(Premier chapitre de Toomas Nipernaadi)
Un rayon du soleil matinal s’insinue dans la chambre par la fente étroite de la fenêtre. Loki se lève d’un bond, jette un châle sur ses épaules et se précipite dehors… Pendant la nuit, le Mustjõgi [1], libéré de sa gangue de glace, a débordé et c’est un large torrent qui bouscule toute la vallée.
De grands blocs de glace, semblables à des barques blanches, tournent, tanguent, s’abaissent, se relèvent, se heurtent l’un contre l’autre, éclatent en milliers de cristaux.
– Ah ! psalmodie la jeune fille, voilà pourquoi tu n’as pas dormi ! Voilà pourquoi ta nuit ne fut qu’une suite de rêves étranges !… Tu vois pourquoi ?
Et Loki presse ses deux poings dans le creux de ses orbites, frotte le sommeil de ses yeux, soulève, l’un après l’autre, le poids de ses pieds rouges et glacés.
Tous les fossés, tous les sentiers, tout ce qui ne domine pas les tertres n’est que murmure de ruisseaux, souples comme des serpents, qui dévalent gaîment à la moindre pente. Ils se réunissent, s’élargissent et ramassent, sur leur route, les feuilles mortes, les broussailles et jusqu’aux brindilles de mousse, pour les emporter dans le grand torrent du fleuve, comme dans une grande salle de fête. Fragile et brillante, la neige fond dans le vent et dans le soleil : des gouttes d’eau tombent des cristaux glacés, comme d’une barbe dégouttante.
La forêt s’éveille de son long sommeil hivernal ! Les cimes des sapins verdissent et les larges branches de pin sont pleines de gouttes d’eau et de sifflements d’oiseaux. Les grappes gelées et rouges pendent aux sorbiers dénudés. Les collines et les pentes se débarrassent des tas de neige amassés par la tempête. Les tiges brunes des sinikas [2] et des airelles lèvent la tête comme sous une blanche pelisse de mouton. L’air est bleu, plein d’eau et de soleil.
Brusquement Loki tressaille, sa bouche rouge s’ouvre comme pour pousser un cri – les premiers étourneaux voltigent en sifflant autour de la cage placée à la cime du pin. Elle ne peut pas garder plus longtemps pour elle la grande et captivante nouvelle. Elle se précipite dans la maison en jubilant :
– Père, père, les étourneaux sont là !
Gris et tremblotant, le garde-forestier Silver Kudisiim se lève dans le coin de la pièce, il tousse, baille, étend ses vieux membres et dit d’une voix traînante :
– Nous aurons probablement de nouveau une inondation ; le printemps arrive trop tôt, brusquement, et les forêts sont encore pleines de neige.
Les forêts, pense tristement Loki, n’ont ni bord ni limite. Si loin que l’œil peut atteindre, on ne voit que les cimes tremblantes des sapins, des broussailles, des pins et des marais. Les loups eux-mêmes ne peuvent probablement pas les traverser et ils errent pendant l’hiver par toutes ces forêts incommensurables. Le bruit sombre et mélancolique du balancement des cimes arrive jusqu’à la mer. En plein été, quand le Mustjõgi devient un ruisseau mince telle une couleuvre insinuante, les arbres se tiennent droits comme des cierges et s’égouttent en larmes de résine, la mousse sèche devient brune, l’herbe se fane, les branches fatiguées s’inclinent. Même les oiseaux cessent de chanter et restent sur les branches, ensommeillés, semblables à des morts. Le soir, entre les arbres, flânent quelques metshaldjas [3] las de leur vagabondage et abrutis de chaleur.
Lorsque vient la nuit, des chauves-souris volent autour de la maison. Il est plus que rare que le chasseur ou le voyageur s’aventure jusqu’ici, car il n’y a ni toit, ni âme.
