Viens, nuit d’été

     Déjà de loin, le bar semble être destiné à une clientèle un peu plus jeune.
     Malgré cela, l’homme et la femme choisissent de s’arrêter dans cet établissement : c’est le plus proche de l’appartement où ils logent et à vrai dire c’est le seul endroit dans le quartier où prendre quelques verres par cette chaude soirée du début de l’été. Tous deux essayent de retarder le moment où ils devront retourner dans l’appartement, mais ni l’un ni l’autre ne le formule explicitement. Il a demandé : « Ça te dit d’y aller ? » Elle a répondu en haussant les épaules : « Pourquoi pas ? » Et ils se trouvent à présent dans ce bar.
     Ils sont installés en bordure de terrasse, car il n’y a pas de place ailleurs. C’est un de ces endroits rétro et bohème qui ont surgi dans les villes ces dernières années. Les gens sont assis dehors sur des bancs, à côté de la terrasse, ou tout simplement debout.
     L’homme tend une bouteille de bière à sa femme, il trinque avec elle en se contentant de dire « Bon… » Elle ne répond rien. Elle fixe du regard une jeune femme qui est apparue à l’entrée du bar juste après eux.
     Celle-ci se tient seule un peu plus loin sur le trottoir, elle avale de temps en temps une gorgée de bière, tout en jetant des regards à la ronde par-dessus le goulot de sa bouteille. Il est difficile de savoir si elle cherche quelqu’un, une personne en particulier ou simplement de la compagnie. En tout cas, elle ne le fait pas activement, elle se contente d’être là, paisible, à regarder les gens.
     Son regard se pose un instant sur eux, passe rapidement sur la femme et s’attarde un peu plus sur l’homme, mais sans s’arrêter. Elle est habillée très simplement : un jean, un T-shirt blanc un peu trop grand, pieds nus dans des sandales. Ses cheveux négligemment attachés en queue de cheval, un sac en toile sur l’épaule. Peut-être une étudiante, pas très jeune, se dit la femme. Il émane de cette fille la désinvolture charmante de la jeunesse et en même temps la confiance en soi détendue de quelqu’un d’un peu plus mûr. Il y a en elle à la fois quelque chose de familier et d’étranger.
     Elle remarque que son mari a lui aussi posé son regard sur la jeune fille, ou alors qu’il regarde ce que sa femme observe si attentivement. En fait c’est assez normal pour eux, étant donné qu’ils sont assis côte à côte, de regarder dans cette direction : droit devant. Elle se demande s’il remarque aussi la même chose qu’elle chaque fois que la jeune fille bouge : elle ne porte rien sous son T-shirt.
     « Ça s’est bien passé, lui dit-elle. Le dîner. Les garçons ont bien aimé.
     — Oui ! Tu as eu une excellente idée », répond-il.
     Leurs jumeaux terminent le lendemain leurs études à l’université. Dans précisément douze heures, ils seront dans la salle des cérémonies. Elle avait eu l’idée d’arriver la veille, d’inviter les garçons et leurs amis à dîner dans un bon restaurant, de passer la soirée et la nuit dans cette ville, où ils s’étaient rencontrés jadis au même âge.
     Cela faisait longtemps qu’ils n’étaient pas partis ensemble. Au cours des derniers mois, il était fatigué et distrait, l’hiver et le printemps ont été une période difficile au travail. Il était très silencieux et elle avait renoncé à lui poser des questions comme « Qu’est-ce qu’il y a ? À quoi tu penses ? » Elle le laissait en paix. Elle n’avait pas l’énergie pour lui insuffler de la bonne humeur et alimenter la conversation, car elle éprouvait une sorte d’apathie, plus exactement d’impuissance, peut-être due à l’âge. 
     Souvent elle l’observait à son insu en se demandant si sa froideur pouvait être due à autre chose, par exemple à une maladie dont il ne voulait pas parler, ou peut-être qu’il avait rencontré quelqu’un d’autre et que ses pensées étaient ailleurs. Elle n’avait pas cherché à l’interroger, elle avait choisi d’attendre jusqu’à ce qu’il se décide à parler. Mais il ne lui avait rien dit.
