Faux pas

     En février 1948, l’administration édicta de manière inattendue un règlement qui déclencha une réorganisation touchant un point relativement important : les prisonniers, hommes et femmes, qui jusqu’alors habitaient tous ensemble, furent répartis dans des camps séparés. Cette décision se fondait probablement sur une conviction de plus en plus ancrée selon laquelle l’existence de relations sexuelles illégales, qui perduraient en dépit de toutes les mesures de surveillance, nuisait sensiblement à la productivité des travailleurs des deux sexes et entraînait en outre, à intervalles fréquents mais totalement imprévisibles, un accroissement de la population du camp. Les slogans moralisateurs par lesquels les autorités justifièrent cette mesure n’étaient quant à eux absolument pas crédibles.
     Cela signifiait en tout cas la liquidation brutale de nombreux liens conjugaux plus ou moins permanents, ce qui provoqua une série d’événements dramatiques. Le docteur Spektor fut l’une des victimes de cette nouvelle situation. À son honneur, on doit dire qu’il abandonna son épouse officieuse avec un stoïcisme tout oriental, veillant seulement à ce que celle-ci fût envoyée dans un autre camp proche du sien, où il semblait possible d’organiser des rencontres, certes très rares, mais qui n’en seraient que plus agréables.
     La majorité des malheureux « maris » n’avaient pas autant de relations dans l’administration locale, et c’est pourquoi ils se trouvaient confrontés à la perspective inévitable et peu réjouissante d’abandonner définitivement des compagnes à qui, bien souvent, ils avaient fini par s’attacher.
     Cela occasionna quelques situations tout à fait singulières. L’histoire la plus mémorable fut celle d’Alexandre Davydov, qui avait à cette époque une position plutôt enviable, étant chef de division dans une galerie assez sale du quatrième niveau.
     La nouvelle loi funeste plongea ce « mari » passionné dans une profonde tristesse, mais il eut aussitôt une idée pour échapper à son malheur. Puisqu’il ne pouvait recourir pour cela à l’aide officieuse de l’administration, comme Spektor avait réussi à le faire, il décida de cacher sa femme.
     Son plan fut prêt en un clin d’œil, et au début sa réussite semblait assurée. Après quelques jours de repérage, il découvrit dans un couloir déjà exploité de sa galerie un petit coin tout à fait adéquat. Il laissa le brigadier diriger le travail à sa place et commença à s’aménager un domicile conjugal. Il apporta des morceaux de poutres en quantité suffisante et dressa devant l’entrée de l’abri une solide barricade faite de blocs de roche et de charbon, puis il arrangea dans les profondeurs de la terre un petit nid rudimentaire, mais relativement confortable, en tapissant les parois avec des vestes de coton et des couvertures dérobées dans les baraquements. Sa brigade, qui, sans mauvais pressentiment, s’efforçait innocemment de remplir la norme à l’autre bout de la galerie, n’avait aucune idée des activités de son chef.
     La veille du jour où les femmes devaient partir, il informa la sienne de son projet et elle s’y accrocha avec un véritable enthousiasme.
     Le soir, il emmena sa femme dans la mine et l’installa dans son petit nid, en lui laissant des vivres en quantité suffisante pour les premiers jours, car, se sentant coupable, il craignait de faire l’objet d’une surveillance.
     Les prisonnières furent emmenées pendant la nuit sans Kira Pavlovna Lebedeva. Lassée par d’inutiles recherches, la garde la signala le lendemain comme fuyarde et envoya un ordre de recherche à toutes les autorités des environs.
     Davydov suivit l’évolution de la situation avec une joie débordante. Il acquit au bout de quelques jours la conviction que personne n’avait établi de lien entre lui et la disparition de Kira. Pour parer à d’éventuels soupçons, il se répandit partout en imprécations contre cette créature infidèle qui avait pris en traître, dans son dos, une décision aussi grave. Son malheur arriva à nos oreilles et nous plaignîmes tout en plaisantant ce pauvre amoureux à qui sa femme avait très intelligemment préféré la liberté.
     Voyant que sa ruse avait marché, il put enfin savourer les fruits de ses efforts. Il passa avec Kira, dans leur petit nid du quatrième niveau, des nuits enivrantes, pendant que la brigade ignorante travaillait dur au charbon, tout près, à quelques dizaine de pas.
     Mais peu à peu s’insinua en lui la crainte que son manège soit remarqué. Comme c’était un homme raisonnable, il décida de limiter ses besoins physiologiques et espaça ses visites à Kira.
     Celle-ci, qui restait désormais seule pendant de longues périodes, commença alors à voir les inconvénients de sa nouvelle situation. L’ennui la tourmenta et bientôt, en raison de la négligence de Davydov dont l’enthousiasme initial s’était refroidi, elle fut surprise par la faim. Considérant ces désagréments comme de mauvais présages, elle devint beaucoup plus exigeante et irritable envers son protecteur, menaçant de dévoiler toute l’histoire s’il continuait à la laisser le ventre vide.
     Davydov prit sa tête entre ses mains et se plongea dans ses pensées. Voyant déjà tous les malheurs qui pourraient s’abattre sur lui, il comprit qu’il devait améliorer son système. Il ne faisait aucun doute qu’il finirait par attirer l’attention à force de descendre chaque jour dans la mine les poches pleines de pain et de vaisselle. D’un autre côté, il était clair que Kira était tout à fait capable de mettre ses menaces à exécution. De funestes pressentiments envahirent Davydov, il les chassa énergiquement et mit au point un nouveau plan.
     Le lendemain, il prit à part un jeune Ukrainien de sa brigade et le mit dans la confidence, en lui faisant comprendre que s’il le trahissait, sa vengeance serait terrible. Il chargea le garçon d’apporter à manger à Kira ; celui-ci accepta sans enthousiasme cette mission risquée.
     Ayant ainsi réglé ses problèmes domestiques, Davydov observa attentivement le comportement des autres à son égard. S’étant convaincu que personne ne le soupçonnait, il se calma complètement et commença, tout heureux, à profiter des avantages qu’il avait conquis.
     À présent, ses visites étaient plus rares et Kira, qui avait été jusqu’alors gâtée par des rapports sexuels réguliers, fut bientôt assaillie par des doutes existentiels sur l’agrément de sa situation. Elle n’en parlait pas devant Davydov, mais les entretenait avec d’autant plus d’ardeur lorsqu’elle était seule. Les visites attentionnées de l’Ukrainien qui l’approvisionnait éveillèrent bientôt en elle l’idée d’utiliser la situation de façon plus rationnelle. Comme elle avait besoin de combler le vide laissé par Davydov, elle entreprit de séduire l’Ukrainien. Celui-ci, privé depuis longtemps de tendresse féminine, prit la chose en homme pratique et l’accueillit favorablement. Bientôt, une vraie relation s’établit entre eux, qui leur offrit à tous deux de fort agréables satisfactions .
     Davydov ne soupçonnait pas la traîtrise de son messager. Constatant avec satisfaction que le garçon remplissait son devoir avec sérieux, il se réjouissait au plus haut point de la réussite de son stratagème.
     Mais le destin mit bientôt fin de façon inattendue à ses illusions. Après être descendu dans la mine et avoir envoyé le garçon porter les provisions, en enfonçant des bâtons de dynamite dans la roche, il fut soudain pris d’une tentation voluptueuse. Il lutta un instant contre son envie, mais finit par lui céder et, abandonnant toute prudence, partit rejoindre Kira. Il avait décidé de renvoyer le garçon et de s’accorder un petit plaisir conjugal.
     En arrivant devant le nid, après avoir tourné le coin sombre de la galerie, il trouva Kira qui serrait vigoureusement le garçon dans ses bras. Ce sans-gêne grossier et inattendu secoua Davydov jusqu’au fond de l’âme. Il saisit par le col le traître ukrainien pris en flagrant délit et, furieux, le poussa dans la galerie. Au cours du règlement de comptes qui suivit, le malheureux fautif n’offrit qu’une faible résistance et Davydov frappa sans retenue celui qui avait brisé son bonheur.
     Attrapant ensuite son « épouse » infidèle, il la gratifia de deux gifles administrées de bon cœur et l’entraîna aussitôt jusqu’à l’ascenseur. Quelques minutes après, ils sortaient à l’air libre ; Davydov jeta sa femme, tremblante de culpabilité, entre les mains des gardes, puis disparut à nouveau dans les profondeurs du puits.
     Les gardes, étonnés, apprirent toute la vérité de la bouche de Kira. L’histoire était vraiment sensationnelle et pour empêcher qu’elle ne se propage, on emmena Kira le jour même. On attrapa Davydov à la fin de sa rotation. Comme il était l’un des meilleurs ouvriers, le chef du camp se contenta de le consigner dix jours en cellule punitive, après quoi il fut renvoyé à son quatrième niveau.
     Toute cette histoire me fut racontée par le jeune Ukrainien, qui avait été conduit à l’hôpital le jour même. Il avait un bras cassé, ainsi que deux côtes ; sa tête était couverte d’ecchymoses et son œil au beurre noir louchait fortement sous sa paupière gonflée.
     Je lui manifestai ma sympathie. Il regrettait profondément sa légèreté. Mais quand l’œdème autour de son œil eut un peu dégonflé et qu’il put manger sa soupe confortablement assis sur son matelas de ouate, son humeur s’améliora nettement. Lorsqu’il apprit qu’il pourrait rester encore un mois entier à l’hôpital, il eut un grand sourire et estima que tout cela était finalement une bonne plaisanterie.

Traduit de l’estonien par Hélène Challulau et Antoine Chalvin