Un jeune couple entra dans une pâtisserie, à l’angle d’une rue de banlieue. Au fond de la petite boutique se dressait un comptoir pourvu d’une vitrine. Derrière la vitre, des gâteaux étaient alignés. Un grand assortiment. Assis de l’autre côté, un homme en blouse blanche lisait un livre en langue étrangère. Il leva un œil, dévisagea le jeune homme et la jeune fille, puis attendit. Comme ils ne demandaient rien, il se replongea dans sa lecture.
Les jeunes gens contemplaient les gâteaux, rangés par ordre de prix. Ils étudièrent d’abord les moins chers et terminèrent leur inspection par les pièces les plus onéreuses. Leur regard glissa ensuite sur un espace vide, puis rencontra un amas d’objets hétéroclites : un vieux seau, un livre de comptes, un tire-bouchon, un sac à main en cuir passablement défraîchi et une truelle couverte de chaux. Peut-être utilisait-on la vitrine comme débarras. À moins qu’on n’y exposât les objets oubliés par les clients. En tout cas, ces vieilleries semblaient traîner là depuis fort longtemps. On avait le sentiment qu’elles s’étaient usées sur place. On ne pouvait certes pas en dire autant des gâteaux : ils avaient l’air très appétissants et leur fraîcheur ne faisait aucun doute. Le jeune homme observa par la fenêtre les petites maisons en bois, de l’autre côté de la rue, puis déclara :
— C’est curieux que dans ces faubourgs il y ait un tel assortiment de pâtisseries juste avant les fêtes. En ville, en ce moment, on ne trouve absolument rien.
— Sommes-nous arrivés là par hasard ou connaissais-tu déjà ce magasin? chuchota sa compagne, en jetant un coup d’œil furtif vers le vendeur, profondément absorbé par sa lecture.
— Non, je ne le connaissais pas. Je crois bien être passé par ici à plusieurs reprises, mais je ne l’avais jamais remarqué.
Il se tourna vers le comptoir :
— Excusez-moi, est-ce que cette boutique est ouverte depuis longtemps?
Le vendeur interrompit sa lecture, se leva et répondit avec un sourire :
— Oui, très longtemps.
— Tiens donc, fit le jeune homme en hochant la tête d’un air dubitatif. Et ils sont bons, vos gâteaux?
— On n’a pas besoin d’en faire la réclame, répondit l’autre, toujours souriant. Je n’ai jamais entendu personne s’en plaindre.
— Excusez-le, intervint la jeune fille timidement, il ne voulait pas vous offenser.
— Oh! bien sûr, il y a toujours des gens incrédules, mais les acheteurs sont contents, y compris ceux qui ne savent pas ce qu’ils veulent, expliqua-t-il tranquillement en plaçant un marque-page dans son livre.
— Ils reçoivent tous le gâteau adéquat, même lorsqu’ils ne savent pas ce qu’ils veulent? s’étonna le jeune homme.
Le vendeur sourit. Il n’avait pas particulièrement envie de discuter.
— Dans ce cas, c’est à moi de déterminer ce qui leur convient.
— Mais comment faites-vous? demanda la jeune fille d’un air intéressé.
— Ce n’est pas compliqué. Il suffit de connaître les hommes. À chaque catégorie de gâteaux correspond une catégorie d’individus.
Le jeune homme secoua la tête :
— Il y a plus de types humains que de gâteaux différents.
— C’est exact. Une classification est toujours approximative, mais c’est la meilleure façon de représenter un système conceptuel.
Les jeunes gens échangèrent un regard interrogateur. Ils n’avaient pas très bien compris les propos du vendeur. Il s’expliqua :
— On peut fonder une classification sur n’importe quel critère. Prenez par exemple les amateurs de meringues. Ils vont former la classe « meringues ». Qui rassemblera des individus très divers, y compris des gens que tout oppose, que ce soit leurs idées, leur caractère, leur attitude à l’égard de la viande de veau, leur opinion sur le football ou leur interprétation des tragédies de Shakespeare. La richesse d’une science se manifeste par la diversité de ses critères de classification.
La jeune fille le considérait d’un air ébahi.
— La science des gâteaux… marmonna le jeune homme, en essayant de conserver une certaine hauteur par rapport à ce discours savant.
— Sauriez-vous dire aussi quel est le genre de pâtisseries qui nous convient le mieux? minauda la jeune fille.
Le vendeur ferma son livre et observa un instant ses clients.
— Pour que je puisse le déterminer, il faudrait que vous répondiez à un petit questionnaire.
— Un questionnaire! s’écrièrent-ils en chœur, la jeune fille avec étonnement, le jeune homme avec indignation.
— D’ailleurs, il ne concerne nullement vos goûts alimentaires. Les questions sont concrètes, elles ont trait à votre origine sociale, vos penchants et vos centres d’intérêt. — Il commençait à se lasser de cette longue discussion. — Cela, évidemment, au cas où vous ne sauriez pas ce qu’il vous faut.
— Et si nous le savons? demanda la jeune fille. Il sourit d’un air las :
— À quoi bon perdre du temps? Achetez simplement ce dont vous avez envie.
— Mais naturellement, trancha le jeune homme avec assurance, et il se remit à inspecter l’étalage.
— Je vous en prie ! Faites votre choix, dit aimablement le vendeur. Il s’assit sur sa chaise, ouvrit son livre et reprit sa lecture. Les jeunes gens chuchotèrent :
— Tu sais quoi? Nous allons en choisir un que ni toi ni moi n’avons jamais mangé! proposa la jeune fille, ravie de cette idée soudaine.
— Faisons comme ça! dit le jeune homme, comme si la suggestion venait de lui. Je suis toujours favorable à la nouveauté.
Lorsqu’ils eurent atteint le bout de la rangée, le jeune homme remarqua, derrière le seau et le sac à main, un dernier gâteau. Il était gris -ou peut-être le paraissait-il en raison du voisinage de ces objets si ordinaires. On l’avait poussé à l’extrémité de la vitrine; il ne semblait pas faire partie de l’étalage. Pourtant, il portait une étiquette, avec la mention : Gâteau spécial, et son prix était supérieur à celui des tartes les plus élaborées.
Le jeune homme le désigna à la jeune fille. Ils examinèrent en silence cette œuvre peu spectaculaire. Ils lui trouvaient quelque chose d’attirant. Le prix, peut-être, qui indiquait une qualité particulière. Ou le nom : gâteau spécial. Le jeune homme, qui avait le sentiment d’être très différent de ses semblables, pensa que peut-être ce gâteau spécial lui était spécialement destiné. Il compta son argent : il possédait exactement la somme nécessaire.
— Pourriez-vous me dire ce que c’est que ce gâteau spécial?
Le vendeur leva les yeux.
— Ce gâteau ? Je ne vous le recommande pas, énonça-t-il avec calme.
Cette « science des gâteaux » par trop assurée irrita profondément le jeune homme.
— Et pourquoi donc ?
— Il n’est pas bon, déclara l’employé évasivement.
— Alors pourquoi le vendez-vous?
— Je vends ce qu’on me livre.
— Mais pourquoi produit-on ce genre de gâteaux?
La jeune fille toucha légèrement la main du jeune homme.
Le vendeur haussa les épaules :
— Moi, mon boulot, c’est de vendre.
— Il y a bien des gens qui en achètent, conclut le jeune homme, puisqu’on en produit…
L’autre hocha la tête d’un air indifférent.
— Certaines personnes en achètent, reconnut-il en baissant les yeux sur son livre.
— Mais pourquoi, si ce n’est pas bon?
— Les goûts et les couleurs, vous savez…
— Quel goût a-t-il donc? s’enquit la jeune fille avec curiosité.
— Un goût très désagréable, répondit-il sèchement.
— Vous en avez déjà mangé? interrogea le jeune homme à brûle-pourpoint.
Le vendeur pâlit légèrement.
— Non, répondit-il.
— Alors comment pouvez-vous en parler? L’autre haussa à nouveau les épaules.
— Je ne suis jamais allé au Népal et je n’ai jamais réalisé d’enquête sociologique, mais je sais que dans ce pays le taux d’alphabétisation n’est que de cinq pour cent.
— Je veux ce gâteau, déclara le jeune homme. Il essayait de prouver qu’il était supérieur à tous les vendeurs du monde.