     Maintenant ils sont ici, et elle est incapable de s’avouer à elle-même ce qu’elle attendait de ce voyage, de cette soirée ou de cette nuit. Elle avait simplement l’impression qu’il fallait le faire : inviter les garçons à dîner, passer une agréable soirée ensemble, les raccompagner ensuite à la résidence universitaire, se promener tous les deux dans la ville, dormir ailleurs que dans leur lit habituel. Changer de paysage.
     La fille a sorti de son sac un joli porte-cigare ancien d’où elle extrait une cigarette qu’elle avait roulée elle-même. La cigarette entre les doigts, elle reste debout un instant, indécise, comme si elle se demandait si c’était vraiment une bonne idée de fumer.
     La femme sent un mouvement d’air autour d’elle et comprend alors que son mari vient de se lever pour donner du feu à la fille. Elle avait remarqué auparavant qu’en sortant du restaurant il avait pris dans une assiette sur le coin du comptoir une boîte d’allumettes avec un logo. « Je ne savais pas qu’on en fabriquait encore ! » Il avait été d’humeur étonnamment bavarde ce soir. Elle l’avait écouté en regardant leurs fils, et elle avait revu des moments de leur propre jeunesse. Elle n’avait jamais entendu personne d’autre raconter des histoires de manière aussi incroyable que ce garçon, son mari quand il était jeune. Personne d’autre n’avait à ce point réussi à la faire rire aux larmes. Elle était certaine alors que si un jour ils mourraient ensemble, ce serait de rire.
     Ce soir-là elle avait ri comme cela ne lui était pas arrivé depuis longtemps aux blagues de son mari et de leurs garçons, car ceux-ci avaient au moins hérité du sens de l’humour de leur père. 
     De la porte du restaurant, la boîte d’allumettes avait atterri dans la poche du pantalon de l’homme et se trouve maintenant entre ses doigts. Elle observe comment il y pioche une allumette, la gratte et la tend à la fille en éclairant son visage. Elle voit la fille regarder l’homme d’un air un peu étonné, esquisser un sourire, se pencher sur la flamme, la cigarette entre les lèvres, en appuyant un instant sa main sur le poignet de l’homme. Le bout de la cigarette rougeoie, la fille fait un grand sourire et la femme l’entend dire merci.
     Il revient s’asseoir, elle boit une autre gorgée de bière et pour la première fois depuis très longtemps elle sent une sorte d’excitation dans son ventre.
     Un serveur barbu sort du bar, il va de table en table en disant doucement : « À cette heure-ci, nous n’avons plus le droit de faire du bruit dehors. Mais vous pouvez vous installer à l’intérieur. »
     La femme et l’homme regardent autour d’eux.
     « Tout le monde s’exécute. C’est surprenant, dit-elle.
     — C’est tout à fait normal. Certains viennent peut-être ici tous les jours. Ils veulent pouvoir revenir, ce serait idiot de faire des histoires. Allons-y. »
     Ils suivent le mouvement.
     « Je reprends des bières  ? demande-t-il devant le comptoir.
     — Si tu veux. Je vais nous chercher des places. »
     Elle trouve deux places à une grande table ronde. Elle voit que la fille se tient un peu à l’écart et qu’elle ratisse du regard la salle du bar pleine à craquer. Finalement leurs regards se croisent. La femme lui dit : « Il y a des places libres ici. »
     La fille repousse une mèche derrière son oreille et s’approche de leur table. « Merci », dit-elle en s’asseyant.
