Dans une maison sur cour de la rue Emajõe habite Bernard l’indécis. Sa personnalité est si contradictoire et si complexe qu’il ne connaît pas lui-même toutes les qualités qui peuvent se dissimuler en lui. Il devine certes leur existence, mais n’en est pas complètement sûr. À vrai dire, Bernard n’est sûr de rien. Il n’arrive jamais à prendre position pour ou contre quelque chose. C’est peut-être justement pour cette raison qu’il constitue pour lui-même un motif constant et inépuisable de curiosité.
Bernard passe le plus clair de son temps allongé sur un hamac, dans la pénombre de son séjour-cuisine, réfléchissant intensément aux actes qu’il pourrait accomplir ou aux endroits où il pourrait aller marcher. Et dans sa tête s’accumulent chaque fois tant de possibilités contradictoires qu’au bout du compte il n’arrive à se concentrer sur aucune. Au lieu de cela, il continue de flotter entre différentes humeurs et différents possibles, se contentant de les effleurer intérieurement. D’ailleurs, cette errance dans les intervalles du concret est peut-être ce qui lui plaît le plus.
Quand l’un de ses amis, passant dans son quartier, en profite pour lui rendre visite, il sait déjà qu’il trouvera Bernard en train de réfléchir dans son hamac, les yeux agités sous ses paupières mi-closes, un léger sourire aux lèvres. Et il sait aussi qu’il vaut mieux ne pas le déranger quand il est dans cet état, car cela ne ferait que créer des difficultés et de la confusion. Alors le visiteur se prépare lui-même son thé en silence, mange ce qu’il trouve dans le placard, regarde la rue à travers les vitres poussiéreuses et se dit : « Eh bien, voilà donc comment va Bernard ! »
Pourtant, il n’en est pas toujours ainsi. Il arrive aussi parfois que Bernard, à sa propre surprise, descende de son hamac, promène autour de lui un regard un peu effrayé et somnolent, puis passe résolument à l’action. Il se lave le visage et les mains, se coupe les ongles, se rase, enfile son unique costume, jamais lavé, et sort dans la rue, un sac en plastique à la main. Il s’arrête un instant devant la maison, une expression de bonheur sur le visage, emplit ses poumons d’air frais, puis se met à marcher en direction du centre.
Mais dès le premier croisement, à l’intersection des rues Oa et Kroonuaia, le doute le rattrape.
« Bien, réfléchit-il. Devrais-je maintenant tourner à gauche pour aller nourrir les canards au bord de la rivière ou choisir plutôt la rue de droite et me rendre au musée de zoologie ? »
Comme les deux options lui semblent également séduisantes, il reste là, au coin de la rue, à se gratter la nuque d’un air perplexe. Le besoin irrésistible de réaliser simultanément ses deux projets ne cesse de grandir en lui. La situation devient tellement insoluble que Bernard accomplit le geste désespéré consistant à s’éloigner en même temps dans les deux directions. Et comme sa volonté se partage en lui en deux parties parfaitement égales, son corps, avec un soupir, abandonne toute résistance et, se dédoublant, laisse Bernard s’éloigner dans les deux directions à la fois. Les deux Bernards sont très heureux de constater que cette situation compliquée a trouvé une issue aussi favorable.
Mais leur bonheur ne dure guère. Dès le croisement suivant, en effet, Bernard Deux sent qu’il aurait envie, tout autant que de visiter le musée de zoologie, de revoir son amour de jeunesse, et il se trouve de nouveau frappé par l’incapacité de choisir. Écartant les bras d’un air malheureux, il reste là à attendre, jusqu’à ce que la pulsion irrésistible qui le pousse à aller dans les deux directions provoque un nouveau dédoublement. C’est ainsi qu’à l’angle des rues Kloostri et Kroonuaia, Bernard Deux donne naissance à Bernard Trois, qui porte également un costume gris et tient à la main un sac en plastique contenant une vieille paire de ciseaux suédoise et un demi-pain. Les deux Bernards, sans jeter un regard en arrière, se hâtent vers leurs destinations respectives. Et tous deux se réjouissent vivement que la situation ait trouvé une issue aussi favorable.
Mais Bernard Deux et Bernard Trois ne tardent pas à se retrouver dans des situations tout aussi embarrassantes. À l’angle des rues Taara et Näituse, Bernard Trois découvre que son besoin de rendre visite à son amour de jeunesse est tout aussi fort que son désir d’entrer au café Zavood pour y boire successivement trois tasses de café bien fort. À peu près au même instant, à la jonction des rues A. Haava et Näituse, Bernard Deux comprend que, parallèlement au musée de zoologie, il devrait s’introduire dans une remise de la rue Küütri et y boire une bière en silence en méditant sur l’apparence des choses.
Le besoin de se ramifier simultanément dans quatre directions est, cette fois encore, si impérieux que l’organisme veule de Bernard cède à nouveau avec un soupir. C’est ainsi qu’à travers la ville se hâtent désormais cinq Bernards, chacun vêtu d’un costume sale et portant au bout des doigts un sac en plastique avec des ciseaux suédois et une demi-miche de pain.
Pourtant, les problèmes de Bernard sont loin d’être terminés, car deux rues plus loin, Bernard Deux, Trois, Quatre et Cinq se trouvent à nouveau confrontés à un dilemme. En effet, Bernard Deux, à l’angle des rues Kastani et Tõnisson, se souvient que, tout en visitant le musée de zoologie, il devrait aller à la gare de Tartu pour voir où en sont les travaux de rénovation, à supposer qu’ils aient commencé. Au même instant, comme par hasard, au croisement des rues J. Liiv et K. E. von Baer, Bernard Quatre se rappelle que, de même qu’il a besoin de méditer sur l’apparence des choses, il doit absolument passer au magasin de cycles afin d’acheter une nouvelle chambre à air pour son vélo. Pendant ce temps, au coin des rues Kuperjanov et Õpetaja, Bernard Trois se trouve dans une situation encore plus compliquée, car, bien qu’il doive se dépêcher de rendre visite à son amour de jeunesse, il voit arriver en face de lui le poète Lembit Kurvits, avec qui il pourrait avoir l’occasion rare de s’engager dans une profonde discussion intellectuelle. Quant à Bernard Cinq, qui se tient déjà devant la porte du café Zavood, il songe soudain que, s’il veut avoir le temps d’admirer aujourd’hui le samovar géant dans le magasin d’antiquités de la rue Gildi, il doit rebrousser chemin sans délai. Mais comment renoncer aux trois tasses de café ?
Ainsi l’organisme de Bernard, qui ne supporte pas les conflits, n’a pas d’autre solution que de se subdiviser à nouveau, à ces quatre angles de rue, pour se disperser cette fois dans huit directions différentes, ce qu’il parvient à faire après quelques impatientes tentatives d’arrachage. Un quart d’heure à peine après être sorti de chez lui, Bernard se promène maintenant à travers la ville en neuf exemplaires. Chacun d’eux s’en va vaquer à ses affaires en sifflotant et en tenant à la main son sac en plastique avec son demi-pain et ses ciseaux. Et tous les Bernards sont vraiment très contents que la situation ait pu se résoudre de façon aussi favorable.
Mais comme chacun le sait, les croisements sont nombreux dans la ville de Tartu, et les neuf Bernards, au moment de choisir une direction précise, se retrouvent derechef plongés dans l’embarras. Car ils se souviennent presque à chaque coin de rue d’une nouvelle activité à laquelle ils doivent se consacrer sans délai. Voilà pourquoi, dans le quart d’heure qui suit, tous les Bernards se partagent à leur tour entre dix-huit rues différentes. Dix-huit Bernards en route vers des activités urgentes, un costume gris délavé sur le dos, et un sac en plastique avec un pain et des ciseaux pendouillant au bout de leurs doigts. Dix-huit Bernards qui devraient cependant être tous en même temps le seul et unique Bernard de la rue Oa.
Le lecteur peut se demander à juste titre lequel d’entre eux est le véritable Bernard, le Bernard suprême. Et il faut bien admettre que cette question est particulièrement difficile même pour l’auteur de ces lignes. Il est possible que le véritable Bernard se situe à présent en un point imaginaire équidistant de tous les Bernards répartis à travers la ville, c’est-à-dire à un endroit où il ne se trouve pas en réalité. Peut-être cette non-existence est-elle justement ce qui lui plaît le plus ? Une autre possibilité est qu’il soit réparti équitablement entre tous les Bernards, de sorte que chacun d’eux porte en lui un dix-huitième du Bernard authentique. Dans ce cas, la question métaphysique du véritable Bernard ne se pose plus.
Mais hâtons-nous ! Pendant le bref laps de temps que nous avons consacré à la recherche du véritable Bernard, trente-six Bernards se sont déjà dispersés en différents endroits de la ville. Et tous se consacrent ou sont sur le point de se consacrer à des activités nécessaires et urgentes.
À trois heures et demie, nous pouvons voir effectivement Bernard Premier nourrir les canards au bord de la rivière, Bernard Deux admirer les animaux empaillés au musée de zoologie et Bernard Trois regarder de vieilles photos chez son amour de jeunesse.
Et Bernard Vingt-Trois attendre son tour chez le coiffeur de l’avenue Vabaduse.
Et Bernard Quatorze observer attentivement les mésanges qui poursuivent des mouches autour des toilettes sèches de la rue Kuu.
Et Bernard Dix-Neuf donner un cours particulier de russe à une certaine Eeva Orav dans un appartement de la rue Variku.
Et Bernard Vingt-Cinq se demander, au coin de la rue Jalaka, si quelque chose a la moindre chance de durer dans ce monde de mortels affairés.
Et Bernard Cinq examiner le samovar géant de Toula dans le magasin d’antiquités de la rue Gildi.
Et Bernard Neuf filer à toute allure par la rue Kalev vers une destination connue de lui seul.
Et Bernard Trente-Six avoir une peur panique de la lumière du jour dans la cave d’une maison abandonnée de la rue Sangla.
Et Bernard Sept aider Lembit Kurvits à faire la manche en chantant sur la place de l’Hôtel de Ville.
Et Bernard Quinze engloutir des brioches au fromage blanc dans un café de la rue Rüütli.
Et Bernard Trente-Trois discuter du récent tremblement de terre avec un tailleur au chômage.
Et Bernard Onze se creuser désespérément la cervelle, au coin des rues Kompanii et Gildi, pour savoir comment il serait possible de feuilleter les journaux du jour à la bibliothèque tout en méditant et en buvant une bière dans le parc de Karlova.
Et…
Mais voici que l’horloge de l’Hôtel de Ville sonne quatre heures et quart. Aussitôt, tous les Bernards interrompent comme un seul homme leurs activités, car ils se souviennent qu’il sera bientôt temps de boire leur thé du soir. Et tous, depuis les quatre coins de la ville, prennent maintenant le chemin du retour, imaginant déjà ce moment du crépuscule où la tasse de thé bien chaud fumera entre leurs mains et où leurs yeux fatigués regarderont doucement s’éteindre le jour d’automne.
Dans la vingtaine de minutes qui suivent, on peut assister, au croisement des rues Kalev et Salme, Jänese et Mäe, Pihlaka et Kirsi, Hommiku et Veeriku, Koidu et Tähe, ainsi qu’à de nombreuses autres intersections, à un spectacle peu commun : des hommes en costume gris courent l’un vers l’autre dans des rues différentes, échangent en se rencontrant un sourire de reconnaissance, puis se fondent l’un dans l’autre, pour partir aussitôt rencontrer au croisement suivant un autre homme en costume gris, lui sourire de la même manière et se fondre semblablement avec lui. Ainsi les Bernards, en réduisant progressivement leur nombre, se rapprochent lentement de leur centre commun, l’unique et dernier Bernard, qui n’est pas encore visible, mais qui va pourtant, d’une minute à l’autre, se rencontrer définitivement lui-même au coin des rues Oa et Kroonuaia, de telle sorte qu’il n’y aura plus en ville aucun autre Bernard semblable à lui.
Cet ultime Bernard en costume gris sale, épuisé par ses activités du jour et laissant échapper un bâillement, ouvre maintenant, d’un air un peu las mais heureux, la porte de son appartement. Il enlève ses chaussures, met de l’eau à bouillir et s’allonge sur son hamac.
En écoutant le frémissement de l’eau et en observant ses objets familiers se noyer peu à peu dans la pénombre, Bernard aurait le temps de repenser à tout ce qu’il a fait pendant la journée, mais, curieusement, il n’en a conservé qu’un unique et interminable souvenir : l’ombre d’un marronnier qui se déplace lentement vers la droite sur le mur jaune d’une maison, tel un escargot géant.
Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin