Le sang des vikings

       Le petit vapeur des îles s’approchait du port avec un grondement sourd. Il n’y avait rien d’autre ici qu’un embarcadère défraîchi planté sur des poteaux pourris, et plus loin, sur la grève, une espèce de remise rougeâtre. Derrière celle-ci s’ouvrait un chemin envahi d’herbe qui, contournant un tertre rocheux de couleur brune, disparaissait dans la forêt qui semblait couvrir toute l’île.
       Sur l’embarcadère comme sur la grève il n’y avait qu’un seul être vivant, un vieil homme en veste grise avec une sacoche en écorce de bouleau, debout, l’air résigné. Ses yeux gris délavés fixaient l’embarcation qui s’approchait. Allez savoir s’il la voyait ou non, s’il n’y voyait pas autre chose qu’un bateau. En lui devait couler le sang des vikings, parler la voix d’au moins cinquante générations. Mais dans son allure et son visage résonnaient seulement les échos de l’intérieur de l’île et de l’enclos à bétail. Et voilà qu’il lui fallait se rendre quelque part, avec sa sacoche en écorce – il toussa –, un vrai départ en voyage…
       Un homme au long torse de loutre, aux jambes courtes, se pencha par-dessus le bastingage du vapeur ; d’une main il s’accrochait au toit de fer-blanc et, de l’autre, faisait tourner le bout d’une amarre usée. « Ohé ! » cria-t-il en lançant la corde sur l’embarcadère. La boucle frappa le sol, rebondit une fois lourdement avec un son mat, se retourna et s’immobilisa. « Ohé ! » cria de nouveau l’homme à l’air de loutre. Alors seulement le vieux à la sacoche sembla s’éveiller, dans une espèce de gémissement. Il empoigna la corde à deux mains et passa la boucle à un poteau, tout en grognant et en geignant comme un ours ; mais il sentait que lui aussi était nécessaire au bon déroulement de cette escale. Il se remit à tousser.
       À son poste, courbé pour mieux voir, le capitaine, nez rouge et lunettes, surveillait l’accostage. Le vapeur donna contre l’embarcadère, des bidons de lait cliquetèrent sur le pont. Le capitaine cria quelque chose au machiniste, en bas; un vigoureux gargouillis lui répliqua en provenance de la poupe. L’homme à la mine de loutre sortit le marchepied et en laissa tomber l’extrémité sur l’embarcadère. Ce n’était pas son habitude – qu’ils se débrouillent, ce n’était pas marqué sur le billet qu’en plus il fallait aider les gens à descendre à terre. Mais s’il y avait des dames ou des vaches, alors là bien sûr c’était autre chose. Avec leurs talons hauts ou leurs sabots glissants, ce n’était pas facile. Des manières de gens bien, il paraît – hé hé !
       Cette fois-ci il n’y avait pas de vaches, mais il y avait des dames. Eh oui, elles étaient déjà toutes les trois en rang avec leurs paquets, attendant de débarquer. La première, la plus grande, posa un soulier rouge verni sur le marchepied plein de boue, mais aussitôt elle fit un faux pas et chancela en poussant un cri. Face-de-Loutre lui vint en aide, juste à temps, en lui donnant la main. Délicatement, la dame lui tendit un seul doigt et prit pied sur l’embarcadère, à petits pas. Puis elle se retourna, fit une petite révérence et, avec un sourire de grande dame, dit : « Thank you ! » Galamment, Face-de-Loutre fit glisser sa chique d’une joue à l’autre et aida les deux autres dames à descendre. Pendant ce temps l’homme à la sacoche d’écorce se hissait gauchement sur le pont. Il n’était pas très sûr que l’usage du marchepied fût inclus dans son billet à lui. Là-dessus, la loutre traîna bruyamment trois ou quatre bidons de lait vides sur l’embarcadère.
       Le capitaine, toujours à son poste, surveillait toutes ces opérations du regard irrité de ses lunettes à monture de fer. Puis il tendit la main et donna le premier coup de sirène. L’écho du mugissement de la vapeur fit le tour des îles, puis se perdit dans la forêt. Le capitaine jeta un coup d’œil à l’horloge – encore quelques minutes. Sans doute que personne ne va plus surgir de là-bas derrière les pins, mais si jamais tu pars trop tôt ça va encore faire du boucan. D’autant qu’il y a des actionnaires de cette vieille casserole de vapeur jusque dans ces villages perdus dans la forêt. Et cela, c’est bien le pire.
       Ce matin le capitaine n’était pas de bonne humeur. La tête lui tintait de la cuite de la veille et des ennuis du jour. Même ce fichu temps était maussade, comme flétri, ni soleil ni pluie – pas même de quoi se mettre proprement en colère. Tout semblait se liguer contre lui !
       Le vapeur attendait, l’eau clapotait doucement contre l’embarcadère, et les trois dames attendaient aussi. Il était clair qu’elles voulaient assister au départ du bateau pour lui faire adieu de la main. Comme au départ d’un paquebot – c’est si élégant ! Elles étaient là en rang comme les trois reines de Saba, toutes habillées de la même manière, avec le même visage inexpressif. Elles portaient des chapeaux noirs vernis chargés de fruits à l’éclat gélatineux, des robes noires brillantes à paillettes et des souliers d’un rouge violent. Ce n’étaient pas précisément des tenues de voyage, mais puisqu’elles devaient se montrer, autant que ce soit dans toute leur splendeur ! Comme dans les cercles les plus raffinés de Hollywood – ainsi en avaient-elles décidé le matin même dans le petit chef-lieu de l’archipel. Le regard à la fois hautain et bienveillant qu’elles portaient sur le vapeur, sur l’embarcadère et sur tout ce qui les entourait montrait qu’elles étaient pleinement conscientes de tout cela. Oh, bien sûr, de par le vaste monde elles avaient été habituées à bien autre chose, mais par ici, au pays, que pouvait-on attendre de ces arriérés ?
       Elles se tenaient debout, l’une avait à la main une cage à perroquet jaune, l’autre un gramophone étincelant, la troisième un énorme sac à main rouge sur lequel était brodé un Mickey en train de danser. Elles levaient fièrement la tête, le visage figé en un sourire supérieur ; de temps en temps elles échangeaient quelques mots incompréhensibles dans une langue qui devait être de l’anglais. Le perroquet semblait avoir froid, il était silencieux, tout recroquevillé sur son perchoir.
       Cette manière qu’elles avaient de regarder autour d’elles irritait, exaspérait le capitaine. Il tendit à nouveau la main et tira brutalement la poignée de la sirène. Le sourd mugissement tourbillonnant au-dessus de l’eau l’emporta loin de la réalité qui l’entourait.
       Eh oui, il aurait pu lui aussi être aux commandes d’un grand vapeur transatlantique. À présent, debout sur la passerelle de commandement, il jetterait un regard d’aigle sur une forêt de mâts. New York et Liverpool, Hambourg et Marseille… Des pantalons repassés, du whisky, des havanes… Ici, dans le nord, le foyer, la famille, mais là-bas, aux quatre coins du monde, des aventures… Eh oui, lui aussi avait un jour fait de ces rêves ; et tout cela aurait pu être. Mais la réalité, c’était que toute sa vie s’était passée entre ces maudites îles, sur cette auge, à transporter des cruches à lait, de vieilles paysannes et des porcelets. Et pour tout équipage, rien que cette face de loutre, et l’autre bipède du même acabit dans la salle des machines. Les voilà, ton premier et ton second timonier, ton carré des officiers, ton fumoir. Pff !
       Et maintenant, pour tout arranger, ces reines de Saba ! À peine embarquées elles avaient commencé à frimer, à se faire mousser, elles étiraient leurs faces de bois en sourires de femmes du monde et prétendaient ne parler qu’anglais avec lui. Lui, en son temps, il avait un peu appris cette langue, mais ici, à quoi diable cela eût-il pu lui servir ? Il avait oublié, il ne lui restait plus grand-chose d’autre que « yes » et « no ». Et puis il les connaissait, ces grandes dames avec leur anglais. Ce n’étaient que des filles de cuisine revenues des États-Unis pour rendre visite à la famille. Et voilà qu’elles s’étaient mis en tête d’épater ce trou avec leur gramophone, leur perroquet, leur élégance. Voyez, c’est comme ça qu’on vit là-bas dans l’orgueilleuse, dans la prospère Amérique !
       Avec la dernière énergie, pour la troisième fois le capitaine actionna la sirène. L’homme à la peau de loutre tira le marchepied et cria « Ohé ! » en direction de l’embarcadère ; mais comme il n’y avait personne d’autre que les trois divas, le cri n’eut pas l’effet souhaité. Il y eut bien une ébauche de mouvement, mais le seul résultat fut un plaintif « yes — no ». Le vieux à la sacoche d’écorce, qui se sentait concerné par le fait que la boucle de l’amarre était passée autour du poteau, émit lui aussi une espèce de gémissement ; il était sur le point de redescendre, mais Face-de-Loutre sauta sur l’embarcadère, libéra la corde et remonta à bord.
       Les souveraines de Saba reprirent leur pose majestueuse, le mouchoir à la main ; estimant que le moment du vrai départ était venu, elles se mirent à agiter les bras et à crier en chœur :
       « Good bye ! »
       Le capitaine serra les dents avec colère. Le diable les emporte – si même ici on n’entend plus que cette fichue langue d’Albion, Maîtresse des Mers, alors pourquoi, lui, se priverait-il ? Son regard tomba sur les reflets du gramophone et cela fit remonter en lui un souvenir. Il bomba le torse et cria au chauffeur d’une voix enrouée :
       « His master’s voice ! »
       Qui sait ce que l’autre là-dessous en pensa ; quoi qu’il en soit, il mit le moteur en marche. Le vapeur s’éloigna de l’embarcadère, vira de bord et avança en grondant, présentant le flanc, comme un chien. Debout sur l’embarcadère, entre les poteaux duquel clapotaient les vagues ranimées par l’hélice, les merveilles du Nouveau Monde gesticulaient du bras. Le perroquet se réveilla, battit des ailes et se mit à brailler avec elles :
       « Good bye ! »
       Tout à coup le capitaine sentit monter en lui une colère aveugle : pourquoi ne pas laisser cette vieille caisse aller comme bon lui semblait ! Plus de détours autour de tous ces fichus caps, tout droit, à toute vitesse, à toute vapeur, à l’attaque ! Se jeter comme la tempête contre les récifs, debout sur les rochers, faire des étincelles ! Lorsque toute une vie s’est passée à tourner en rond, à transporter des vieilles et des gorets, à commander à des faces de loutres et à des sacoches en écorce, qu’au moins cela s’achève en une fière pétarade cosmique !
       Mais la révolte du sang des vikings ne dura qu’un instant. Le vapeur vira sur la gauche et disparut derrière le cap. Sur la scène liquide régnait à nouveau, grise, la même absence de vie.

1942

Traduit de l’estonien par Jean-Pierre Minaudier