     La femme écoute le bourdonnement ambiant, réalise maintenant combien il est puissant. Quand elle essaie de distinguer des conversations, elle entend derrière elle deux jeunes, tous deux à l’élocution déjà un peu pâteuse. Le garçon dit : « Tu es si jolie. » La blondinette pouffe de rire en répondant : « On ne m’a pas dit ça depuis longtemps .» Le garçon : « Tu ne dois pas fréquenter alors les bonnes personnes. » La fille : « Mouais… » Le garçon : « Tu n’as plus rien à boire. Je vais te chercher la même chose ? » La fille : « Non, pas la peine. Il faut vraiment que je file maintenant. » Le garçon : « Où ? Attends, on part ensemble. » 
     La femme n’entend pas la suite de leur conversation, car ils se lèvent juste au moment où son mari apporte deux nouvelles bouteilles de bière. Il en pose une devant elle, tire la chaise entre la fille et elle et s’assied. 
     « Santé ! » dit-il à la fille. Celle-ci lève sa bouteille et détourne vite son regard.
     Les deux jeunes sont déjà à la porte, ils sont vraiment très jeunes. La femme se demande comment la soirée se terminera pour eux, et si demain ils trouveront que c’était une aussi bonne idée que maintenant. Ces interminables préliminaires amoureux, elle s’en souvient bien. Et aussi que c’était parfois le meilleur moment.
     « Nous sommes trop vieux pour cet endroit, dit-elle à son mari.
     — Arrête. C’est juste une question de point de vue », répond-il.
     Elle approuve d’un hochement de tête : « C’est vrai. » Elle le regarde, avec ses cheveux blancs, sa barbe de plusieurs jours, sa chemise blanche repassée qui souligne le léger bronzage de son visage en ce début d’été. Depuis le printemps, ils sont partis tous les week-ends à leur maison de campagne et ont travaillé dans le jardin. Il a pris des couleurs en passant la tondeuse, et même si elle s’est demandé si son amaigrissement pouvait être dû à un problème de santé ou à des difficultés psychologiques, elle est maintenant forcée d’admettre que cela fait longtemps qu’il n’a jamais été en aussi bonne forme que ce soir, dans ce quartier perdu de la ville de sa jeunesse. Lui, il n’est vraiment pas trop vieux pour cet endroit.
     Elle se lève.
     « Je vais chercher de l’eau. »
     Elle se faufile entre les gens pour arriver au comptoir, saisit le pichet, se remplit un verre et le vide à grandes gorgées. Le barman l’observe d’un air amusé. « Cul sec !  » Elle sourit, se verse un autre verre et reste debout, son verre à la main. 
     Elle ne sait pas elle-même pourquoi elle dit brusquement au jeune barman : « Vous avez bien arrangé cet endroit. Mes parents avaient chez eux un abat-jour comme ça dans leur cuisine. Je ne savais pas qu’on en trouvait encore. »
     L’abat-jour en plastique à rayures oranges et blanches diffuse une chaude lumière sur les clients attablés. Vus du comptoir, les cheveux bruns de la fille sont couleur de miel, et à travers son T-shirt on devine les pointes sombres de ses seins.
     La femme voit qu’elle dit quelque chose à son mari. Celui-ci dévisage la fille d’un air surpris, elle regarde devant elle, sourit, répète ou précise ce qu’elle vient de dire. Il tourne les yeux vers le comptoir, trouve sa femme, et leurs regards se rencontrent un instant.
     « Oui, c’est un peu comme un musée ici, répond le garçon derrière le comptoir.
     — Pardon, comment ça ? demande la femme.
     — Toutes ces choses ici. Les abat-jour, les radios et les meubles. Si on ne les récupérait pas, elles n’existeraient bientôt plus.
     — Ah oui. Bien sûr. »
     Elle sourit au barman et retourne à sa place. 
     « Je crevais de soif », explique-t-elle à son mari. Elle pose son verre, reprend sa bouteille de bière et avale une grande gorgée. En soupirant, elle place une main sur la cuisse de son mari. Il la dévisage, un peu troublé. Elle le remarque, lui tapote la cuisse et retire sa main.
     « Je commence à être fatiguée, dit-elle. Pas toi ?
     — Pas spécialement, répond-il.
     — Je vais… chercher les toilettes », dit-elle en se levant.