La ferme de Habahannes se trouve sur la pente, mais ses habitants sont hautains et fiers ; quand ils parlent à Loki, c’est du bout des lèvres et comme s’ils jetaient quelque relief de leur table à un chien. Le vieux patron lui-même se traîne en jurant ; où son pied a marché, l’herbe repousse difficilement et la mousse refuse de grandir. Il est avare et méchant. Et quand Dieu le punit, par de la grêle ou de mauvaises récoltes, les poings de Habahannes se lèvent comme des poignards vers le ciel. Sa barbe pique comme une charrue relevée et ses petits yeux sont pleins de colère et de mépris. Sa fille, Mall, va souvent à la ville ; elle a tant vécu que ses yeux sont cernés de noir. Hautaine et arrogante, elle ne travaille pas, ne se donne aucune peine. Mais quand, par hasard, un voyageur étranger vient à la ferme, elle s’éveille et la maison déborde soudain de sa générosité et de sa joie. Alors, Habahannes tire l’étranger par la main et évolue à travers les champs et les prairies en lui montrant la richesse et la grandeur de sa ferme. Il court fièrement comme un cheval au galop, se vantant et criant, traînant l’étranger derrière lui comme une houppe attachée au brancard. Quand ils arrivent à la maison, Mall ouvre ses coffres, les tiroirs de toutes ses garde-robes et il faut l’entendre pépier comme un oiseau. Alors, lorsque l’étranger les quitte, le vieil Habahannes lui secoue longtemps la main, tandis que Mall, du seuil, regarde tristement celui qui va partir et lui dit :
– Revenez vite!
Mais, qui viendrait chez la pauvre Loki, elle qui n’a rien à montrer et qui ne trouverait pas de quoi se vanter. Il y a bien une vieille commode dans le coin de la cabane, mais on ne trouverait dans ses tiroirs que des trous de souris. Loki a toute sa fortune sur elle : des haillons avec autant de petits trous qu’une écumoire. Aussi, Loki a-t-elle peur des gens. Quand l’un ou l’autre se hasarde par ici, elle court se réfugier derrière un arbre et, de là, elle l’observe avec le regard qu’ont les metshaldjas pour le chasseur. Loki n’a que ses yeux ardents et la joie débordante de sa gorge. Quand elle court dans la forêt, les oiseaux s’envolent comme des flèches et les vallées clament sa joie. Mais c’est d’elle que Loki a peur, surtout au printemps, quand les eaux s’affranchissent et que le Mustjõgi commence à se précipiter vers la mer, avec fracas. C’est alors que les flotteurs [4] apparaissent avec des chants et des cris et que la forêt s’emplit de leur rire insouciant. Ils viennent des villes et des villages lointains et flottent du bois vers le rivage. Ils s’arrêtent là où le Mustjõgi fait un coude brusque, juste en face de la ferme de Habahannes, et allument un feu sur la rive en attendant les suivants. Ils n’entrent pas dans la cabane de Loki : ils préfèrent aller à la ferme de Habahannes, chercher du pain et du lait. Le soir, ils jouent de l’accordéon et ils dansent, en chantant et en criant. Seulement, comme fille, ils n’ont que Mall Habahannes.
– N’y a-t-il vraiment pas d’autre fille, ici ? crient les garçons, en essuyant la sueur de leur visage en feu.
– Il n’y en a pas! répond Mall, et le vieux d’appuyer, après elle :
– Hé ! il n’y en a pas, que voulez-vous y faire !
– Mais cette cabane là-bas, est-elle tout à fait vide ? demandent les garçons, soupçonneux.
– Là, n’habitent que des ours ! répond Mall, en riant et le vieux dit à son tour :
– Oui !… rien que des ours !… que voulez-vous !
Tant que les flotteurs sont là, le vieux Kudisiim est inquiet, craintif et court tout le temps sur les talons de Loki.
– Ne va pas chez les flotteurs, dit-il, ce sont de mauvais hommes, ils ne te feront rien de bon. Ils t’emmèneront avec eux, s’amuseront un peu et, après, te jetteront comme une allumette brûlée. Alors, où voudras-tu encore aller, vers qui tourneras-tu tes yeux de pécheresse ?
Loki écoute les exhortations de son père et ne va pas chez les flotteurs, car son père est vieux et maladif, et chaque printemps, il s’affaisse de plus en plus, comme une vieille souche de pin. Loki ne va pas chez eux, mais ses yeux restent fixés sur leurs visages rieurs et elle suit attentivement et avidement leur activité. Comme elle voudrait s’asseoir sur le train de bois flotté pour voir le monde et les gens et se sentir égale à eux ! Elle n’a encore rien vu, ni parlé avec personne. Elle n’a pour compagnons que lesoiseaux et les bêtes sauvages. Elle est attachée à cette forêt comme un arbre par ses racines, quoique ses pensées fassent de longs voyages et errent sur des chemins singuliers.
Mais les flotteurs poussent de nouveau leur train à l’eau, éteignent les feux sur la rive et partent en chantant. Mall Habahannes reste seule à les regarder tristement du ponton, tant qu’on peut les apercevoir et entendre leur voix. Et Loki, cachée derrière l’arbre, se laisse tomber sur la mousse et sanglote longtemps, longtemps, sans même savoir pourquoi.
Les flotteurs arriveront probablement bientôt. Quand les étourneaux sont dehors, eux ne sont pas loin !
Silver Kudisiim remue sur le lit et ne répond pas. Et Loki n’a pas le temps d’attendre la réponse ; elle a maintenant beaucoup à se démener et à courir. Chaque jour, chaque heure lui amène quelque chose de neuf. Le Mustjõgi monte sans arrêt ; la terre se dépouille de la neige et de la glace, comme un poussin sortant de sa coque. Sur les pentes, les premières pervenches commencent à fleurir et Loki en remplit toutes les fenêtres, les tables et même les bancs, si bien que le vieux Kudisiim n’a plus de place où s’asseoir. Les oiseaux migrateurs, le busard, la cigogne, l’alouette, la corneille, l’étourneau, apparaissent l’un après l’autre en sifflant et en criant, et Loki voit voltiger au-dessus de la cabane le gardien noir du ciel. La forêt est pleine de sifflements d’oiseaux, de gazouillements et de cris d’appel passionnés. Le premier papillon vole contre la vitre et la bat longtemps de ses faibles ailes. Les nuits sont chaudes et venteuses, les marais fument et ruissellent en s’éveillant de leur sommeil hivernal. Les forêts, les prairies et les champs sont pleins d’eaux courantes et stagnantes. L’herbe pousse en oreilles de souris et les arbres se couvrent de feuilles.
Loki écoute, mais les chants ne résonnent pas encore de la rivière. Les flotteurs sont en retard cette année. Mall s’est faite bien belle et surveille impatiemment la rive ; ou bien elle prend le canot et rame contre le courant dans la direction des flotteurs attendus. Mais le soir, elle revient seule. Quelque part, au loin, des coups de hache se font entendre.
Les jours vont, les semaines meurent avant que résonnent les appels des flotteurs. Mais les premiers passent sans s’arrêter, ce sont de vieux hommes barbus, leur chapeau est enfoncé profondément sur les yeux et leur pipe fume entre leurs dents. Sur le train de bois, des femmes sont également accroupies et, dans les courbes, elles aident les hommes à maintenir le bois dans le courant. À midi les autres trains arrivent, mais ils ne s’arrêtent pas non plus.
Habahannes reste à la rive et crie :
– Courage, les flotteurs !
– Merci, merci, répond-on.
– Et quoi ? Il n’y a donc pas d’arrêt ici, cette année ?
– Nous ne savons rien, répondent les flotteurs, en passant rapidement.
– N’avez-vous pas le temps ? Vous êtes pressés, crie encore Habahannes derrière eux. Mais les flotteurs ne l’ entendent plus ; ils avancent rapidement avec le courant.
– Sont-ils fiers ! dit Mall tristement.
