevant, on entendait des bruits de pas, des jurons, des hurlements, des gémissements ; le tout enflait continûment. Le moindre rayon de lumière aurait sans doute suffi à ramener l’ordre dans la salle, mais une obscurité impénétrable régnait toujours. Le fracas et les cris assourdissants suffisaient toutefois à faire deviner que la totalité des sept cents spectateurs avaient jailli de leurs places et trébuchaient maintenant les uns contre les autres, tombaient sur les sièges, se battaient, se bousculaient, cherchaient en vain la sortie.
Finalement la lumière revint, de manière aussi subite qu’elle avait disparu ; les projecteurs éclairaient puissamment la scène de leur sinistre pinceau lumineux, mais le spectacle que nous découvrîmes était plus que lamentable. Les vastes décors d’allure surréaliste, qui avaient demandé tant de travail (c’était le travail de diplôme d’un jeune artiste), étaient renversés pêle-mêle. Les spectateurs qui, dans la panique, s’étaient précipités en masse sur la scène, se débattaient maintenant dans ce chaos, enjambaient les immenses panneaux de carton et déchiraient leurs pantalons aux clous qui dépassaient. Sous le grand autel du Phénix, renversé, on apercevait les pieds de quelqu’un. Dans la salle, le spectacle était tout aussi horrible. Des hommes saignaient du nez, des femmes avaient leurs robes arrachées, un tel appelait quelqu’un, tel autre déplorait la disparition de son porte-monnaie, certains rampaient sur le sol, sous les sièges, à la recherche de leurs affaires égarées. On entendait crier « Quelle honte ! », « Qui est responsable ? », « Je meurs ! », « À l’aide ! » Un des spectateurs monta sur la scène et demanda le silence. Comme on ne l’écoutait pas, il gravit les marches du temple du Phénix et cria, les mains en porte-voix : « Silence! Silence! Silence ! ». Petit à petit, on se mit à lui prêter attention ; certes, la majorité des gens étaient encore occupés à se remettre d’aplomb, certains pleuraient auprès de voisins qui avaient perdu connaissance, mais le spectateur sur la scène violemment éclairée, son regard autoritaire et sa voix grondante, commençaient à faire de l’effet, et de plus en plus de gens se tournaient vers lui. Sans attendre le silence complet, l’homme cria par-dessus les pleurs et les gémissements : « Du calme ! Du calme ! » Un murmure d’approbation s’éleva, au sein duquel une voix lança : « Il faut trouver les responsables ! » L’homme sur la scène réitéra ses appels au calme. Il expliqua que celui qui avait crié avait manifestement été victime d’une psychose sous l’influence de l’obscurité, peut-être même souffrait-il d’une phobie de l’obscurité. L’explication était très plausible, on devinait en cet homme un psychiatre ; les gens se calmèrent peu à peu.
Je quittai la loge et me rendis derrière la scène. Là, on était conscient que la représentation devait être annulée et qu’il faudrait rembourser les billets. On avait déjà appelé les secours d’urgence. Je m’enquis des causes de l’incident, mais on me répondit que ce n’était pas encore clair. Peut-être y avait-il eu un court-circuit, mais on ne savait pas où. Il faut dire que notre théâtre était tout neuf, et pas encore très bien rôdé. Dans ces conditions on ne pouvait être sûr de rien, il fallait être prêt à tout, même aux pires éventualités. Le plus regrettable était que des Roumains se trouvaient dans la salle, et parmi eux le propre fils du dramaturge, un hydrologue de quarante-neuf ans. Avant la représentation nous n’avions pas été informés de sa présence : il était arrivé incognito, pour nous faire la surprise. Je le rencontrai derrière la scène. Avec l’aide d’un interprète, il nous fit savoir que cette nouvelle mise en scène de l’œuvre de son père lui plaisait beaucoup, qu’il était lui aussi partisan des formes radicales, et il se déclara heureux d’avoir eu l’occasion de visiter notre ville. Il avait perdu une dent et fut le premier à recevoir les soins d’urgence. Au bout de quelques heures, le théâtre avait retrouvé son calme. Seule la veilleuse de nuit restait à son poste, occupée à tricoter un chandail. Un projecteur solitaire éclairait la scène. Les câbles cliquetaient dans les cintres. Autour du théâtre, les rues étaient désertes.
Traduit de l’estonien par Jean Pascal Ollivry