     Elle se lave les mains. Se regarde dans le miroir. Elle songe au lit dans l’appartement qu’ils ont loué pour la nuit, un lit trop étroit. Elle s’imagine comment ce sera quand ils retrouveront l’un à côté de l’autre, en silence. Il s’endormira vite, même s’il assure ne pas être fatigué, et elle passera des heures à se retourner. Ces derniers temps, après avoir bu de l’alcool, elle n’arrive plus à trouver le sommeil.
     Elle se tient dans l’entrée du bar et le regarde, lui et la fille, côte à côte. La fille tient un carnet de croquis, elle lui montre des dessins tout en parlant. Leurs têtes courbées sur le carnet se touchent presque. Il dit quelque chose et la fille penche la tête en arrière en riant de bon cœur, elle pose une main sur son bras, juste là où sa manche est relevée. L’espace d’un instant, les doigts de la fille disparaissent presque dans la manche, elle retire ensuite la main et resserre sa queue de cheval. Ils ne remarquent pas la femme. Cela ferait un joli dessin de profil. Plein de vie.
     Elle fait demi-tour.
     Près de la porte du fond se trouve un couple de jeunes en train de fumer. Elle leur demande une cigarette et du feu, passe dans l’arrière-cour. Elle se tient devant l’escalier et contemple le ciel : bleu gris, il ne foncera pas plus. 
     Un chemin dallé conduit à la rue. Elle le suit et s’arrête sur le trottoir pour envoyer un texto à son mari. Par la fenêtre, elle le voit sursauter rapidement, sortir le téléphone de sa poche, lire, regarder à la ronde et le ranger. 
     Elle se tient derrière la fenêtre et fume en observant d’un peu plus près son dos, sa nuque lisse et sa tête de nouveau inclinée vers la fille.
     Toi reste.
     Soudain la fille prend ses crayons, ses lèvres bougent et elle commence vite à dessiner, en regardant de temps en temps l’homme.
     La femme ne bouge pas, silencieuse, comme si c’est elle qu’on attrape sur le dessin. Ce genre de cadrage figé sur l’iris : lui assis immobile et, sur le bloc de la fille, cette main agile qui trace le profil de l’homme, les lèvres entrouvertes sous la concentration.
     Elle se détourne de la fenêtre. Elle écrase sa cigarette du pied, la pousse du bout de sa chaussure dans le caniveau et se met en route. Elle a le sentiment qu’à chaque pas la pénombre de la nuit d’été engloutit tout ce qu’elle laisse derrière elle, et il n’y a qu’elle qui s’en extrait. 
     Quelques rues plus loin, elle s’arrête dans la cour d’une maison en bois et regarde le ciel, elle a l’impression que celui-ci s’est un peu éclairci, même si le matin est encore loin. Elle ne ferme pas à clé la porte de l’appartement, elle se couche sans ôter sa robe et s’endort au milieu du lit étroit à deux places presque instantanément.
     La porte s’ouvre, elle se réveille. Les rideaux sont tirés, la pièce est sombre, mais d’après la clarté elle comprend que c’est le matin.
     Il se tient à la porte. Elle se redresse puis se lève. Il la regarde, il ne dit rien. Elle ne dit rien non plus. Elle s’approche de lui, elle effleure son cou, y attarde ses doigts. Elle tend ensuite l’autre main et commence à le déshabiller. Elle termine en déboutonnant avec une lenteur infinie sa chemise et son pantalon qui tombent à terre, orphelins. 
     Quand il est nu, elle le prend par la main et le conduit dans la salle de bain. Il va sous la douche, appuie la tête contre la paroi carrelée et attend qu’elle ajuste la température de l’eau. La main tendue sous l’eau, elle regarde de nouveau sa nuque. Celle-ci est maintenant différente, comme si elle appartenait à un étranger. Elle lève la main pour la toucher. Il ferme les yeux.
     Elle commence alors à le laver.

Traduit de l’estonien par Françoise Sule