En ce temps-là, la vie sur la Terre était devenue rude. Aux oreilles du Seigneur ne parvenaient que plaintes et pleurs.
Lorsqu’il en eut assez de les écouter, il dit au chanteur :
— Va parmi les hommes et que ton chant leur enseigne à oublier leurs soucis.
Et le chanteur s’en fut.
Aux jeunes il chanta d’une voix ensorcelante l’amour éternel, qui dans la réalité ne dure qu’un moment. Dans le cœur des adultes il éveilla la combativité et fit naître des projets pleins d’audace. Il imprima des rides sur le front des vieux et il les fit réfléchir plus profondément à la vanité de l’existence. Aux affligés il chanta la poésie merveilleuse de la mélancolie, aux gens heureux il conta la comédie de la vie et ses charmes étonnants, aux découragés et à ceux qui dédaignaient le monde il ouvrit toutes grandes les portes de l’espérance et leur apprit ainsi à sourire encore.
Tous les hommes écoutèrent le chanteur, et leur lassitude ainsi que leurs tourments se dissipèrent. Dieu n’entendit plus ni lamentations ni soupirs.
C’est pourquoi il appela son ange et lui dit :
— Va sur la Terre et rapporte-moi vite des nouvelles de la vie des hommes. Il y a longtemps que leurs bouches ne prononcent plus ni prières ni louanges.
Et quand l’ange revint de la Terre, il dit :
— Dieu des Armées ! Les hommes T’ont oublié. Ils écoutent le chanteur et le suivent comme une ombre.
Et Dieu dit à l’ange :
— Il n’est pas bon que ce chanteur soit parmi les hommes. Retourne donc sur la Terre et annonce-lui que je l’attends au Paradis. Que les trônes de nuages, que mes anges doivent dorer avec les rayons du couchant chaque soir, soient sa demeure pour les siècles des siècles !
L’ange s’en fut, et il ramena le chanteur auprès de Dieu.
Mais lorsque le deuxième jour, le Seigneur partit se promener pour se détendre et que les trompettes d’or des armées célestes le saluèrent, il aperçut le chanteur qui, tout seul, regardait vers la terre en pleurant.
— Pourquoi ne chantes-tu pas ? lui demanda le Seigneur.
— Pour qui pourrais-je bien chanter, ici, au Paradis ? répondit-il.
Et quand le Seigneur, songeur, s’arrêta devant lui, le chanteur lui demanda :
— Seigneur ! Permets-moi dans ta miséricorde de retourner parmi les hommes, car mes chants leur manquent.
Mais le Seigneur répondit :
— Non, tu ne dois pas y retourner, ô chanteur, car les hommes en écoutant tes chansons se détournent de moi.
— Alors permets que je descende en Enfer et que j’y chante mes chansons, car puisque tu as fait de moi un chanteur, tu dois aussi me donner des oreilles qui m’écoutent.
Et Dieu s’attrista d’une telle demande. Il dit pourtant :
— J’ai ordonné qu’on ferme les portes du monde devant toi, ô chanteur, et que les portes du Ciel et de l’Enfer te soient ouvertes pour l’éternité ! Descends donc chanter au Royaume des ténèbres.
Alors le chanteur se mit en route d’un pas rapide pour rafraîchir l’âme de ceux qui souffrent.
Et lorsqu’il vit la souffrance qui emplissait les ténèbres de l’Enfer, il se sentit très mal. Il s’assit tout près des damnés, et un chant merveilleux s’envola alors de son âme. Aussitôt les yeux qui cillaient sous la douleur s’éclairèrent, les visages plissés par la souffrance se détendirent, les terribles souvenirs de l’éternité furent oubliés. Tous se taisaient et écoutaient, seul le chant vibrait, vivait, s’enflait.
Et quand vint le jour du Jugement dernier, Dieu envoya son fils pour la rédemption de tous ceux qui souffrent.
Mais lorsque le Christ arriva aux portes de l’Enfer, il frappa en vain, pour qu’on le laisse entrer : nul ne vint lui ouvrir, car tous écoutaient le chanteur.
Des millénaires se sont écoulés depuis le Jugement dernier, mais le Christ est toujours là, à attendre qu’on lui ouvre. Et derrière les hautes portes, tout est silencieux comme avant : on entend seulement un chant qui vibre et résonne.
Traduit de l’estonien par Jean-Jacques Triboulet