Le lendemain matin nous devions nous mettre en route. Le réveil était réglé sur six heures quarante-cinq. Une heure peu agréable, mais rien à faire. Fin décembre et matin noir d’encre. Encore ensommeillée, je suis allée dans la salle de bains froide. L’eau était glacée et les gouttes me piquaient le visage et le corps. Mon compagnon semblait plus alerte. Il a allumé la lumière dans le séjour, a mis la radio en marche et a commencé à s’affairer autour de la cafetière. Je ne voulais pas de lumière ! je ne voulais pas de bruit ! J’aurais pu vaquer à mes occupations matinales les yeux à demi fermés, trouver à tâtons le bouton de la bouilloire, me faire une tasse de café soluble et une tartine. Juste lever le store, ne pas allumer de lampe, l’éclairage de la rue et des fenêtres de la maison d’en face suffisaient bien. Je me suis appuyée sur le rebord de la fenêtre, derrière moi la cuisine plongée dans l’obscurité, et j’ai essayé d’évaluer combien de gens pressés d’aller au travail il pouvait y avoir là-bas. Quelques cuisines et certaines chambres à coucher étaient éclairées, mais les grandes fenêtres des salles de séjour étaient en majorité sombres, vides, la vie n’y avait pas encore commencé. Ceux qui s’activent dans leurs cuisines ne peuvent pas se permettre d’être en retard, leur badge d’accès doit faire bip au bon moment. Mais le lait déborde, le morceau de beurre tombe du couteau sur la nappe, la petite cuillère reste trop longtemps dans le café chaud et brûle la main. Aïe! La fermeture éclair de la jupe se coince, les chaussures n’ont pas été mises à sécher hier. Pour moi c’est différent, je ne suis que l’observatrice de ces gens pressés et je me contente de jouer à les suivre. Je devrais entreprendre ce voyage seule, mais comment faire comprendre à mon compagnon, sans provoquer de déception ni de dispute, que je vais partir sans lui. C’est mon voyage mémoriel. Est-il possible de revivre cela, d’y survivre et de le réenregistrer comme un nouveau souvenir ? Je veux vérifier mes errances troubles de cette époque.
« À quelle heure part le bus ?
— Il y en a un toutes les quatre minutes, le matin il passe souvent. Tu sais, je pense que tu n’as vraiment pas besoin de venir. Je vais y aller et je serai de retour dans quelques heures. Il y a seulement trois ou quatre endroits où je voudrais retourner.
— Comme tu veux. Mais je pourrais te conduire en voiture.
— Surtout pas. Il faut que j’y aille comme autrefois, autant que possible. Attends-moi tranquillement, bois ton café, va chercher le journal dans la boîte aux lettres ou retourne faire un petit somme, il est encore très tôt.
— Je t’attends alors. Je vais peut-être me recoucher et lire quelque chose.
— Tu pourrais juste rester allongé et regarder le plafond. Ou tu sais quoi, tu ouvres un peu les rideaux et tu regardes le jour qui se lève lentement, en te disant que tout le monde se dépêche et que toi tu peux simplement attendre. »
Hum, j’ai déjà utilisé beaucoup de mots. Est-ce que la littérature consiste à prononcer et à écrire une quantité déraisonnable de mots, et est-ce que la vie est aussi comme ça ? Je ne sais pas, mais c’est important parfois de formuler ses sentiments. De dire des choses essentielles et pas seulement : prends une tartine…
« Appelle-moi pendant ton voyage. »
Non, je ne peux pas, aurais-je voulu lui dire. Cela me perturberait. Comment lui dire que je ne vais pas l’appeler ? C’est une petite chose élémentaire, mais pour moi ce serait bizarre. Il suffirait de quelques mots : oui, salut, je suis bien arrivée, tout va bien, à bientôt… Mais ce serait un coup d’épée entre deux univers, le présent et le passé, et le passé doit se conformer à mes règles.
« Je t’appellerai si je peux. Il faut que j’y aille maintenant.
— Attends un instant. »
Il m’a prise dans ses bras, j’étais raide comme un bâton, incapable de répondre à son étreinte, car j’étais déjà en route dans mes pensées.
« Il faut que j’y aille », ai-je répété.
Le froid était mordant et c’était bon signe. Traverser la pénombre jusqu’à l’arrêt de bus. Comme une employée pressée d’aller au travail ? Une parmi tant d’autres ? Des gens attendaient déjà, en se tournant le dos, à distance les uns des autres. Quelqu’un fumait un peu plus loin, certains pianotaient sur leur téléphone. Cette activité appartenait au présent, elle n’était pas de cette autre époque où je voulais me faufiler, c’est pourquoi je gardais les mains dans mes poches, sans compter qu’il faisait froid. Quelques instants plus tard, le gros véhicule vert est apparu au coin de la rue et s’est approché de l’arrêt en chuintant. Les portes se sont ouvertes, l’éclairage s’est allumé, tout était propre, chaud et lumineux. Le départ a été accompagné de petits couinements et de divers sons aigus. Pas comme autrefois : avec les sièges en toile cirée lacérés de coups de couteau et le vent qui sifflait par les portes. Parfois, de la neige s’infiltrait dans le bus.
Mais peu importe : avant, nous restions debout le plus souvent, car les places assises étaient toujours occupées, les uns à côté des autres, avec un objectif commun : arriver au travail… Tous avec des vestes identiques, mais on pouvait toujours leur ajouter une touche personnelle. Avec un bonnet, une écharpe ou des gants, en astrakan, en renard, en tricot à torsades. Les chaussures étaient généralement noires ou marron foncé, grises aussi, avec une fermeture récalcitrante, des renforts métalliques usés et des pointes toutes ridées. Nous restions debout, fixant d’un air morne notre reflet dans le miroir givré de la vitre, cherchant désespérément à éviter tout contact avec les voisins, en tanguant au rythme de la circulation. Et pourtant… Parfois on remarquait un dos robuste, une chapka ou une casquette, quelque chose de différent, un gant en cuir agrippé à une barre, un poignet vigoureux sortant de la manche d’un manteau. Un poignet vigoureux… En lisant ces mots, mon compagnon sera probablement indigné. Est-ce donc pour cela qu’il m’a fait du café ce matin ? Où me conduisent mes pensées ? Pourquoi ce voyage dans le temps ? Oui, c’est comme ça mon chéri, à cause de ces poignets, et d’autres vont encore suivre.
Je pourrais simplement me laisser aller, écrire une sorte de journal intime, ce que je n’ai jamais fait… Certains le font, et ensuite c’est publié.
À cause des poignets ou des bras… Il faut bien que tu te fondes sur quelque chose pour choisir sur qui ou sur quoi tu vas t’appuyer. Tu choisis précisément cette manche, cette veste, ce manteau en laine ou ce blouson en cuir. Tu essaies de t’y coller délicatement, ou plutôt de l’effleurer, pour que cela paraisse accidentel, l’autobus freine légèrement, et voilà. Tu as environ vingt-deux ans, dans le dernier quart du siècle dernier. Le propriétaire de la manche ne remarque rien ou alors il s’écarte instinctivement. Il hoche la tête pour s’excuser. Mais tu ne renonces pas. Tu avances ta main millimètre par millimètre, tu la presses doucement, tu prends l’initiative. Tu voudrais qu’il tourne la tête et croise ton regard, mais tu ne le veux pas non plus. Tu voudrais avancer dans la vie en le tenant par le bras. Aller où il me conduirait, certes il y a la crise du logement, mais peut-être a-t-il des relations. S’il en avait, il roulerait plutôt en voiture… Pour les vacances, il se ferait attribuer un bon de séjour pour un centre de villégiature, plages ensoleillées, sable doré, etc. Je suis un peu gênée. Car ce bras a répondu à mon contact et les yeux ont recherché les miens dans la vitre. Il est peut-être directeur adjoint ou chef d’atelier. Il est sans doute très respecté au travail, il connaît bien son métier, mais celui-ci est assommant, les jours passent, il n’y a pas de temps à perdre, les matériaux arrivent, les ouvriers paressent, on paie la prime, on ne paie pas la prime. Qu’est-ce qu’on fait alors ? On se marie ? Je pourrais cesser de travailler et vivre avec lui dans un vaste trois-pièces, essuyer la poussière sur la bibliothèque modulaire brillante, non, plutôt mate et foncée, avec une vitrine éclairée, le dernier modèle tant qu’à faire, arranger le napperon sur la télé, avec la paume des mains, comme ça, puis j’irais dans la cuisine, mon frigo contiendrait des produits introuvables en magasin, mais je serais incapable d’apprécier ce privilège, incapable d’accorder de l’importance aux contacts utiles, aux cristaux de Bohème, à la liqueur Kännu Kukk, aux coussins en cuir décorés de losanges sur la lunette arrière de la Žiguli, ni au ventilateur fixé au pare-brise par une ventouse. Je me lasserais de tout cela. Le bus traverse à toute vitesse le viaduc de la route de Pärnu, l’inertie et la force centrifuge conjuguent leurs effets, je ne sais pas précisément, j’étais nulle en physique, le prof n’avait pas des bras intéressants. Tallinn-Väike puis Kalev, je dois descendre. Traverser la route, passer devant la guérite du portail, il est sept heures cinquante-deux comme tous les matins. En un clin d’œil, je vais me changer, je m’enroule dans le cocon de ma blouse blanche et de mon tablier en plastique, je me métamorphose en ouvrière confiseuse. Le gant en cuir qui laissait voir ce poignet troublant, tenait toujours la poignée, poursuivait sa route jusqu’aux arrêts Silikaat ou Männiku, c’était sans doute bien un chef d’atelier.
Fonder mes espoirs sur une main, des doigts, un frôlement, c’était déjà arrivé avant. C’était dans le gymnase de l’école, plus exactement dans le couloir obscur qui conduisait aux vestiaires, ceux des garçons à gauche et ceux des filles à droite. À la fin du cours, nous allions nous rhabiller. Je ne me souviens pas si nous avions fait des exercices au ballon lesté, grimpé à la corde, fait du saut de cheval, ma discipline préférée, ou joué à la balle au prisonnier. Le plus souvent c’était la balle au prisonnier. Notre équipe avait manifestement gagné, car je me sentais comme une athlète olympique, puissante et rapide, pareille à un chat sauvage. La soif d’être invincible, je ne sais pas, cela venait peut-être des gènes, des steppes, des montagnes, des cols, des aouls. Là-bas il fallait être le plus fort, le plus agile, le plus vif. Mais ici nous avions des shorts en satin vert à bandes blanches, qu’il fallait tirer vers le bas pour qu’on ne voie pas nos culottes. Des chaussons marron avec un élastique. Un t-shirt en coton qui nécessitait de porter un soutien-gorge, mais il n’y avait tout simplement pas de soutiens-gorges pour les jeunes filles. C’était déjà bien s’il y avait des maillots de corps. Je me tenais à l’écart du groupe chahuteur des enfants, je me tenais souvent à l’écart, je ne voulais pas, je ne pouvais pas, ou je voulais quelque chose d’autre. Soudain un bras vigoureux m’avait entouré les épaules.
« C’est toi qui as fait les meilleures passes aujourd’hui ! On sentait ta force ! C’était vraiment très bien ! »
C’était le prof ! J’étais pétrifiée et en même temps traversée par une sensation de chaleur. Le temps d’un gros câlin d’ours et il était déjà parti rappeler à l’ordre d’une voix ferme les garçons qui chahutaient dans leur vestiaire. Vraiment très bien, m’avait-il dit… à moi ! Il m’avait remarquée. Et si je devenais capitaine de son équipe de volley, nous ferions des voyages pour participer à des compétitions, nous prendrions le même bus, je m’assiérais près de lui, tout à l’avant, ou peut-être a-t-il lui aussi une voiture, nous partirions en voiture, tous les deux, pendant que les autres seraient ballottés dans le bus, et sur place j’aurais ma propre chambre, moi la capitaine, la cheffe, la plus compétente. Je pourrais aligner chez moi tous mes trophées sur une étagère. À partir de ce moment, les cours de sport avaient pris un sens, mais pas pour des raisons sportives. J’essayais de l’effleurer en me plaçant sur son chemin au gymnase, de passer la porte avec lui, de toucher son bras, de glisser par mégarde dans le feu de l’action et de tomber contre lui, mais toujours discrètement, imperceptiblement, en veillant à laisser entre nous l’épaisseur d’un cheveu. Que faisons-nous ensuite ? On se marie ? Ah, mais il reste au moins cent ans avant la fin du lycée…
Le charme du prof de sport s’est vite effacé : comment prendre au sérieux quelqu’un qui court après un ballon toute la journée en survêtement ? Mais la sensation du câlin est restée. Ou plutôt… elle s’est modifiée. Quelques années après mon départ de l’usine — je n’étais pas faite pour être une jeune ouvrière : je ne rapportais pas de chocolat ni de bonbons à la maison, je ne papotais pas en faisant la queue à la cantine, je ne faisais pas partie d’une cellule syndicale —, j’ai atterri à l’hôpital. En effet j’avais décidé de ne pas vivre, car je ne savais pas comment il fallait vivre. Je me suis retrouvée dans le cabinet du médecin-chef. Il m’a regardée depuis son bureau massif. Il était lui aussi imposant, les mains croisées sur la table, vêtu d’une blouse en piqué de coton blanc — du piqué! j’ai reconnu ce textile car ma grand-mère était couturière — et des manches de la blouse sortaient des poignets délicats. Sur celui de gauche : une montre au bracelet de cuir un peu usé, pas une Elektron. C’était donc un homme honnête : il ne magouillait pas, ne faisait pas jouer ses relations, tout juste de temps en temps une boîte de chocolat ou une bouteille de cognac. Je me souviens d’avoir examiné ces poignets, ils paraissaient douteux, fragiles, comme s’ils allaient casser. Pourrais-je m’appuyer sur eux? Mais le docteur était tout de même médecin-chef, par conséquent ces poignets l’avaient mené loin et ils me porteraient sûrement moi aussi. Par-dessus la blouse, une veste jetée sur les épaules. Cabinet froid, début des années 1990, robinets de gaz fermés, chauffage cher, je frissonnais dans mon haut de survêtement léger. Il m’a posé des questions, a pris des notes, hoché la tête, puis on a frappé à la porte et une jeune fille lui a dit que la réunion allait commencer. Le docteur s’est levé, a rassemblé ses papiers et s’est placé devant la chaise, sur le bord de laquelle j’étais timidement assise.
« Tu sais… » m’a-t-il dit. Ou probablement s’est-il adressé à moi de façon plus polie : « Vous savez… », en me touchant l’épaule de ses doigts souples. « Quand on a froid, la vodka et les peines de l’âme ne servent à rien. »
Cela m’a vexée. Il réduisait mes souffrances à néant en les comparant à une misérable bouteille de vodka. Mais en même temps nous avions créé un lien, nous étions unis depuis ce contact physique, je l’avais mis de mon côté. Je lui avais confié mon épaule, et lui m’avait avoué ses points faibles secrets. Tout cela en quelques secondes. On fait quoi ensuite ? On se marie ? ai-je songé.
Le médecin-chef s’est enfoncé lui aussi dans le passé, il est resté dans son cabinet, jusqu’à ce qu’il apprenne qu’on avait décidé de démolir le vieil hôpital, après quoi il s’est levé, a passé sa main sur le dossier de la chaise où je m’étais un jour assise, mais je ne pense pas que ce soit seulement à cause de moi, a verrouillé la porte de l’extérieur, est resté un instant immobile, puis il a descendu les escaliers et a suivi le déménagement dans le nouveau bâtiment, où il est resté jusqu’à l’arrivée d’un nouveau médecin-chef avec une nouvelle blouse, fini le coton piqué, juste un banal tissu blanc léger.
Je n’avais pas à l’époque le temps de penser à la vie, je vivais comme je pouvais, je laissais la vie se dérouler, mais parfois j’avais l’impression que quelqu’un me serrait l’épaule. J’ai compris alors que j’étais vivante, que je me tenais moi aussi dans l’escalier et que je devais déménager quelque part.
Je me suis installée dans une autre ville, calme et brune, dans le Sud de l’Estonie. Des maisons basses, humides, des façades à la peinture écaillée, on sentait le soir l’odeur des logements surchauffés. La ville était traversée par une rivière aux eaux marron. Je descends les escaliers sur la rive opposée, je longe la rivière jusqu’au boulevard, je chemine lentement en direction du centre-ville, le soleil est bas, évidemment, on est en octobre. Un homme marche à côté de moi, s’il y a une rivière marron au milieu de la ville, c’est sans doute Tartu, et s’il habite Tartu, il est peut-être médecin lui aussi, ou acteur, homme de lettres ou chercheur en biologie moléculaire. Il porte un imperméable noir avec une ceinture à boucle métallique, il est plutôt corpulent. Une sacoche en bandoulière comme tous les autres. Nous nous promenons le long de la rivière, je dois me rendre à la bibliothèque. Au lieu de cela, il m’invite à dîner au Kaunas ou au Volga, nous sommes assis comme un vrai couple, nous mangeons, buvons, nous buvons surtout. Mais ce n’est pas cela, il n’y a pas de sentiments. Un dîner banal et même un peu forcé. Pourquoi manger et boire, pourquoi te laisser déranger sans cesse par le serveur si ce que tu veux tirer au clair est en réalité tout à fait autre chose ? La clarté viendra un autre jour, précisément au bord de cette même rivière, plus exactement au milieu de la rivière, sur le ponton flottant qui existait à l’époque, j’avais peur qu’il se mette à vaciller, se retourne, dérive, s’enfonce, je ne m’étais jamais trouvée auparavant sur un ponton flottant. Très prudemment. Très prudemment je glisse mon bras sous le sien, j’agrippe la manche du pardessus noir et je me dis: on fait quoi ? on se marie ? Cette fois-là, nous sommes restés un moment immobiles, un bref instant, mais la clarté de cet instant persiste aujourd’hui encore.
Trois ou quatre endroits, avais-je dit à la maison, mais comment pourrais-je, en une seule journée, aller à l’usine de confiserie désormais fermée, à l’ancienne école, au cabinet médical démoli et au bord de la rivière d’une autre ville… dans des lieux qui n’existent plus que dans mon esprit ? À quoi bon d’ailleurs commencer ce voyage, me disais-je, installée dans un bus moderne d’un blanc éclatant, puisque ces lieux sont de toute façon déjà avec moi, comme les bagages d’un voyageur. Le bus devait me conduire d’abord de l’autre côté du viaduc de la route de Pärnu, ou plus exactement il aurait fallu pour cela que je prenne une correspondance. Pourquoi ai-je besoin de chercher ces sentiments anciens, de répéter et de renforcer ces émotions…? Qu’est-ce que j’essaye de dire, est-ce que je cherche à prouver à quelqu’un mon existence, à justifier ma vie, mes décisions et mon destin ? À quoi bon toutes ces cogitations ? Ma ville natale a fait beaucoup pour moi, elle m’a trouvé ces bus propres et silencieux, des équipes spéciales nettoient les arrêts, vident les poubelles, jettent des graviers sur le verglas, comme la vie des citadins est agréable ! Je préfère profiter de tout cela et faire quelques efforts en contrepartie. Je porte un masque. Je valide ma carte de transport. Je trie mes ordures. Je soutiens la vie de quartier. Je cartographie les voitures mal garées. Je traverse la rue aux endroits autorisés. Je réponds au sondeur d’Emor. Je signale les entorses aux règles de distanciation. Je ramasse les crottes du chien au jardin public. Je fais de la gymnastique à l’extérieur. Je n’achète pas de sapin de Noël. Je n’utilise pas de cosmétiques. Je porte un long manteau gris et un sac à dos plat. J’écoute des podcasts. Je donne mon avis sur l’évolution des rôles de genre. Mais ce n’est pas moi.
(2021)
Traduit de l’estonien par Françoise Sule et Antoine Chalvin