(Extrait)
(Juliette Marchand, la préceptrice française arrivée récemment au manoir du baron Heidegg, découvre avec étonnement les conditions de vie des paysans estoniens et la mentalité féodale des barons baltes. Elle est interrogée ici par Herbert, le fils aîné du baron, qui vient de rentrer de l’étranger.)
« Comment trouvez-vous notre pays, Mlle Marchand ?
— Vous voulez dire la nature ?
— Oh, non ! Je comprends bien que notre maigre nature n’a rien qui soit susceptible de vous intéresser.
— Mais si, M. le Baron. La nature est toujours intéressante, quelque forme qu’elle revête. Même la nature la plus pauvre offre quelque chose de neuf, quelque chose qui mérite de l’attention, de l’amour, et qui procure du plaisir.
— Je me réjouis que notre nature trouve grâce à vos yeux, répondit Herbert. Mais ma question était plus générale.
— Vous voulez savoir si la vie et les gens me plaisent ?
— C’est cela. Les enfants m’ont dit que vous appreniez la langue de nos paysans. Dois-je en conclure que vous avez l’intention de vous établir durablement dans notre pays ?
— Non, répondit Juliette, ce n’est pas dans ce but que j’apprends l’estonien, mais simplement parce que j’aime les sonorités étranges et belles de cette langue. En outre, je voudrais parler la langue des gens parmi lesquels je vis, afin de pouvoir les comprendre.
— Notre peuple vous intéresse donc ?
— Tous les peuples m’intéressent, M. le Baron. Je pourrais presque dire tous les hommes. »
Le vieux baron et son épouse échangèrent un regard amusé qui semblait dire : chaque gouvernante a ses petites bizarreries ! Herbert fut étonné lui aussi de cette réponse, mais son regard demeura grave.
« Hum, dit-il, je crois, Mademoiselle, qu’il y a dans le monde beaucoup de peuples ennuyeux et beaucoup de gens ennuyeux. De plus, on ne peut pas vraiment dire qu’il s’agisse d’un peuple, du moins si vous pensez à nos paysans ; un véritable peuple, où sont représentées toutes les catégories sociales, peut certes retenir l’intérêt par sa diversité, et surtout par ses classes cultivées. Mais les gens qui parlent estonien appartiennent tous à la même classe, ce sont des paysans, et terriblement ennuyeux de surcroît !
— Sur ce point-là, mon opinion est un peu différente. »
La baronne Heidegg jeta un regard éloquent à son mari. Il était visible que la réponse de Mlle Marchand ne lui plaisait pas.
« Et quelle est donc votre opinion, Mlle Marchand ? demanda Herbert.
— Je trouve que ces paysans sont très travailleurs. Cela suffit à m’intéresser.
— Travailleurs ! s’exclama le vieux baron en riant bruyamment. Ah, Mlle Marchand, je constate une fois de plus à quel point les femmes ont tendance à se former des opinions erronées sur la base d’observations superficielles ! Nos paysans ? travailleurs ? La paresse des Estoniens est proverbiale !
— Pourtant je sais qu’ils travaillent du matin au soir et qu’ils ne rechignent pas non plus à travailler la nuit. Malgré cela, il vivent dans le plus extrême dénuement. Dans mon pays, la journée de travail n’est pas aussi longue, le travail de nuit est inconnu et les paysans sont incomparablement plus prospères, bien qu’ils manquent cruellement de bonnes terres plates .
— Vous connaissez donc la situation des paysans de votre pays ? demanda le baron Heidegg.
— Un peu. Mon père possédait une laiterie-fromagerie à la campagne, avant que nous ne nous installions en ville.
— Vous avez mentionné le travail de nuit, Mlle Marchand, intervint Herbert. Vous voulez sans doute parler du battage des céréales. Ce n’est pas un travail régulier, mais temporaire, saisonnier, dont ne pouvons pas nous passer. Et qu’est-ce qui vous fait penser que nos paysans sont si pauvres ?
— J’en juge d’après leurs maisons, leurs vêtements et leur alimentation. Je n’ai vu nulle part ailleurs de cabanes aussi misérables, de vêtements aussi médiocres ni de pain aussi noir. L’autre jour, en voyant deux hommes prendre leur repas dans un champ, j’ai cru qu’ils mangeaient de la tourbe. Ce sont les enfants qui m’ont dit que c’était du pain, du pain ordinaire de paysan. »
Kuno et Ada éclatèrent de rire et confirmèrent que Mlle Marchand avait vraiment pris le pain des paysans pour de la tourbe. Elle s’en était fait donner un petit morceau et, après l’avoir goûté, était restée d’avis que ce n’était pas du pain.
