Ayant fréquemment affaire à des simulateurs, le personnel médical des camps russes dans son ensemble avait fini par acquérir le pouvoir infaillible de les reconnaître soi-disant à l’instinct, comme une sorte de sixième sens : on retrouvait chez chacun d’entre eux à peu près les mêmes traits de caractère et les mêmes façons de réagir à leur environnement et aux tests qu’on leur faisait passer. En les observant, on parvenait à dégager peu à peu un certain type humain dont les caractéristiques étaient clairement identifiables.
Parallèlement, pour déjouer ce système de protection édifié par les médecins, les simulateurs développaient sans cesse de nouvelles stratégies. Sous l’effet de ce jeu de cache-cache permanent, la guerre que se menaient les deux parties avait pris des formes de plus en plus complexes. Elle était devenue une sorte de science que quelques simulateurs de génie avaient porté à son plus haut degré d’achèvement.
Nous avions dans notre camp un Arménien qui faisait partie de cette catégorie. Il se faisait passer pour un sourd-muet et il l’était resté malgré tous les tests qu’on lui avait fait passer sous anesthésie et en pleine conscience. Et pourtant il simulait. Il y avait aussi deux Russes qui se faisaient passer pour fous et dont l’un l’était à la fin réellement devenu, abusé par son imagination exacerbée. Et aussi un épileptique que le test de photoréaction des pupilles avait fini par trahir.
Mais le plus génial de tous ces brillants acteurs était sans conteste Vitia Bouldakov, un voleur de dix-huit ans originaire de Koursk qui réussit à s’évader grâce à ses talents. Ce n’est que plusieurs mois plus tard que nous apprîmes son stratagème et nous en rîmes de bon cœur sans la moindre amertume, car en définitive c’était quand même un chic type.
On l’avait transféré chez nous du camp de la mine voisine, qui manquait de matériel ophtalmologique, afin d’y subir des examens. En feuilletant son carnet médical, nous découvrîmes que, quelques semaines auparavant, il avait été victime d’une explosion à la mine. Blessé au corps et au visage, il avait également perdu la vue à cause des gaz toxiques dégagés lors de cette explosion.
Ses blessures étaient déjà complètement cicatrisées quand il arriva à notre hôpital, mais il n’avait toujours pas recouvré la vue. Quelques jours plus tard, Vassili Iakovlevitch Tchékine, le médecin en chef de notre camp, revint d’une mission à Moscou. Il plaça aussitôt Vitia sous observation permanente car, il s’intéressait tout particulièrement aux effets toxiques des gaz de mine et travaillait justement à un article sur ce sujet.
À l’annonce de l’arrivée de Tchékine, Vitia réagit avec l’excitation d’un enfant et une foi aveugle en ses pouvoirs. « Il n’y a que vous qui puissiez me rendre la vue, Vassili Iakovlevitch », dit-il en tournant la tête avec la circonspection propre aux non-voyants. Il braqua ses yeux éteints dans la direction du médecin avec une docilité naïve. Il y avait dans son attitude implorante tant de confiance que nous eûmes du mal à retenir nos larmes.
Tchékine lui-même même en fut touché jusqu’au plus profond de son être. Il prit les mains du garçon et les pressa entre les siennes, puis d’une voix vibrante d’émotion il lui assura qu’il ferait tout ce qui était en son pouvoir pour lui rendre la vue : malgré la difficulté de la tâche, il restait quand même de l’espoir.
« Oui, vous le pouvez, j’en suis sûr », répondit le garçon en se serrant contre lui dans un mouvement d’abandon.
Tchékine prit sa promesse au sérieux et il mit tout en œuvre pour ranimer les yeux de Vitia.
Tous les traitements furent tentés et tous les appareils mobilisés, mais malgré les efforts de Tchékine, aucun résultat véritablement tangible ne se produisit. Les yeux de Vitia ne semblaient souffrir d’aucune lésion physiologique, ils réagissaient modérément à la lumière et étaient sujets à toute une série de réflexes moteurs. Le médecin en conclut que la cécité devait être due à quelque dysfonctionnement du nerf optique. Cette théorie semblait être confirmée par le fait que Vitia percevait la lumière mais qu’aucune image ne se formait sur sa rétine.
Tchékine, poursuivant fébrilement ses recherches, finit par découvrir de vagues altérations dans la structure du cristallin, altérations que d’ailleurs aucun des autres médecins, malgré tous leurs efforts, n’avait réussi à détecter. Par respect pour la compétence et l’expérience de Tchékine, ils mentaient bravement, déclarant qu’eux aussi voyaient la même chose. Par la suite Spektor m’avoua en confidence qu’il n’avait rien observé de tel et qu’il tenait tout simplement cela pour une invention de l’esprit passionné de Tchékine. Je mis ces paroles sur le compte de la rivalité professionnelle et d’une trop grande assurance, et continuai de croire en la découverte de Tchékine.
Ayant identifié l’origine du mal, il entreprit d’y remédier avec énergie. Il utilisa pour soigner Vitia vingt liquides différents qu’il lui instilla chaque jour personnellement dans les yeux. Tous les deux jours, il l’installait sous les lentilles et les oculaires de son cabinet pour surveiller les progrès du traitement.
En dépit de tout, Tchékine ne put constater aucune amélioration et Vitia commença lentement à perdre espoir. Ce n’est qu’à cet instant qu’il sembla prendre conscience de ce qui lui était véritablement arrivé. Il se jetait sur sa paillasse et tombait dans un profond désespoir, la nuit il pleurait doucement, mais de façon déchirante. Nous ne cessions de l’encourager, échafaudant pour lui les théories les plus extravagantes qui se terminaient toutes par sa guérison.
Il nous repoussait, triste et déçu, et se contentait de répéter, un ultime espoir battant dans ses veines :
« Si Vassili Iakovlevitch n’y arrive pas, personne n’y arrivera, il est le seul en qui je croie. »
Frappé par cette confiance mystérieuse, Tchékine sombra dans un profond abattement et resta assis seul dans le cabinet de consultation une heure entière, tentant avec frénésie d’imaginer de nouveaux traitements. Il avait pris la ferme résolution de rendre la vue à Vitia – cette entreprise paraissait être devenu une question existentielle pour lui – et il en avait même pratiquement oublié son travail de recherche sur les gaz.
Il procéda à diverses cures de radiothérapie et traita alternativement le système nerveux et tous les autres organes de Vitia avec une telle impétuosité que nous craignions que le garçon devienne fou.
Mais aucun de ces traitements n’eut eu de résultat particulier et Vitia perdit définitivement espoir.
« Ca ne sert à rien », dit-il avec un accablement qui trahissait une inquiétante indifférence, « Je suis aveugle… »
Il éclata brutalement en sanglots. Nous nous tenions devant son lit et nous ressentions la même douleur que si ce malheur nous était arrivé à nous.
Il se comportait vraiment comme un enfant. Les premiers jours suivant cette réaction violente, il fit des efforts fébriles pour s’adapter à sa nouvelle situation. Il se déplaçait seul dans la salle de l’infirmerie en cherchant ses appuis à tâtons et en refusant catégoriquement qu’on l’aide.
« Je dois apprendre à faire ça moi-même », déclarait-il avec obstination, en tournant son visage maigre et soucieux vers la lumière qui coulait à flots de la fenêtre.
« Je ne peux pas avoir quelqu’un qui me tienne tout le temps par la main, je dois apprendre à faire ça moi-même. »
Il se promenait donc dans la salle en trébuchant. Il tombait à chaque obstacle qu’il rencontrait et se relevait avec sur le visage une expression de supplication, tremblant de la volonté d’avancer.
Chacun l’aidait à sa manière, et quand il se déplaçait prudemment dans la salle, on écartait en silence et avec un soin méticuleux tous les objets qui pouvaient lui faire obstacle.
Il essaya d’être brave pendant trois ou quatre jours, puis sa force se brisa et il se jeta par terre en sanglotant violemment. Il s’écria d’une voix éteinte :
« Ah, c’est si dur ! Je n’y arriverai jamais. »
Il se débattit quand on l’aida à se relever et déclara qu’il avait décidé de mourir ici même.
On le ramena à sa paillasse et on l’obligea à se calmer.
Tchékine vint lui rendre visite le lendemain. Vitia était assis sur son lit, apathique. En entendant la voix de Tchékine, il dit tristement, sans le moindre reproche :
« Vous voyez, tout ça n’aura donc servi à rien, Vassili Yakovlévitch… »
Cette phrase poignante toucha profondément le médecin. Il se rappelait qu’il avait promis de tout faire pour le bien du garçon et pourtant il n’était arrivé à rien.
La nuit suivante, Vitia essaya de se suicider. L’infirmière de garde s’en aperçut et le retint, affolée. Il réussit à se dégager et, se jetant à plat ventre sur son lit, se mit à sangloter.
Cet acte avait frappé Tchékine d’effroi. Il s’imaginait qu’il avait envers ce garçon une obligation qu’il n’avait pas remplie et se demandait fébrilement comment il pourrait bien l’aider. Finalement, il eut une illumination : il se souvint de la loi qui permettait d’amnistier les prisonniers incurables devenus inaptes au travail. Il prit aussitôt les choses en main. Une commission médicale fut constituée pour Vitia et le document correspondant fut rédigé. Ce n’est qu’à ce moment que Tchékine lui annonça son projet, car il avait peur de donner de l’espoir au pauvre garçon avant que les choses ne soient absolument certaines.
Vitia réagit à cette nouvelle avec une joie manifeste. Il s’anima sensiblement et parla avec une ferveur enfantine de sa mère qu’il allait revoir – ah non, pas la voir, mais quand même la sentir et l’entendre…
Nous étions très heureux de cette solution, pas seulement pour Vitia, mais aussi pour nous-mêmes, car sa présence à l’hôpital donnait à tout l’établissement une atmosphère pesante et morose.
Les documents furent bientôt prêts. Un aide-médecin libre fut désigné pour l’accompagner et nous prîmes congé de lui avec un enthousiasme ému.
Quelques mois plus tard Tchékine se rendit à un congrès en Ukraine. Avant son départ, il nous dit qu’il irait rendre visite à Vitia qui lui avait laissé son adresse à Koursk.
Quand il revint, il était très gai et nous annonça que Vitia avait recouvré la vue.
Il nous raconta avec entrain sa visite et dit que Vitia ainsi que sa mère étaient très contents. Le garçon lui avait expliqué qu’il avait recouvré la vue sans aucun traitement : il avait peu à peu commencé à voir, mal au début, puis de mieux en mieux, et maintenant tout allait bien.
Nous nous réjouîmes vivement.
Il éclata alors d’un rire tonitruant et ajouta en se frottant les mains :
« Ce garçon était le plus parfait simulateur que j’aie jamais vu. Et dire que c’est moi qui l’ai aidé à se libérer ! D’ailleurs, je ne le regrette pas du tout. »
Nous le fixâmes, les yeux écarquillés de stupeur.
« Un simulateur ? »
« Exactement, répondit Tchékine. Et je le répète : l’un des plus parfaits, un génie dans son domaine. Il a géré son affaire de telle façon que nous n’avons pas eu le moindre doute. »
Nous reprîmes nos esprits et demandâmes en chœur :
« Mais alors comment l’avez-vous découvert ? »
Il sourit d’un air entendu :
« Il m’a demandé de vous transmettre à tous ses meilleurs souvenirs. C’est seulement une fois dans le train que je me suis soudain souvenu qu’il avait dit : “Et particulièrement à cet aide-médecin à qui il manque les dents de devant, et à l’infirmière qui a des boucles blondes”. Il ne vous voyait pas ici, n’est pas ? Alors comment pouvait-il vous décrire ainsi ? »
Traduit de l’estonien par Anne-Marie Giudicelli, Kadri Põlluveer et Antoine Chalvin