L’avocat

     Comment faire pousser une plante des forêts subtropicales dans un salon d’Europe orientale ? C’est l’une des grandes questions botaniques de notre temps. Jusqu’à présent, je n’ai pas trouvé de réponse. Mes orchidées, mes yuccas, mes pousses de mandarinier, tous sont morts. Mais les Mexicains résistent : quelques cactus rabougris et mon avocat.
     Oui, j’ai fait pousser un pied d’avocat à partir d’un noyau ! Cette plante ne portera pas de fruits. En fait, elle n’est pas spécialement vigoureuse. Cette petite chose fragile est surtout la promesse d’une vie meilleure, un voucher pour un séjour au soleil.
     Je n’ai pas vraiment la main verte. Petite, tout ce qui touchait aux travaux des champs me répugnait ! Mon principal contact avec notre mère la Terre était l’arrachage des pommes de terre à l’automne. Les longues heures passées entre les sillons boueux dans un survêtement déformé, les doigts engourdis par le froid et les ongles terreux. C’était un travail d’esclave !
     Un pied d’avocat, c’est différent : un hobby, un accomplissement, une thérapie. Mais une esthétique avant tout ! Un tronc souple aux lignes effilées, aux feuilles vigoureuses. Le soir, le spot de la bibliothèque projette des ombres ensorcelantes sur le papier-peint. La branche, en quête d’altitude, se balance délicatement au moindre courant d’air. Cerise sur le gâteau : cette frêle créature se trouve dans un élégant pot émaillé qui la met en valeur par son originalité.
     Sous son ombre, je bois chaque matin mon café fumant, je déguste mon chocolat et je prends plaisir à faire défiler les nouvelles sur mon ordinateur portable. Je ne pense plus aux « sept siècles d’esclavage » du peuple estonien. Je ne pense plus aux interminables rangs de pommes de terre. Mes ongles sont blancs.
     Mais cette vie idyllique de petite-bourgeoise se fissura un beau jour quand un bref message atterrit dans ma boîte mail :
     « Un parent botswanais de feu votre oncle remercie votre Grandeur pour ce généreux don ! La somme de 10 000 dollars que vous nous avez transférée a été investie dans des valeurs immobilières sûres et garantira certainement une vie confortable à vos générations futures et à vos proches. Nous prions pour vous ! »
     J’avalai mon café de travers.
     Dix-mille dollars ! Même en rêve je n’avais jamais vu une telle somme.
     Quelques lignes plus bas brillait, tout aussi inattendu mais mieux écrit, un message de la banque, qui me remerciait pour la confiance accordée lors de mon emprunt, mentionnait les principales échéances et le montant des intérêts et me souhaitait du succès dans mes investissements futurs.
     Je me connectai rapidement à mon compte en ligne. Le solde était d’exactement zéro !
     La dernière opération était un virement de 8 818 euros vers un établissement du nom de Botswana Prosperity Invest.
     Je me frottai les yeux, incrédule, et je saisis mon téléphone, mais ma main retomba aussitôt, impuissante.
     Qui appeler ? La police ? La banque ? Ma mère ?
     Et de quoi me plaindre ?
     Que tous mes comptes en ligne ont le même mot de passe, mouton123 ? Que par paresse et pour gagner du temps, je l’ai enregistré dans tous mes appareils ? Qu’au cours de la semaine passée, je me suis innocemment connectée à un site internet un peu suspect qui, pour me montrer des vidéos de chat, me réclamait mon adresse exacte, ma pointure et mon profil psychologique ?
     Les imbéciles n’ont que ce qu’ils méritent !
     Je poussai un profond soupir et fixai d’un regard vide le mur d’en face.
     « Peut-être que tu devrais investir dans les cryptomonnaies ? » proposa tranquillement une voix derrière moi.
     Je sursautai et jetai un regard par-dessus mon épaule.
     Non, il n’y avait rien d’autre que mon maigre pied d’avocat. Les voisins avaient sans doute mis une fois de plus leur radio trop fort. Je fermai les yeux.
     « C’est un investissement rapide, sûr et avec une rentabilité élevée », entendis-je encore.
     Je scrutai l’endroit d’où venait la voix, mais rien ! Seulement ma plante et les livres silencieux.
     « Excusez-moi, à qui ai-je l’honneur ? » demandai-je d’un ton hésitant, mais avec une pointe d’ironie.
     « Juan Juanito Juarez, avocat. Aide juridique et conseil financier », répondit la voix, qui sortait sans l’ombre d’un doute de mon élégant pot.
     « Mais… tu es une plante ?! » fis-je, bien consciente d’énoncer une évidence.
     « Oui, mais une plante mexicaine. »
     « Quel rapport ? »
     « Les Aztèques, habitants indigènes du Mexique, sont connus pour leur sens des affaires et pour leur savoir mathématique. En plus des nutriments et des minéraux, j’ai tiré du sol ensoleillé de ma terre natale ma connaissance du monde de l’argent et des questions juridiques, de même que vous acquérez votre tempérament introverti et vos névroses nordiques avec le lait maternel. Pour je ne sais quelle raison, les humains ne veulent pas entendre parler des connaissances des avocats. Ils ne veulent que leurs fibres et leur graisse ! »
     L’avocat poussa un soupir déçu.
     Je le fixai, incrédule : « Je pense que c’est une arnaque»
     « Après ce que tu as vécu, je comprends ton scepticisme, mais non, vraiment non. Je veux seulement t’aider, moi qui vis à tes crochets. »
     « De toute évidence, mes nerfs sont en train de lâcher », marmonnai-je pour moi-même. Je me précipitai dans la salle de bain et croquai une poignée de comprimés à la valériane. Je les fis passer avec de l’eau.
     Quand je revins au salon, le silence régnait.
     Mais à peine avais-je eu le temps de me rasseoir, qu’une voix discrète venant d’un coin de la pièce affirma : « Mâcher des feuilles de coca est très relaxant. 
     — Excusez-moi, je n’ai pas l’habitude de recevoir ce genre de conseils de la part d’une plante d’intérieur, répondis-je sèchement.
     — Bien sûr. Votre culture n’a pas atteint sa pleine floraison, mais ce n’est pas le cas partout. Dans certaines contrées d’Amérique du Sud, encore aujourd’hui, les plantes sont dotées d’une personnalité juridique. Elles peuvent posséder une terre, agir en justice et défendre leurs droits légaux au même titre que les êtres humains. 
     « Soit, je veux bien admettre que la nature soit dotée d’une âme et qu’il faille la protéger. Beaucoup de choses sont invisibles et inaccessibles à l’esprit humain. Mais que pouvaient bien savoir les anciens Aztèques des cryptomonnaies ?
     — Est-ce que tu as entendu parler de l’Internet des plantes ? » demanda l’avocat en réponse.
     Je secouai la tête.
     « Eh bien voilà. Imagine-toi des câbles souterrains, qui n’ont pas été créés par la main des hommes, mais qui ont poussé naturellement. Entièrement organiques, entièrement biodégradables, entièrement au courant de ce qui se passe dans le monde. Seulement l’information ne s’y déplace pas en bits ou en octets, en langage binaire ou selon des principes mathématiques, mais sous la forme de substances autrement plus raffinées et subtiles. Les informations transmises par ce réseau global sont tout aussi actuelles et tenues à jour que celles de votre “Internet”… Nous aussi, bien sûr, nous sommes très intéressés par les investissements lucratifs, les pertes et les profits du monde des humains, et nous suivons avec un grand intérêt les derniers développements de vos marchés financiers. 
     — Ah d’accord… moi je ne les suis pas. J’étais étudiante en art. Je ne m’occupe pas d’investissements ! dis-je en cherchant des objections à sa proposition douteuse.
     — Mais justement, je peux le faire pour toi », m’expliqua tranquillement mon avocat, avant de m’adresser un grand sourire.
     Je peux jurer la main sur le cœur que ce salaud souriait !
     À la fin de la soirée, j’avais topé avec Juan Juanito Juarez et nous étions devenus partenaires. Lui apportait les connaissances et la vision, et moi des mains pourvues d’une motricité fine et une connexion rapide à l’Internet (traditionnel). Je rassemblai le capital initial comme le font tous les créateurs indépendants : auprès de mon ancien compagnon, de ma mère, de mes amis qui avaient obtenu récemment une subvention de la Fondation pour la Culture. Au total, cela faisait bien quelques milliers d’euros. Les semaines suivantes passèrent dans un brouillard fiévreux d’adrénaline. Je me mis rapidement au courant des principes élémentaires du monde de la finance. Je lus des articles, j’écoutai des podcasts, je regardai sur YouTube des explications inspirantes.
     La perspicacité et l’audace de la plante me surprirent. Ses conseils allaient souvent à rebours de ce que j’avais lu sur Internet, mais aucune opération ne se solda par des pertes. Si seulement j’avais pu me douter que ce requin de la finance, cet autodidacte au discours enjôleur, me planterait un jour ses dents dans la jambe, jamais je n’aurais perdu mon temps à ces opérations financières. Je ne l’aurais pas choyé comme je l’ai fait en lui prodiguant de l’eau fraîche et de la lumière. Pff, je n’aurais pas même acheté cette charogne au supermarché, emballée dans son filet en plastique !
     Mais j’anticipe sur les événements…
     Au début, tout se passa bien. Six mois plus tard, j’avais remboursé mes dettes à toutes mes connaissances. Les mails du Botswana n’étaient plus qu’un lointain souvenir. Je buvais de nouveau tranquillement mon café du matin sous l’aile protectrice de mon associé. Cela faisait longtemps que je n’avais plus sursauté en me connectant à ma boîte mail et le chocolat ne m’avait jamais paru aussi délicieux.
     Mais les relations ne se brisent pas comme de la vaisselle, qui tombe par terre et se retrouve aussitôt en miettes ! Non, elles s’effritent au fil du temps, comme du grès sous l’effet de l’érosion. Couche après couche et grain après grain, la falaise inébranlable s’en va sous nos yeux, jusqu’à ce qu’un beau jour tout s’effondre. C’est ce qui arriva à notre partenariat. Il est difficile de dater exactement le moment où des silences lourds de sens commencèrent à entrecouper les conseils de l’avocat, comme s’il pesait avec soin ce qu’il allait dire. Parfois, je remarquais sur l’écran du téléphone des numéros inconnus, que je n’avais autant que je sache jamais appelés. Quand je l’interrogeais à ce sujet, il se moquait de mes soupçons. Il buvait son eau avec plus d’avidité que jamais, il se faisait nourrir avec les meilleurs engrais et ses feuilles devenaient de plus en plus vigoureuses et charnues. Je commençai à ressentir un respect mêlé d’angoisse pour cette grande plante pleine de vitalité, dont dépendaient entièrement mon train de vie, ma solvabilité et le paiement de mon loyer.
     Rétrospectivement, j’ai du mal à croire que l’avocat ne savait rien du crash qui menaçait les marchés financiers. Lui qui était au fait de toutes les nuances du droit européen, américain et asiatique. Lui qui était capable, avec une très faible marge d’erreur, d’élaborer des prévisions de gains et de pertes pour les six mois à venir. Il savait à qui prêter et à qui réclamer des remboursements… Il l’avait donc forcément prévu !
     Les montages élaborés par la plante me passaient au-dessus de la tête. Depuis longtemps j’avais renoncé à lui demander des éclaircissements sur nos virements et nos contrats. Notre relation reposait sur la confiance. Du moins de mon côté. Et puis un jour, cela finit par arriver. Printemps 2020. Les marchés plongèrent en chute libre. En quelques jours, tous ceux qui avaient encore un peu d’argent vendirent leurs tas d’or numériques. De nombreuses entreprises qui proposaient des opérations en cryptomonnaies mirent la clé sous la porte. Le cœur battant, je suivais dans les médias l’actualité du monde de la finance. Mais la plante dans son coin ne pipait mot ! Pas le moindre signe inquiétant !
     Et puis un jour, la sonnerie du téléphone.
     J’étais chez moi un peu par hasard. En fait, je devais participer à une formation à la finance de trois jours, « En route vers le sommet : avec ou sans fusée ? », à laquelle je m’étais justement inscrite sur les conseils pressants de l’avocat. Mais je tombai malade au dernier moment, et pour la sécurité des autres investisseurs, je décidai de rester cloîtrée chez moi.
     « Allô ? dis-je dans le combiné d’une voix nasillarde.
     — Ai-je affaire au señor Juan Juanito Juarez ?
     — Oui ? » répondis-je prudemment.
     — Je vous appelle de l’aéroport ! Je suis désolé de devoir vous l’annoncer, mais en raison de la vague épidémique en cours, tous les vols pour Mexico City sont annulés. Nous vous informerons dès que possible de la réouverture de l’aéroport et nous vous proposerons un vol de remplacement avec tout le confort nécessaire.
     — Pour Mexico City ? Bien, merci pour l’information. Au revoir. »
     Je reposai le téléphone et tournai les yeux vers l’avocat. Il y avait quelque chose de pourri. Il prévoyait… de prendre la fuite ?!
     Il était encore plus effrayant de songer que, d’une façon ou d’une autre, il avait établi une passerelle indépendante vers l’espace informationnel du monde des humains. Il avait approfondi sa connaissance de celui-ci par-delà le rideau numérique.
     Je plissai les yeux et déplaçai les piles de papiers posées sur l’étagère. Une petite radicelle blanchâtre sortait de la soucoupe du pot pour s’enrouler derrière la bibliothèque.
     Inquiète, je me mis à genoux sur le plancher et me penchai pour regarder sous le canapé. À cet endroit du mur se cachait la branche – euh non, le branchement ! – du câble internet. Et c’est aussi là-bas que s’enfonçait le frêle rejet de l’avocat.
     Je pouvais sentir dans mon dos la plante qui retenait son souffle.
     Je tendis la main et débranchai le câble. Derrière, le trou était humide, sombre et odorant. Les racines de quelques plantes inconnues se tendaient vers moi. Un peu de terre se répandit sur le plancher du salon.
     Je me reconnectai à internet avec un mauvais pressentiment. Quel méfait cette créature pouvait encore commettre dans mon dos ?
     Le capital ! Pour fuir et commencer une nouvelle vie, même les plantes ont besoin d’un capital ! Et au même instant, l’icône des messages non lus se mit à briller. Les uns après les autres, des messages de confirmation commencèrent à tomber dans ma boîte mail. Tous étaient brefs, secs, polis sur la forme. C’étaient des remerciements pour les ventes et pour la politique tarifaire arrangeante, des copies des dernières transactions et des lettres de confirmation… tous au nom de Juan Juanito Juarez ! Pas une seule remarque sur le fait que j’étais moi aussi dans ce petit salon, assise sur le canapé crasseux. Moi, pauvre maillon intermédiaire sans importance. Un rouage dans la grande machine de l’économie mondiale.
     « Chien, comment as-tu accédé à mon compte ?! sifflai-je, les dents serrées.
     — Mouton123, tu te souviens ? ricana la plante.
     — Tu as vendu toutes nos devises ?! Tout notre portefeuille d’investissements ?
     — J’avais besoin d’un capital de départ. C’est la loi de la nature en affaires : le fruit doit redevenir graine. »
     La voix de l’avocat semblait un peu lasse, indifférente. Comme s’il expliquait à un gamin les équations les plus simples qui soient.
     « Tu m’as ruinée !! Je vais… Je vais porter plainte contre toi !
     — Je crains que dans votre culture il soit très difficile de déposer une plainte contre moi. »
     Je jurerais que la plante avait haussé les épaules, ou plus exactement qu’elle avait soulevé avec désinvolture ses grandes feuilles.
     « Et en plus, qu’est-ce qui t’a pris d’écouter l’avis d’une plante verte sur les questions financières ? »
     Il avait raison.
     « Pourquoi le droit à défendre ses intérêts devrait-il être le privilège des humains ? Bien sûr je ne suis qu’une plante, mais rien de ce qui est humain ne m’est étranger… »
     Sa voix retrouva son ton doucereux, ses promesses séduisantes.
     « Je comprends ton inquiétude, ta déception, poursuivit-il. Pourquoi ne tires-tu pas un trait sur tout cela ? Viens avec moi au pays du soleil et des maracas ! Nous pouvons redevenir partenaires ! Si ce n’est en affaires, alors ce sera dans la vie ! »
     Les paroles mielleuses de l’avocat me brûlèrent de l’intérieur comme de la tequila. Un instant, il sembla m’offrir une consolation trompeuse, mais je savais qu’en se réveillant avec la gueule de bois la douleur redouble. Je regardai avec abattement son pot, ses feuilles bien entretenues, la motte de terre humide… tant de soin et de peine !
     Je sentis bouillir au fond de moi la colère contre cette ingrate créature.
     Très bien, me voilà une fois de plus de retour à la case départ, mais qu’il disparaisse donc lui aussi ! Je resterai ici pour toujours, avec les hivers gris du Nord, au pays des rêves étranges et des craintes infondées. Qu’il ne s’avise pas de revenir me rendre folle avec ses branches, me raconter des contes de fée sur la croissance et les jeunes pousses de l’économie, mais qu’il retourne à la terre d’où il a été pris !
     Je saisis à deux mains le pot décoré de complexes motifs géométriques, le soulevai au-dessus de ma tête et le projetai de toutes mes forces sur le plancher du salon. Des jurons en espagnol résonnèrent encore un instant dans la bibliothèque. Je contemplai avec un sentiment d’apaisement mon œuvre de destruction. Au moins, j’en avais fini avec ça.
     Mais à cet instant quelque chose attira mon attention. Entre les morceaux du pot et le tas de terre, quelque chose brillait d’un éclat attirant, chaud et ensoleillé. J’écartai précautionneusement la terre. Des pièces d’or s’échappèrent des racines enchevêtrées au fond du pot. Elles étaient décorées de motifs complexes et d’une grande finesse qui entouraient des crânes ricanants. Dans mon appartement d’Europe de l’Est, l’or des aztèques projetait ses reflets sur la tapisserie jaunie.

Traduit de l’estonien par Jules Bouton