Sans quitter sa place, l’employé désigna la longue rangée de gâteaux :
— Tenez, choisissez parmi ceux-là. Je vous garantis qu’ils sont excellents.
— Je viens de vous dire ce que je désirais, coupa le jeune homme, de plus en plus agacé de voir cet expert en pâtisserie faire tant de mystère au sujet d’un article de si piètre apparence.
La jeune fille lui toucha la main et s’adressa poliment au vendeur :
— Qu’est-ce qui ne va pas avec ce gâteau?
— Il provoque des troubles digestifs.
— Mais alors, pourquoi l’acheter? s’exclama-t-elle, étonnée.
— Vous le proposez peut-être à l’intention des suicidaires? railla le jeune homme.
— En un certain sens, oui, on peut le dire, avoua-t-il tranquillement.
Les jeunes gens se dévisagèrent.
— Pourquoi est-il plus cher que les autres? demanda la jeune fille.
Une fois de plus, le vendeur haussa les épaules :
— Vraisemblablement parce que le marché est étroit : les coûts de fabrication ne peuvent être amortis que par un prix de vente élevé.
Les jeunes gens s’approchèrent de la fenêtre :
— Je n’en crois pas un mot, chuchota le jeune homme. Il a simplement décidé qu’il ne le vendrait pas. À mon avis, c’est un type louche…
La jeune fille, stupéfaite, haussa les sourcils et jeta un regard furtif vers le comptoir. Le jeune homme reprit sa voix normale :
— Vous en avez beaucoup, de ces gâteaux?
— Desquels?
— Des gâteaux spéciaux. L’employé réfléchit un instant.
— Non, c’est le seul pour le moment.
— Il le garde pour quelqu’un, souffla le jeune homme à la jeune fille.
— Donnez-le-nous, je vous prie, exigea-t-il.
— Je ne veux pas.
— Est-il à vendre, oui ou non?
— Oui, bien sûr, mais…
— Alors donnez-le-nous. Le vendeur hésitait.
— A moins qu’il ne faille une autorisation spéciale ?
— Une autorisation?… Non, aucune autorisation n’est nécessaire. Mais ce gâteau contient des substances toxiques et provoque des troubles digestifs. Dans certains cas, les effets peuvent être très désagréables, en particulier sur les gens bien portants…
— C’est dans une pharmacie qu’il faudrait le vendre, pas dans une pâtisserie, fit remarquer la jeune fille avec pertinence.
— Il est placé à part, répliqua-t-il pour justifier sa méthode de rangement.
— Amenez donc ce gâteau par ici, réclama le jeune homme qui s’impatientait.
— Vous n’allez pas l’offrir à un de vos amis? s’inquiéta l’autre, soupçonneux.
— L’utilisation que je fais de ce que j’achète ne regarde aucunement les vendeurs, déclara le jeune homme avec arrogance.
L’employé resta poli.
— Outre ma qualité de vendeur, il se trouve que je suis aussi un être humain.
— Soit, concéda le jeune homme, magnanime.
— Il est strictement interdit d’offrir ce gâteau à un tiers.
— En vertu de quel règlement? ironisa le jeune homme.
La jeune fille lui jeta un regard étonné.
— En vertu d’une loi humaine non écrite, répondit le vendeur.
— Très bien, donnez-moi ce gâteau. Je vous promets que je ne l’offrirai à personne.
L’employé haussa les épaules. Il ferma son livre et prit le gâteau dans la vitrine. Après l’avoir examiné, il le plaça dans une boîte en carton qu’il ficela à contre-cœur.
Le jeune homme déposa tout son argent sur le comptoir, s’empara du paquet et sortit, accompagné de la jeune fille. Le vendeur les suivit longuement du regard. Il ouvrit ensuite son livre en langue étrangère et poursuivit sa lecture.
Personne ne sait ce que le jeune homme têtu fit avec son gâteau. Peut-être essaya-t-il de le manger, pour se convaincre que le vendeur avait dit vrai. Et peut-être cela lui a-t-il occasionné quelques troubles digestifs, sans pour autant atténuer sa satisfaction d’avoir obtenu ce qu’il voulait.
Mais peut-être l’a-t-il simplement enterré très profond, afin que personne ne tombe malade par sa faute. Qui sait?
Les hommes accomplissent tous les jours des gestes sublimes.
Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin