Le serment d’Hippocrate

     Il existait au sein des camps un système à part, fermé, mais extrêmement influent, celui des blatnoï. Cette organisation maffieuse de criminels professionnels avait toujours été présente dans les camps russes. Dostoïevski en parlait déjà dans ses Souvenirs de la maison des morts. Leur nom vient du mot blat, pour lequel les dictionnaires ont tenté de donner des traductions variées comme : « langue des voleurs », « jeu des nôtres », etc. Mais aucune de ces interprétations ne rend compte de façon exhaustive de la signification de cette notion dans le monde des criminels. Ils s’appelaient eux-mêmes le plus souvent tchestnyi vor, « voleur honnête », et, en un sens un peu déformé, ce mot honnête à ici une certaine justification. Leur mode de vie était en effet réglé par une « morale » propre, des lois non écrites mais d’une rigueur absolue. Toute enfreinte à celles-ci entraînait presque toujours l’exclusion de la confrérie. On disait de tels réprouvés qu’ils s’étaient « changés en chiennes », en suka.
     Les relations entre les chiennes et les blatnoï étaient en tout point semblables à celles entre les croyants et les renégats : la grâce et la pitié n’y avaient pas cours. En règle générale, les blatnoï ne travaillaient pas et personne n’osait les y forcer, car toute attaque contre leurs privilèges était punie d’une terrible vengeance. Il leur arrivait pourtant de travailler quand l’envie saugrenue les en prenait, mais les lois de la confrérie interdisaient strictement d’occuper des postes qui supposaient l’exercice de contraintes sur les autres prisonniers ou la prise de décision concernant leurs rations de pain et de nourriture. Bref, c’étaient des hommes dont la volonté s’imposait à tous sans contestation possible. La parole d’un blatnoï était sacréeOn pouvait y croire sans la moindre hésitation.
     Le personnel des hôpitaux et des dispensaires entretenait avec eux des relations très particulières. Comme beaucoup de blatnoï étaient des toxicomanes endurcis, ils venaient nous voir pour nous demander de la teinture d’opium et de la morphine (précisément demander parce qu’un vrai blatnoï ne s’abaissait jamais à exiger ou à menacer ; beaucoup d’entre eux étaient des gens intelligents et cultivés). Il ne serait venu à l’idée de personne de refuser, car nous tenions tous à la vie. Les blatnoï payaient toujours en espèces les drogues qu’on leur fournissait, sur la base du tarif en vigueur dans le camp.
     Un nouvel aide-médecin, Ervin Kask, originaire de la région de Tartu, venait d’être affecté à notre hôpital. Il était probablement le seul à avoir la qualification requise pour ce travail. Nous lui expliquâmes la situation. Vendre de la drogue était contraire à son éthique professionnelle, mais il comprit que c’était inévitable. Une nuit, où il était de garde à l’hôpital, un blatnoï frappa à la porte. Il expliqua à Ervin — très poliment, selon l’usage — qu’il était en train de jouer une partie de cartes très prenante à laquelle participaient plusieurs freier récemment arrivés au camp (on avait baptisé de ce nom étrange ceux qui, comme nous, n’appartenaient pas au monde criminel). Ceux-ci avaient beaucoup d’argent, dont lui et ses copains s’employaient activement à les délester. Au stade actuel du jeu, il ne lui restait plus un kopeck, mais il avait besoin de façon urgente et impérieuse de quelques grammes d’opium. Il demanda à Ervin de bien vouloir les lui donner et l’assura qu’il lui apporterait l’argent sans faute le lendemain matin.
     Mais Ervin venait juste d’arriver d’un monde où l’on payait tout immédiatement et en espèces. Il répondit au blatnoï impatient qu’il était hors de question de lui faire crédit : soit il payait tout de suite soit il repartait les mains vides.
     Le blatnoï haussa les sourcils d’un air étonné. Son besoin de drogue était manifestement très fort, car il s’abaissa à répéter sa demande, mais Ervin resta inflexible.
     « Si tu m’apportes l’argent, tu auras ton opium », lui dit-il d’un ton ferme.
     Le blatnoï ne se donna plus la peine de discuter. Il disparut, mais réapparut bientôt avec une jolie paire de bottes en cuir chromé.
     « Et contre ça, tu m’en donnes ? » demanda-t-il tranquillement. Ervin évalua les bottes, les compara à ses godasses fatiguées et donna son accord. Il faut dire, à son honneur, qu’il attira l’attention du blatnoï sur le fait que ces bottes valaient considérablement plus cher que l’opium qu’il voulait obtenir. Mais le blatnoï sourit d’un air bienveillant :
     « Ne t’en fais pas, on réglera ça demain quand je t’apporterai l’argent. Ou alors… tu peux les considérer comme une avance, car je reviendrai certainement te déranger… ».
     Ervin prit les bottes et versa dans un petit flacon autant d’opium qu’il était possible pour que, le lendemain, personne ne s’aperçoive au premier coup d’œil que le niveau dans la bouteille avait diminué. Le blatnoï saisit le flacon, remercia poliment et disparut.
     Ervin enfila aussitôt les bottes. Elles lui allaient à la perfection. Après avoir réfléchi un instant, il décida pourtant de les rendre au blatnoï lorsque celui-ci reviendrait avec l’argent.
     Mais les choses ne se passèrent pas ainsi, car elles n’avaient pas été prévues ainsi.
     Le lendemain matin, Ervin ne put résister à la tentation : une fois sa garde terminée, il mit les bottes et alla se promener dans le camp. Lorsqu’il arriva à proximité de la cantine, il fut soudain encerclé par une bande d’inconnus aux allures de voyous : des chpany (c’est ainsi qu’on appelait les voleurs de la pire espèce et les autres crapules qui appartenaient à la plèbe criminelle ; en général les blatnoï les méprisaient, mais ils utilisaient parfois leurs services pour exécuter de basses œuvres).
     Un homme au visage balafré et repoussant le saisit par le col et lui demanda d’un ton sévère :
     « Qu’est-ce que tu fais avec mes bottes ? »
     Ervin prit peur et essaya de raconter à toute vitesse les événements de la nuit, mais on ne lui en laissa pas le temps.
     « Sale voleur ! gueula le balafré. Je les avais encore hier soir, mais ce matin… plus rien ! Espèce de salaud, ça ne te suffit pas de te faire les couilles en or à l’hôpital, il faut encore que tu viennes voler les bottes de pauvres types comme nous ! »
     Ervin tenta de toutes ses forces d’échapper à l’emprise de ses assaillants, mais il n’y parvint pas. D’un coup de poing bien ajusté, le balafré l’étendit au sol, et toute la bande lui arracha les bottes des pieds.
     « Allez-y, cassez lui la gueule à ce salaud ! »
     Le malheureux fut impitoyablement rossé dans toutes les règles de l’art. Ils le frappèrent à coups de pieds, de gourdins et de tout ce qui leur tomba sous la main. Quand il perdit finalement connaissance, les chpany l’abandonnèrent et disparurent. Il resta un long moment étendu au sol avant que quelqu’un vienne nous prévenir qu’un aide-médecin était couché par terre devant la cantine et qu’il semblait avoir été pris d’un malaise soudain.
     Nous nous précipitâmes sur les lieux, comprîmes aussitôt ce qui c’était passé et transportâmes rapidement Ervin à l’hôpital. Le docteur Spektor l’examina soigneusement et constata qu’à part quelques côtes fracturées et plusieurs traumatismes, il n’y avait rien de grave. Nous l’installâmes dans une chambre commune de l’hôpital. Nous étions très surpris, car habituellement personne n’agressait le personnel médical. Celui-ci était d’ailleurs solidaire, et le fait de toucher à l’un de ses membres pouvait signifier pour le coupable la privation définitive de l’aide médicale, laquelle, dans bien des cas, était des plus nécessaires.
     « C’était qui ? » demandai-je à Ervin lorsqu’il reprit connaissance.
     Il secoua la tête :
     « Des types totalement inconnus. Je ne les avais jamais vus avant.
     — Je ne te crois pas, dis-je avec conviction. Essaye de te rappeler : est-ce que tu ne t’es pas disputé avec quelqu’un ces derniers jours ? »
     Ervin fut incapable de se souvenir de quoi que ce soit. 
     Le premier qui commença à entrevoir ce qui c’était vraiment passé fut notre intendant, qui avait passé la plus grande partie de sa vie derrière les barbelés.
     « Ça sent les blatnoï dit-il d’un ton soupçonneux. Tu n’aurais pas eu un malentendu avec eux ? »
     Ervin nia catégoriquement : « Non, non ! Pas plus tard que la nuit dernière l’un d’eux m’a apporté des bottes en échange d’un peu d’opium. C’est d’ailleurs à cause de ces bottes que je me suis fait tabasser. Ils prétendaient que je les leur avais volées ! Mais ce n’est pas vrai, ce sont les blatnoï eux-mêmes qui… ».
     J’échangeai un regard avec l’intendant.
     « Raconte nous précisément ce qui s’est passé la nuit dernière », lui demanda celui-ci.
     D’une voix essoufflée, entrecoupée de gémissements de douleur, Ervin nous raconta tout.
     « Tu es le dernier des imbéciles ! s’exclama l’intendant du fond du cœur. Qu’est-ce que tu croyais ? Que tu vis encore dans ta fichue Estonie ?
     — Mais, je pensais que… »
     Nous secouâmes la tête.
     « Tu peux t’estimer heureux d’être encore vivant, constata laconiquement l’intendant. Enfonce-toi bien dans la tête qu’on ne met pas en doute la parole d’un blatnoï. À supposer que tu guérisses un jour. »
     Il cracha et s’en alla. Mais Ervin ne voulait pas en démordre, il répéta encore une fois son histoire, expliquant à plusieurs reprises que cela ne se faisait pas, qu’en affaires il fallait être honnête et que…
     « Va au diable avec ton honnêteté ! m’écriai-je avec humeur. Si tu refais ce genre de conneries, tu nous mettras tous dans une sacrée merde ! »
     Ervin resta alité avec un forte fièvre et pendant plusieurs jours nous eûmes de sérieuses inquiétudes pour sa santé. J’essayai de savoir qui était ce blatnoï, mais comme Ervin était relativement nouveau dans le camp, il ne put me le décrire avec suffisamment de précision.
     Une semaine plus tard, j’eus moi-même un contact avec l’un de nos clients permanents, un homme d’une trentaine d’années au visage doux, qui, autrefois, avait même fréquenté l’université. On le surnommait dans le camp Vitia Vologodski, car il était originaire de Vologda.
     « Il paraît que les chpany ont tabassé un de tes compatriotes », dit-il d’un air réellement soucieux. Comment va-t-il ?
     — Il se remet lentement. Très lentement », lui répondis-je en le regardant droit dans les yeux. Il n’y avait dans son regard ni joie ni haine. Je n’y lus qu’un avertissement sincère et amical. Je n’avais pas peur de lui, nous avions eu par le passé de longues conversations assez intéressantes, je me permis donc de lui poser une question qui, en d’autres circonstances, aurait été d’une insolence impardonnable :
     « Tu ne trouves pas que c’était tout de même un peu trop ? »
     Dans le regard de Vitia Vologodski apparut alors un éclat indéfini, si fugitif et métallique que je regrettai aussitôt mes paroles. Il pencha la tête et me répondit, ses yeux plantés dans les miens :
     « Il a oublié le serment d’Hippocrate… Tu devrais savoir : porter secours en toutes circonstances et sans délai… Dommage que ce soit ton compatriote. Mais peut-être que c’était justement sa chance… »
     Je ne lui demandai plus rien. Je comprenais ce que ces paroles signifiaient.
     Ervin finit tout de même par guérir. Quelques mois plus tard, on le transféra dans un autre camp. Après cela, je n’entendis plus jamais parler de lui.

Traduit de l’estonien par Michel Gruselle, Carola Schmiedberger,
Monika Raide, Anita Orav et Antoine Chalvin
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