« Mlle Marchand, vous observez notre situation avec des yeux d’étrangère, lui dit Herbert avec gentillesse, comme pour l’excuser. Avez-vous déjà séjourné dans un manoir en Russie ?
— Non.
— Cela explique tout. Si vous aviez vu un domaine russe vous en jugeriez différemment.
— Mais vous, M. le Baron, êtes-vous déjà allé en Russie ?
— À vrai dire, moi non plus. Mais la situation là-bas m’est connue par les descriptions que l’on m’en a faites.
— Si nos paysans sont pauvres, dit le vieux baron, la bouche pleine, pendant que ses longues moustaches oscillaient vivement de bas en haut comme des joncs ployés par le vent, c’est à cause de leur paresse et de leur indifférence. L’indifférence est, après la paresse, la deuxième caractéristique du peuple estonien, sa deuxième tare nationale. »
La préceptrice, sans se départir de sa politesse et de son humilité habituelles, lui répondit : « Pardonnez-moi, M. le Baron, mais j’ai quelque peine à le comprendre. J’ai lu que le peuple estonien avait un folklore de grande valeur, notamment une vaste épopée nationale qui ne le cède en rien aux célèbres sagas des autres peuples nordiques. Cela montre bien que ce peuple doit avoir, ou du moins a eu autrefois un esprit éveillé. Est-ce que je me trompe, M. le Baron ?
— Mademoiselle, je n’ai jamais entendu dire que mes paysans écrivissent des poésies ! répondit le vieux baron en riant. Je crois que ce sont surtout des tailleurs de village et des vieilles femmes qui les ont composées. »
Cette remarque plaisante fit rire, outre le baron lui même, son épouse et tous les enfants à l’exception d’Adelheid.
« Mais leur talent poétique ne les rend pas plus vifs ni plus intelligents, ajouta le baron. Un simple coup d’œil à leur visage suffit pour comprendre à quel point leurs facultés intellectuelles sont limitées. »
Juliette Marchand voulut répondre, mais le baron parlait déjà d’autre chose. Il paraissait regretter d’avoir échangé si longtemps des idées avec une femme sur un tel sujet, et de surcroît avec une femme « à son service ». L’enthousiasme avec lequel son épouse se saisit du nouveau sujet de conversation montrait assez clairement qu’elle jugeait l’échange précédent inconvenant. Évidemment, le baron avait pris soin de choisir un sujet sur lequel la préceptrice ne fût pas en mesure d’exprimer un avis.
On se leva bientôt de table, et lorsque Juliette Marchand, après avoir demandé si l’on avait encore besoin d’elle, se vit répondre que non par la baronne, elle se retira en compagnie de M. Lustig.
À peine furent-ils sortis que Raimund vint se placer devant Herbert, croisa les bras et demanda à son frère sur le ton de la confidence, avec l’assurance d’un connaisseur :
« Alors ? Je n’avais pas raison ? Elle est belle, non ?
— Oui, mon garçon, répondit Herbert d’un air sérieux.
— Et est-ce que ses cheveux ne paraissent pas bleutés à la lumière du feu ?
— Tu as l’œil exercé, Raimund.
— Elle te plaît alors ?
— Je ne sais pas encore », répondit Herbert pensivement, le regard perdu dans le lointain. Il posa la main sur l’épaule du garçon et, marchant avec lui, suivit lentement ses parents à travers les autres pièces.
La baronne paraissait d’humeur maussade.
« Ces Français ont la fâcheuse habitude de se faire valoir en société, dit-elle en s’asseyant dans la salle. Ils ont parfois de telles audaces et de telles libertés que c’en est pénible à voir et à entendre.
— Comment donc ? demanda Hubert en s’arrêtant derrière le fauteuil de sa mère.
— Tu n’as rien remarqué ? Une femme qui contredit les hommes ! Y compris son patron !
— Et sur des sujets auxquels elle ne connaît rien, ajouta le baron, d’un ton tout aussi réprobateur.
— C’est tout à fait inouï ! »
Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin