Le pain de Vernanda

     Le train arriva à Vernanda. Le contrôleur annonça dix minutes d’arrêt. Ramon prit sa serviette vide dans le filet à bagages et descendit sur le quai de cette gare qu’il ne connaissait pas. Non loin de là se trouvait le buffet, ainsi qu’un kiosque vert où l’on vendait des friands rassis. Ramon voulait acheter un pain noir. Il traversa le hall de la gare et sortit sur la place qui s’ouvrait vers la ville, presque déserte dans le petit matin. Au milieu de la place, il y avait des pélicans accroupis. Peut-être étaient-ils en plâtre. Dans la rue qui donnait sur la place scintillaient les néons fatigués des enseignes qui avaient brûlé toute la nuit. L’une d’elles indiquait « PAIN ». Ramon regarda sa montre et se mit à marcher vers la boulangerie.
     Un pélican prit lourdement son vol, avec des mouvements gauches. L’oiseau en plâtre volait avec difficulté.
     La boulangerie était fermée. Ramon sonna, mais personne ne vint lui ouvrir. Il retourna à la gare sans tarder. Lorsqu’il arriva sur le quai, le train n’était plus là.
     Ramon regarda autour de lui. Il ne reconnaissait rien. Se pouvait-il qu’il soit arrivé en si peu de temps à une autre gare? Il entra dans le hall, avisa le chef de gare et lui demanda :
     — S’il vous plaît, est-ce bien la gare de Vernanda ?
     — Peut-être bien que oui, répondit le chef de gare d’un air absent.
     — Mais ce n’est pas possible, dit Ramon stupéfait.
     — Si vous ne me croyez pas, demandez à quelqu’un d’autre.
     Hormis Ramon et lui, il n’y avait personne dans la gare. Le chef de gare fit mine de s’éloigner. Ramon lui saisit la manche :
     — Mais le train n’est plus là !
     Le fonctionnaire regarda d’un air indifférent la manche que Ramon tortillait.
     — Il est parti.
     — Quand ?
     — Il y a une demi-heure environ.
     Ramon s’énerva :
     — Il y a seulement huit minutes qu’il est entré en gare !
     Le chef de gare haussa les épaules :
     — Eh bien, il est peut-être parti il y a cinq minutes, quelle importance ?
     — Comment se fait-il qu’il soit parti en avance ? se plaignit Ramon, il y avait dix minutes d’arrêt.
     — Le mécanicien s’est senti obligé de partir.
     — Qu’est-ce que je vais devenir maintenant ?
     Le chef de gare le regarda attentivement :
     — Que faut-il donc que vous deveniez ?
     — Quand part le prochain train ?
     — Ce soir. L’horaire est affiché.
     — Est-il possible d’avoir un billet ?
     — Vous pouvez acheter votre billet à n’importe quelle heure, si vous voulez quitter Vernanda…
     — Evidemment, je le veux.
     — Eh bien tant mieux, dit le chef de gare, et il s’éloigna.
     Ramon lui courut après.
     — Pourquoi tant mieux ?
     — Il y a des gens dont on a du mal à se débarrasser.
     Ramon s’arrêta et haussa les épaules. Il avait maintenant tout le temps d’aller chercher du pain.
     La boulangerie était toujours fermée. Ramon sonna. Sortant de l’arrière-boutique, apparut un gros bonhomme tout ébouriffé, qui vint coller son large front contre la porte vitrée et dévisagea longuement Ramon en roulant des yeux.
     Quand il l’eut examiné tout son saoul, et après avoir hoché plusieurs fois la tête, comme pour se décider, il ouvrit la porte et prit place derrière le comptoir.
     Ramon regarda autour de lui. On vendait là, comme dans toutes les bonnes boulangeries, du pain, des spaghettis et des baquets à linge.
     — Une boule de pain, dit-il au marchand.
     Le gros bonhomme le regarda de travers et poussa vers lui une miche qui traînait sur le comptoir. Ramon l’examina attentivement : elle était souple et bien cuite. Il paya et mit le pain dans sa serviette vide.
     Le boulanger, les yeux hagards, referma la porte à clef derrière lui. Dans la longue rue bordée d’enseignes, les gens s’étaient multipliés, mais dispersés comme ils étaient, ils ne parvenaient pas à dissiper l’impression de vide.
     Ramon s’engagea dans une rue transversale. Il voulut prendre un morceau de pain dans sa serviette, mais une femme arriva en sens inverse et lui jeta un regard endormi. Il serra sa serviette sous son bras, regarda autour de lui et se glissa dans un passage voûté qui débouchait dans une cour. Il était en train de s’affairer sur la serrure récalcitrante de sa serviette, lorsqu’un écolier apparut dans le passage en sifflotant. Ramon fit semblant d’examiner les numéros des appartements, ce qui attira l’attention du jeune garçon. Puis, comme s’il n’avait pas trouvé ce qu’il cherchait, il retourna dans la rue et poursuivit son chemin.
     Il arriva finalement dans un jardin qui bordait la rue. Il s’assit sur un banc et ouvrit sa serviette. Sur le banc voisin, une jeune femme regardait sa montre nerveusement. Un rendez-vous galant de si bon matin ! s’étonna Ramon, et il introduisit la main dans sa serviette pour rompre un morceau de pain. Mais la chose qu’il toucha était dure comme du plastique et n’avait rien à voir avec du pain.
     Ramon ouvrit en grand les soufflets de sa serviette : à la place du pain, il y avait un objet non-identifié de couleur marron foncé, un peu plus petit qu’une miche. Ramon inclina la serviette vers un réverbère éloigné, afin d’éclairer l’intérieur. Il n’y avait rien d’autre que cette chose inconnue. Ramon la sortit. C’était une boîte en plastique dur, munie d’un bouton sur le côté et sur laquelle se trouvaient des inscriptions. Ramon la renifla et la porta à son oreille : un tic-tac à peine audible en sortait.
     C’était une bombe, avec un retardateur. Ramon en avait vu de semblables autrefois, pendant son service militaire. Elle portait un nom ou un numéro précis, et il avait même dû apprendre par cœur sa puissance d’explosion, mais il y avait longtemps qu’il avait tout oublié.
     Ramon inspecta la serviette : le même coin abîmé, la doublure déchirée, la poignée rafistolée avec du fil de poix noir : c’était bien la sienne.
     À la boulangerie, il y avait mis le pain frais de ses propres mains et l’avait tenue ensuite sous son bras sans la lâcher un seul instant. Comment cette bombe avait-elle pu arriver là ? Vernanda était décidément une drôle de ville ! Il voulut interroger la femme assise sur le banc voisin, mais celle-ci avait disparu.
     Ramon avait le ventre vide. Mais il ne voulait pas se risquer à acheter un autre pain. Dans cette ville, on ne pouvait être sûr de rien.
     Ramon avait un sens profond de la justice. Que faire de cette bombe ? Où pourrait-il l’échanger contre un pain ? Dans une autre ville, peut-être. Il n’avait, en tout cas, pas la moindre envie de la garder avec lui. Il est vrai que tout est affaire de destin. Si lui, Ramon, était prédestiné à mourir dans une explosion, il pouvait toujours jeter la bombe et s’enfuir à toutes jambes, il n’échapperait pas à son sort. Mais puisque son pain s’était si mystérieusement transformé en bombe, il était dans son droit le plus absolu en exigeant qu’on le lui rende ou qu’on le lui rembourse. Il n’était pas avare mais n’en avait pas moins des principes.
     Retourner voir le gros bonhomme n’aurait pas eu grand sens : il avait une façon si étrange de regarder les gens… Mieux valait essayer dans une autre boulangerie.
     Ramon quitta son banc et repartit vers la rue principale de cette ville étrangère. Il vit une femme qui arrivait en face de lui ; elle portait un sac à provisions d’où sortait une miche de pain.
     — Excusez-moi, madame, j’ai un marché à vous proposer.
     La femme regarda avec étonnement l’inconnu qui l’arrêtait ainsi. Ramon s’affaira longuement sur la serrure de sa serviette.
     — J’ai ici une bombe à retardement. Ne voudriez-vous pas l’échanger contre votre pain ?
     La femme examina l’engin avec intérêt.
     — Mais, c’est que mes enfants ne mangent pas de ça, dit-elle après un temps de réflexion.
     — Les grandes personnes non plus, reconnut Ramon. Il continua pourtant à essayer de la convaincre.
     — Compte tenu du fait qu’il y a un mécanisme d’horlogerie à l’intérieur, vous ne feriez pas une mauvaise affaire.
     — C’est vrai, admit la femme, mais les enfants attendent du pain…
     Et elle poursuivit son chemin sans s’attarder davantage.
     Ramon commençait à se dire qu’échanger une bombe avec des particuliers était peut-être illégal.
     Dans la grand-rue, il trouva bientôt une autre boulangerie. Il prit la queue. Quand ce fut son tour, il sortit la bombe de sa serviette et dit :
     — S’il vous plaît, échangez-moi cette bombe contre un pain.
     — Il y a belle lurette que nous n’échangeons plus de bombes contre du pain, répondit la vendeuse en quêtant du regard l’approbation des clients.
     — Le fait est que dans votre ville on m’a donné cette bombe en guise de pain. Je suis donc dans mon droit en faisant l’échange inverse, expliqua Ramon.
     — Si vous n’avez pas d’argent pour acheter du pain, je peux vous en donner, proposa un vieux monsieur dans la queue.
     — C’est une question de principe. Ce que je veux, moi, c’est du pain, pas une bombe, lui répondit Ramon.
     — Eh bien achetez du pain ! fit une dame qui n’avait pas de principes et simplifiait l’affaire à sa manière.
     — Si vous m’achetiez cette bombe pour le prix d’un pain, j’accepterais volontiers votre offre.
     — Que ferais-je d’une bombe ? répondit le vieux monsieur en haussant les épaules.
     La vendeuse servait déjà le client suivant, à qui elle donnait du pain noir et du pain blanc. Ramon demanda à la cantonade :
     — N’y a-t-il personne ici qui veuille une bombe ?
     Seul le silence lui répondit. Ramon, vexé, referma sa serviette et sortit. Le troc ne marchait pas. Il n’avait plus qu’à trouver un endroit où il pourrait vendre la bombe. Ramon demanda au premier passant qu’il rencontra :
     — Vous voyez, j’ai une bombe et je voudrais la vendre. Où puis-je aller pour cela ?
     Le passant réfléchit et dit :
     — Je n’ai jamais vu d’endroit où l’on vende des bombes. Mais peut-être qu’un dépôt de revente ou un magasin d’occasions vous la prendrait…
     Ramon le remercia et poursuivit son chemin. L’affable donneur de conseils lui courut après et lui dit en haletant :
     — Vous pouvez aussi la proposer sur le marché.
     Tant d’obligeance donna une idée à Ramon :
     — Pourquoi ne l’achèteriez-vous pas vous-même ?
     Mais cet aimable individu s’en alla sans ajouter un mot.
     La grand-rue était un bon endroit pour le commerce. Ramon arriva bientôt devant un magasin d’occasions. Il posa sans rien dire la bombe sur le comptoir. Le marchand mit ses lunettes et examina avec curiosité la chose qu’on lui présentait. Puis il secoua la tête.
     — Nous ne prenons que les objets usagés.
     — Justement, c’est une bombe, et il n’est pas possible de la vendre après usage, dit poliment Ramon en soupirant.
     — Pourquoi venez-vous nous la proposer, alors ? Nous n’avons pas le droit d’accepter les objets neufs.
     Ramon se remit en route. Dans la rue, il lui semblait que la bombe se faisait de plus en plus lourde et cela le rendait impatient. C’était un matin comme les autres, le soleil brillait, les gens vaquaient à leurs occupations ou réglaient des affaires importantes, mais lui, Ramon, se promenait avec une machine infernale dans sa serviette. Il voulait s’en débarrasser au plus vite.
     Au dépôt de revente, il dut faire la queue un bon moment.
     — Combien en voulez-vous ?
     L’employé farfouillait dans ses papiers sans même avoir vu la bombe.
     — Le prix d’une miche de pain, répondit Ramon.
     Il n’était pas cupide et n’avait rien d’un spéculateur ; il la vendait à son prix de revient.
     — Vous plaisantez ou quoi ?
     L’employé, maintenant, regardait l’objet.
     — Qu’est-ce que c’est que ça ?
     — Une bombe. À retardement, avec un mécanisme d’horlogerie.
     — Une bombe ? Nous n’en avons jamais accepté.
     — Peut-être ne vous en a-t-on jamais proposé.
     L’employé se mit à feuilleter le registre des prix. En suivant la liste du doigt, il grommelait :
     — Bombe… bombe…
     — Regardez à « mine », suggéra Ramon.
     L’employé feuilleta quelques pages plus loin.
     — Il n’y a rien, dit-il. Cela ne figure pas dans le registre. Nous ne pouvons pas la prendre. Au suivant !
     Ramon cacha la bombe dans sa serviette et repartit.
     Après avoir demandé plusieurs fois son chemin, il arriva au marché, où toutes sortes de produits étaient étalés sur les comptoirs des baraques et sur les éventaires à ciel ouvert. Derrière les étalages, les marchands criaient :
     — Bananes fraîches !
     — Ours blanc demi-sel !
     — Beurre de lait d’ânesse, ânesse de beurre au lait, lait d’ânesse au beurre, ânesse de lait au beurre !
     — La grenouille la moins chère de Vernanda ! On la goûte et on l’achète !
     — Sangsues vivantes, bonnes pour tous les maux ! À chacun sa sangsue à l’aine !
     Les appels fusaient de tous côtés. Ramon posa sa bombe sur le coin resté libre d’un éventaire et attendit le chaland.
     Les gens regardaient la bombe d’un air profane. Seul, un homme à la figure mélancolique demanda :
     — Ça vaut combien maintenant, ces bombes ?
     — Le prix d’un pain noir, répondit Ramon, plein d’espoir.
     L’homme secoua la tête et soupira :
     — Ah là là, c’est devenu bon marché.
     Et dans un souffle il ajouta :
     — C’est à cause de la politique de la municipalité.
     Un autre interlocuteur se présenta en la personne du contrôleur du marché, vêtu d’une blouse blanche. Il encaissait le montant des patentes.
     — Nom de la marchandise ? demanda-t-il pour établir le reçu.
     — Bombe, répondit Ramon.
     Le contrôleur écrivit le mot « bombe » sur le reçu et eut un moment d’hésitation.
     — Ici on ne vend que des denrées comestibles.
     — Mais ces peaux ?
     À côté de Ramon, en effet, un vieillard avait étalé des peaux de mouton en grand nombre.
     — Produit agricole, à usage non-industriel, récita le contrôleur.
     — À usage non-industriel également, dit Ramon en montrant la bombe du doigt.
     — À quoi ça sert ? demanda l’autre, intrigué.
     — Ça fait boum et ça détruit, expliqua Ramon.
     — La vente des bombes n’est pas autorisée sur notre marché.
     — Je vous achète une patente au double du prix, proposa Ramon, pensant s’arranger avec le contrôleur. Il se disait qu’il ajouterait cette somme au prix du pain.
     — Allez-vous en si vous ne voulez pas avoir d’ennuis, lança le contrôleur sur un ton menaçant.
     Ramon remit la bombe dans sa serviette. Le vieillard qui vendait des peaux de mouton lui dit à voix basse :
     — Ces choses-là, on les vend sous le manteau.
     Avant que Ramon n’eût le temps de faire un pas, un acheteur se présenta.
     — Qu’est ce que vous avez là ? murmura l’amateur de trafics douteux.
     Ramon ouvrit derechef sa serviette, écarta largement les soufflets et montra la bombe.
     — Qu’est-ce que c’est ?
     — Une bombe à retardement, avec un mécanisme d’horlogerie.
     — Vous en demandez combien ?
     — Le prix d’une miche de pain.
     — Et pour combien vous me la laisseriez ?
     — Mais, pour le même prix, voyons !
     L’acheteur parut déçu :
     — Tout de même ! Au marché, on marchande !
     Ce petit manège avait attiré du monde. On murmurait :
     — Une bombe… Pour le prix d’un pain.
     Une vieille femme à la mine revêche vociférait :
     — Ils sont fous aujourd’hui. Le prix d’un pain entier pour une petite bombe de rien du tout !
     — J’attire votre attention sur le fait qu’une bombe est quelque chose de difficile à confectionner, argua Ramon avec déférence.
     — Bah ! fit la vieille. Et le pain, il pousse sur les arbres peut-être ?
     Et elle tourna le dos à la marchandise avec ostentation.
     — Il y a des gens qui se sont donnés du mal à la fabriquer, dit Ramon pour sa défense, mais sans grande conviction.
     — Qui leur a demandé de le faire ? répliqua une femme entre deux âges à la silhouette fatiguée.
     Un citoyen porté sur les considérations économiques intervint pour rétablir la vérité :
     — Ces bombes sont fabriquées en grande série, alors n’essayez pas de nous faire croire que leur prix de revient est si élevé que ça.
     — Plus élevé en tout cas que celui du pain, objecta Ramon.
     — Alors pourquoi la vends-tu pour le prix d’un pain, cria un petit vieillard trapu qui cherchait le scandale. On le sait bien : ce n’est pas une vraie bombe si tu la vends aussi bon marché, c’est de la camelote.
     Ramon était perplexe. Il ne savait pas comment s’y prendre avec ces gens.
     Écoutez-moi bien, on me l’a donnée en prétendant que c’était du pain. Il s’agit là d’une question de principe.
     — On vient au marché avec des choses à vendre, pas avec des principes, conclut une des acheteuses. Et le groupe se dispersa.
     Ramon remit une fois de plus la bombe dans sa serviette et se glissa plus loin. Il ouvrit son manteau, mit la serviette à l’intérieur, sous son bras, et se dirigea vers un marchand de concombres. Il l’observa un instant, pour savoir s’il pouvait lui faire confiance, puis, d’un geste rapide, il écarta un pan de son manteau.
     Le marchand le regarda d’un air idiot et se mit à gesticuler.
     Ramon n’avait décidément pas de chance dans le commerce. Il répéta :
     — Une bombe à retardement, avec un mécanisme d’horlogerie.
     Mais personne ne se laissa tenter.
     Quand on vendait sous le manteau, on ne pouvait pas se lancer dans des explications détaillées. D’ailleurs Ramon n’en avait aucune à fournir : le mécanisme d’horlogerie et le système de retardement, il les avait inventés, et il n’aurait même pas pu affirmer avec certitude qu’on entendait bien un tic-tac à l’intérieur. Un amateur avait collé en vain son oreille contre l’engin, mais peut-être était-il sourd…
     Ramon n’aurait même pas pu jurer sur la Bible qu’il s’agissait bien d’une bombe. En y réfléchissant, il eut le sentiment d’avoir fait de la réclame dans le seul but de tromper sur la marchandise.
     Épuisé et tenaillé par la faim, il quitta le marché. La bombe devenait lourde comme du plomb. Ces idiots de vernandais étaient coupés de la réalité, ils refusaient d’acheter une bombe.
     Ramon renonça à l’idée d’obtenir de l’argent en échange de sa bombe. Mais que devait-il en faire, alors, pour que toute la peine que l’on s’était donnée à l’inventer, à la dessiner, à l’assembler et à tenir la comptabilité ne reste pas vaine ?
     En face de lui arrivait une superbe femme. Mû par une impulsion soudaine, il l’arrêta :
     — Excusez-moi, puis-je vous faire un cadeau ?
     Flattée, la jeune femme sourit.
     — Ah ! Mais pourquoi donc ?
     Ramon sortit rapidement l’objet.
     — C’est une bombe. Avec un mécanisme de retardement et une horlogerie. Je voudrais vous l’offrir.
     — Mais que vais-je dire à mon mari ?
     — Dites-lui la vérité. Dites-lui qu’un inconnu vous a fait un cadeau dans la rue, pour rendre hommage à la plus jolie femme de Vernanda.
     Le compliment fit son effet.
     — Oh, mais vous ne connaissez pas mon mari. Il est si jaloux qu’il ne me croira jamais. Non, merci, vraiment…
     Une fois de plus, Ramon, déçu, dut remettre la bombe dans sa serviette.
     La grande rue qui partait de la gare débouchait sur une place d’une laideur monumentale, au milieu de laquelle se dressait l’Hôtel de Ville pavoisé.
     Las et indifférent, Ramon, avec sa bombe qui se faisait plus lourde à chaque instant, entra dans le bâtiment comme s’il avait l’habitude d’y venir tous les jours.
     — Où est le maire ? demanda-t-il avec assurance.
     On le fit entrer dans une grande pièce, pleine de secrétaires hautaines et faussement aimables. Ramon annonça ce qu’il voulait :
     — Je veux parler au maire.
     — C’est à quel sujet ? demandèrent les jeunes filles au service des autorités.
     — Je suis de passage dans votre ville, expliqua Ramon. Dans une boulangerie, ici, on m’a donné une bombe à la place d’une miche de pain.
     Il tapota sa serviette.
     — Troisième section, lança une des jeunes filles qui était en train de se faire les ongles. Huitième porte à gauche.
     Sur ladite porte, on pouvait lire : « Institut de Recherches Scientifico-Scientifiques ». Ramon frappa. La porte s’ouvrit toute seule.
     Un homme était assis derrière l’unique bureau de la grande pièce. Il portait un uniforme que Ramon ne connaissait pas. Il se leva et tendit la main. Ramon crut que c’était pour le saluer, mais l’homme en uniforme eut un geste d’impatience et dit :
     — La bombe !
     Ramon fut surpris de le voir si bien renseigné. La serrure de la serviette refusa d’abord de s’ouvrir. Lorsqu’il donna enfin la bombe au fonctionnaire, celui-ci régla le bouton sur une position donnée et l’objet en plastique s’ouvrit. Il contenait des bonbons au chocolat. Souriant d’un air morne, il fourra la boîte sous le nez de Ramon qui leva les yeux vers lui et prit un bonbon, comme hypnotisé.
     L’homme en uniforme referma la boîte en faisant claquer le couvercle, il ouvrit toutes grandes les portes d’un vaste placard et rangea la bombe sur une étagère, à côté d’autres objets identiques.
     — Mangez-le ! ordonna l’homme au sourire morne.
     Ramon mit le bonbon dans sa bouche, il avait un goût amer.
     — Eh bien voilà, dit l’homme en uniforme, comme si une affaire importante venait d’être réglée.
     — Je croyais que c’était une bombe, dit Ramon en souriant bêtement.
     — Votre attachement excessif aux principes ne vous attirera que des ennuis, souvenez-vous bien de cela, dit le fonctionnaire sur un ton doctoral, avec un sourire effroyablement dénué d’expression.
     Ramon émergea de sa perplexité. Il plissa les yeux d’un air obstiné et dit :
     — Et ma miche de pain ? Je l’ai payée.
     — Le bonbon que vous venez de manger coûte exactement le même prix.
     Ramon tendit le cou en avant comme un taureau.
     — Je veux du pain noir, pas le bonbon amer qu’on m’impose.
     — Quand on est à Vernanda, il faut obéir aux coutumes locales et non à ses désirs.
     Ramon regarda avec des yeux ronds l’homme au sourire immuable et insista :
     — Mais enfin, que signifiait tout cela ?
     — Courez vite à la gare, votre train va bientôt partir.
     Et il désigna la porte d’un geste, en coupant court à la conversation.
     Ramon se rendit à la gare, affamé et dans un état de confusion extrême. Il prit son billet et monta dans le train du soir, laissant derrière lui Vernanda, cette drôle de ville.

(1968)
     
Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin et Vahur Linnuste