Il y avait dans le mur en pierre une petite porte, qui s’ouvrit juste au moment où le Voyageur passa devant. Par pure curiosité, il décida de jeter un œil à l’intérieur. L’escalier, qui descendait vers une boutique à l’éclairage incertain, était si abrupt que le Voyageur manqua de se cogner la tête. Quand ses yeux se furent habitués à l’obscurité, il lui sembla qu’il était arrivé dans la caverne secrète d’Aladin : il y avait là tant d’objets magnifiques et intrigants que la tête lui tourna. Aux murs et au plafond étaient suspendus des tambours de toutes les formes possibles, des grands et des petits ; des clochettes et des sifflets ; des carillons se balançaient tout doucement, tintant si faiblement qu’on les entendait à peine ; dans un coin flottait l’arôme délicat d’un encens inconnu. Dans les caisses, les boîtes et les corbeilles se trouvaient des bracelets, des boucles d’oreilles, des talismans, des pendentifs, des médaillons, des cartes de tarot et des pierres runiques, tous ornés d’une multitude de symboles magiques. Au centre d’une table était posée une boule de cristal, dans laquelle se reflétait étrangement cet univers merveilleux. Le regard du Voyageur fut accroché par des ceintures aux motifs mystérieux et par des broderies d’une inconcevable finesse, par d’antiques rouleaux de parchemin et par des inscriptions gravées sur des pierres ; il lui semblait que dans cette petite pièce obscure était rassemblé tout le savoir du monde. Mais l’objet qui l’attirait le plus était situé sur l’étagère la plus haute dans le dos de la jeune fille assise derrière le comptoir. C’était une pierre d’un bleu chatoyant dont émanait une lumière qui ne ressemblait à rien de connu. « Pourrais-je voir ceci ? » demanda-t-il, et lorsqu’elle tourna son visage, il remarqua avec stupéfaction que, si l’une de ses joues était certes celle d’une jeune fille d’une incroyable beauté, l’autre semblait appartenir à une vieille femme d’un âge vénérable.
« Bonne pierre, belle pierre. Rend plus sage », dit la vendeuse aux deux visages, et elle posa la pierre sur le comptoir devant le Voyageur. Celui-ci la prit dans sa paume et s’étonna du poids de l’objet. Il eut le sentiment que la planète entière était contenue dans ce bloc pas plus grand que son poing. À l’intérieur semblait brûler une douce flamme bleutée, vacillant en permanence, comme si elle était vivante.
« Je l’achète », décida le Voyageur, qui sentit soudain qu’il ne parviendrait plus à se défaire de cette mystérieuse pierre. « Combien coûte-t-elle ? »
La jeune fille tourna vers lui son visage de vieille et dessina dans l’air un chiffre bien plus élevé que ce à quoi il s’attendait.
« Je n’ai pas autant », avoua-t-il avec stupeur et tristesse. La jeune fille lui fit signe de retourner ses poches, et, d’un air résigné, il aligna sur le comptoir tout ce qu’il possédait. Le contenu de sa bourse couvrait à peine un dixième du prix demandé. Et dans ses poches, il n’y avait rien d’autre que la montre à gousset de son grand-père, qu’il conservait comme un souvenir précieux, et un calepin avec une reliure en cuir usée, dont l’intérieur de la couverture était occupé par une carte du monde et sur les pages blanches duquel il avait l’habitude de noter ses rêves et ses envies. La vieille examina tout cela d’un œil appréciateur, puis elle leva les yeux vers lui et le regarda. Elle lut sur son visage un désir si ardent qu’elle haussa les épaules, ouvrit un tiroir, y fit tomber d’un geste toute la fortune du Voyageur et lui tendit la pierre.
Le Voyageur s’inclina en signe de remerciement, se retourna, et, en proie à des sentiments confus, entreprit de remonter l’escalier. Il lui semblait cependant qu’il y avait maintenant bien plus de marches qu’à l’aller, et la pierre était vraiment lourde. Aussi, lorsqu’il retrouva enfin la lumière du jour, il plissa les yeux à cause de la luminosité soudaine, s’essuya le front, et s’assit à un angle du mur.
Sous les rayons du soleil, la pierre paraissait complètement terne. Le Voyageur avait beau la tourner et la retourner, il n’y voyait plus ni reflet ni mystère. Il fut saisi par la tristesse. Il accusait déjà les mystérieuses herbes magiques qui brûlaient avec l’encens. Elles l’avaient mis dans un tel état de confusion mentale qu’il s’était trouvé prêt à abandonner toute sa vie passée pour un caillou sans valeur. « Ma montre ! La montre à gousset en argent de mon grand-père, le seul souvenir qui me relie à mon passé ! » pensa-t-il, rongé par le regret. « Avec quoi pourrai-je mesurer le passage du temps ? Et sans carte, comment savoir où je suis et où je vais ? Je n’ai même plus la trace de mes songes, de leurs messages secrets, qui m’ont guidé jusqu’à présent, ni de mes envies qui pourraient m’indiquer une direction ! » Le Voyageur prit soudain sa tête entre ses mains. « Comment vais-je m’en sortir maintenant, sans le moindre centime ! » se dit-il avec effarement. « Cette vieille ensorceleuse m’a trompé, elle m’a fait tourner la tête avec ses herbes enchantées. À quoi me sert cette pierre sans intérêt, qui est en plus si difficile à transporter ? »
S’étant un peu reposé, le Voyageur maudit son geste et revint sur ses pas. Mais l’escalier semblait à présent encore plus abrupt et paraissait s’enfoncer plus profondément, au point qu’il dut faire plusieurs pauses. Quand il arriva enfin sur le seuil de la porte, la jeune fille sourit derrière le comptoir en le reconnaissant et le Voyageur fut forcé d’admettre qu’elle était vraiment d’une incroyable beauté. Mais il fallait cette fois agir avec détermination. « J’ai changé d’avis », dit-il, et il toussa pour s’éclaircir la voix. « Je n’ai pas besoin de cette pierre. Je voudrais récupérer mes affaires ». La jeune fille hocha lentement la tête et tourna vers lui son visage de vieille. « Bonne pierre, belle pierre, insista-t-elle. Rend plus sage. » Mais le Voyageur resta ferme. « Je voudrais récupérer mes affaires », répéta-t-il, et il posa la pierre sur le comptoir. La vieille haussa les épaules, ouvrit le tiroir, remit les pièces d’or dans la bourse, plaça à côté la montre en argent et le calepin à la reliure usée. Puis elle reposa la pierre bleue sur l’étagère la plus haute et se désintéressa complètement du Voyageur.
Celui-ci, soulagé, remit ses biens dans sa poche et prit la direction de la sortie. Mais l’escalier semblait s’être encore allongé entre-temps, au point qu’il dut s’arrêter plusieurs fois en chemin. Essoufflé, il eut l’impression que cette ascension n’en finirait jamais. Quand il fut finalement revenu à la lumière du jour, il s’allongea sous l’arbre le plus proche pour reposer ses membres endoloris. « C’était un magasin étrange, incroyablement étrange », se disait-il. Il y repensait comme à un rêve. Jamais auparavant il ne s’était trouvé dans un tel endroit, bien qu’il ait parcouru la moitié de la terre. Devant ses yeux flottaient de nouveau les trésors souterrains, les symboles magiques et les signes secrets qui recelaient en eux la connaissance de tout ce dont il avait jusqu’alors à peine entrevu l’existence. Le parfum de cette pièce évoquait quelque chose qu’il avait toujours désiré sans savoir vraiment ce que c’était… cette odeur… oui, elle provenait tout droit d’un monde qui préexistait à sa mémoire. Le Voyageur sut alors avec une clarté stupéfiante, que, de toute sa vie, il n’avait rien désiré plus ardemment que la sensation qui l’avait saisi pendant qu’il tenait la pierre bleue dans sa paume et observait son chatoiement. C’est ce désir qui l’avait poussé à prendre la route, c’est au nom de cette sensation qu’il avait parcouru la moitié de la terre.
« Mais qu’ai-je donc fait ! se désespéra le Voyageur. La vie m’a ouvert la porte d’un trésor que je n’avais encore jamais entrevu. Oui, elle m’a offert un cadeau inestimable, il était déjà entre mes mains ! Et voilà que j’ai été pris de regret pour mes misérables possessions, mes biens terrestres, ce qui vient et qui passe, comme le vent varie. Quel impardonnable idiot j’ai été ! »
Pris de dépit, le Voyageur se leva et étira ses membres endoloris. Une chose était claire : il devait retourner au magasin avant le coucher du soleil. Sans la pierre bleue, sans ce sentiment particulier qu’elle avait suscité en lui, comme si son corps entier s’était mis à briller, comme si ses yeux avaient vu au-delà de l’horizon et que ses oreilles avaient entendu tous les murmures de l’univers, il ne pouvait ni ne voulait plus vivre. Oui, il venait enfin d’arriver à cette limpidité qu’il avait recherchée toute sa vie, et il savait ce qu’il devait faire.
Mais dans le mur, il n’y avait plus de porte.
Traduit de l’estonien par Jules Bouton