– Oui, oui, ils sont fiers, que voulez-vous ! maugrée aussi Habahannes, et il va à la maison en pestant. Mall marche derrière lui, les yeux pleins de colère et de honte.
La nuit et le lendemain matin, passent encore quelques flotteurs.
– Tiens à droite, pousse à gauche ! La queue dans le courant ! crient des voix pêle-mêle. Ils disparaissent déjà avec le flot. Ce printemps, ils ne chantent pas, ne jouent pas, ils passent rapides comme des cavaliers. Ils sont sérieux et importants et ne semblent pas faire attention à la ferme de Habahannes. En écoutant leurs appels, Loki ne reconnaît aucune voix familière ; ces hommes ne sont jamais venus par ici auparavant.
– Père, père, crie-t-elle, ils sont pressés, très pressés!
– Oui, Loki, oui ! répond Kudisiim qui sourit et ne peut cacher à sa fille sa joie et son contentement.
– Pourquoi se précipitent-ils ainsi ? demande Loki.
– Qui le sait ? répond Kudisiim, peut-être s’en trouvent-ils bien. Va donc savoir leurs affaires et leurs besognes !
À midi glisse encore un flotteur, et après, il n’en vient plus. Le dernier passe également vite, comme pour rattraper les autres.
Les merisiers éclosent ; dans la courbe de la rivière apparaissent des hirondelles, des hérons, des bouvreuils ; des haies sont fleuries comme des tapis. Au soir tombant, des moustiques bourdonnent et le gazon et l’herbe sont remplis de milliers d’insectes et de vers. Loki se promène, boudeuse, elle est triste et silencieuse.
– Le printemps s’enfuit tellement, tellement vite ! pense-t-elle. Ils sont venus en criant et sont partis ; on n’a même pas pu entendre leur rire ni voir leurs yeux – le courant les a saisis comme une rafale. Maintenant, il n’y a plus personne à attendre, l’été passera également comme un éclair, et de nouveau reviendront les vents et les brouillards glacés. Et la vie aussi passe. sans que rien n’arrive – seul continue le balancement de la forêt.
Et Loki a tout à coup indiciblement pitié d’elle-même, d’elle et de son père qui a été ensorcelé à vivre dans ce véritable fourré.
Mais quelques jours après, il arrive encore un flotteur. Il n’y a qu’un seul homme, et de loin déjà, Loki remarque qu’il est inhabile et ne réussit pas à tenir le train au milieu du courant. Il nage d’un bord à l’autre, s’accroche souvent dans les roseaux ; l’homme s’arrête et attend ; il ne paraît pas remarquer que le train avance avec rapidité. Il se laisse conduire par le courant sans remuer les mains. Souvent, le bout des troncs s’abaisse dans l’eau, et, le train tourne comme une toupie ; l’homme est couché sur les bois comme sur un cheval qui a pris le mors aux dents. Près de la ferme de Habahannes, où le Mustjõgi tourne brusquement, le courant jette le train au bord, mais l’homme reste tranquillement assis.
Loki le regarde longtemps et ne peut cacher son inquiétude.
Est-il malade, ne sait-il pas conduire son train ou lui manque-t-il quelque chose ?
Et Loki court chez son père :
– Viens, viens ! crie-t-elle impatiemment, un accident est arrivé au flotteur. Le courant l’a jeté à la rive et il ne peut plus continuer par ses propres moyens.
Le vieux Kudisiim toussote, regarde sa fille avec méfiance, mais Loki est comme une fleur de bardane attachée à lui, et elle le traîne avec elle.
Quand ils arrivent auprès du flotteur, celui-ci est assis sur la rive ; il siffle et joue joyeusement du kannel [5].
– Vous est-il arrivé un accident ? bégaye le vieux Silver Kudisiim. Peut-être voulez-vous aller plus loin et n’avez-vous plus la force de mettre le train à flot, seul ?
– Non, répond l’étranger en souriant. Le Seigneur à des jours innombrables, et j’ai le temps.
Le soleil tombe derrière les forêts qui paraissent rouges ; les bords dentelés des nuages luisent dans les flammes. Le visage de l’étranger est tourné vers le feu du soleil couchant. Il enlève son chapeau et dit :
– Pardonnez-moi, je suis flotteur ! Mon nom est Toomas Nipernaadi ! Il se peut que je vous cause beaucoup de désagrément et de dérangement en m’arrêtant ici, mais, vraiment, je n’ai pas envie de continuer jusqu’à la nuit.
– Un homme bizarre, tout à fait bizarre ! marmotte le vieux Kudisiim en retournant chez lui.
Des sarcelles commençaient à tournoyer dans le coude de la rivière. Dans la direction du marais, les cris plaintifs des oiseaux aquatiques résonnaient. Le soir approchait et les étoiles s’allumaient dans le ciel sombre. Les vents s’arrêtaient en haletant. On percevait le bruissement des eaux et les sifflements passionnés des oiseaux. La terre, pleine de sève voluptueuse faisait repousser les arbres, les arbustes et les fleurs qui, dans l’attente impatiente de la floraison, emplissaient l’air de leur poison aromatique. Les sauterelles sciaient, les bousiers murmuraient, les champs et les forêts étaient remplis du gazouillement des tarins.
Toomas Nipernaadi, couché sur le train de bois, regardait le ciel et écoutait les voix nocturnes. Des nuages, en caravane noire, montaient du sud-ouest au-dessus des forêts, mais, en arrivant au ciel, leurs membres se dissociaient et s’évaporaient comme de la fumée. La grande Ourse étincelait au-dessus de sa tête. Le jeune homme restait immobile, captant chaque son, comme s’il avait pris part intensément à la vie de tout ce qui gazouillait et sifflait. À minuit, quand le gazouillement des oiseaux devint plus calme, il prit son kannel et joua. Il avait un répertoire étendu de chansons sentimentales, depuis longtemps oubliées. Il accompagnait par un chant en sourdine, les passages particulièrement tristes ; il était ému et dans ses grands yeux brillaient des larmes.
Ce n’est que vers le matin, quand il fit déjà clair, qu’il cessa de jouer, et ferma un instant les yeux. Mais son sommeil était léger et inquiet. Un moment après, il était sur pied. Il courut dans la forêt, s’arrêta près de chaque arbre, examina chaque fleur, prit chaque insecte dans sa main et regarda sa récolte en souriant. Fatigué de toutcela, il s’assit dans l’herbe sous un arbre et écouta, la bouche ouverte et les yeux fiévreux, comme ceux d’un malade. Alors, quand le soleil fut tout à fait haut, il retourna près du train de bois, prit une ligne dans la haie de Habahannes et commença à la plonger dans la rivière.
Quand il eut pêché quelques poissons, il marcha vers la cabane de Kudisiim.
Il ouvrit la porte avec précaution et, voyant que Loki et Kudisiim dormaient encore, il commença à déambuler silencieusement devant le poêle. Puis il mit le repas sur la table et cria :
– Venez manger, chrétiens! On ne peut pas fainéanter ainsi !
Loki sursauta, comme piquée par une vipère. Kudisiim, effrayé, ouvrit les yeux et regarda l’étranger sans mot dire.
– Vous vivez pauvrement, dit Nipernaadi en regardant autour de lui.
– Pauvrement, c’est vrai ! dit Kudisiim en revenant à lui. Vous auriez mieux fait d’aller chez Habahannes ; il est riche et les flotteurs vont toujours chez lui.
– D’où Habahannes a-t-il donc pris cette richesse ? demanda Nipernaadi gaiement.
– Eh bien, il n’a pas toujours été riche non plus, expliqua Kudisiim. Il a suffisamment souffert de la faim et de la misère. On l’a tant frappé dans la vie que ses dents ont sauté de sa bouche. Dans sa jeunesse, il a été un voleur connu et chaque querelleur avait grand plaisir à le rencontrer. Il s’enfuit alors ici dans la forêt et se mit à cultiver la terre. Mais ce travail ne rapportait pas grand-chose ; le blé ne grandit pas plus haut que les oreilles d’une souris et la misère ricana dans chaque fente du mur. Mais alors, l’homme acheta un puuk [6] pour vingt roubles au marché de Riga et, tout de suite, les champs devinrent fertiles et les coffres de blé montèrent comme des tas de neige. Maintenant, il ne lui manque plus rien ; il est devenu hautain et avare ; il s’assied sur le pot de beurre et en porte en ville.
– Avez-vous vu son puuk ? demanda Nipernaadi.
– Qui montrerait son puuk à un étranger ? dit Kudisiim amèrement.
– Moi, je l’ai vu, cria tout à coup Loki passionnément. Un jour, pendant l’orage, il vola dans la cheminée de Habahannes comme la foudre. Mall raconta bien qu’un éclair avait touché la maison, mais je connais les mensonges de Mall.
– Mais pourquoi ne vous êtes-vous pas procuré un puuk ? Ou bien est-ce un péché ? demanda Nipernaadi.
– Pourquoi un péché ? Une bête est toujours une bête, dit Kudisiim ; mais je n’ai pas eu de chance pour l’achat du puuk. Un jour, j’ai mis également les pieds sur le chemin de Riga, mais, fou que je suis, je suis entré en cours de route dans un cabaret du village de Laagri. Il y avait justement là toutes sortes de types et, parmi eux, quelqu’un de ma connaissance, le tailleur Tokkroos. Eh bien, nous avons dégusté quelques verres ensemble, nous avons parlé de choses et d’autres ; ensuite, Tokkroos me demanda : « Où vas-tu, Silver ? » Je racontai qu’un long chemin était encore devant moi, que ce voyage prendrait plusieurs jours, que cette pauvre vie m’était devenue insupportable, et je lui chuchotai finalement à l’oreille que j’allais acheter un puuk. Les puuk de Riga sont chers, dit Tokkroos là-dessus, et ils ne valent pas grand-chose ; ils sont faits d’un balai pourri et de charbon d’aulne. Pourquoi vas-tu si loin alors qu’on fait d’assez bons puuk ici ? C’était comme si quelqu’un m’avait piqué avec une aiguille. Je ne quittai plus la manche du tailleur, je m’attachai à lui comme un fruit de bardane et je l’implorai :
– Tokkroos, Tokkroos, fais-moi un puuk ! Voici vingt-cinq roubles, prends tout cela pour toi, fais un puuk raisonnable.
– Je ne veux pas de ton argent, espèce de fou, dit le tailleur, mais si tu le désires tellement et qu’on ne puisse plus arranger l’affaire autrement, alors, viens chez moi dans quinze jours pour prendre le puuk. J’étais si heureux que je forçai le tailleur à accepter pour ses arrhes, trois roubles que nous avons bu la même nuit.
Deux semaines après, j’étais chez le tailleur. Tokkroos avait oublié l’histoire du puuk et me demanda :
– Eh bien, pourquoi viens-tu ici, Silver ?
– Comment, dis-je, je suis venu pour prendre ma bête.
Tokkroos se mit à geindre lamentablement que sa tête lui faisait mal, que le temps n’avait pas été favorable pour la préparation du puuk, qu’il lui manquait justement les matériaux nécessaires. Mais comme je ne cédais pas, il devint tout à fait furieux et dit :
– Eh bien, tu auras un puuk. Mais tu dois garder trois choses dans ta mémoire : en retournant chez toi, tu ne devras sous aucune condition regarder en arrière, nommer le diable et lâcher des vents. Si tu ne remplissais pas ces trois conditions, tu pourrais avoir un accident. Ce n’est que rentré à la maison que tu pourras prendre ton puuk et le regarder. Mais maintenant, assieds-toi dans la voiture et attends !
Alors, je m’assis dans la voiture et j’attendis. Bientôt le tailleur revint. Il tenait sous son tablier quelque chose qu’il déposa dans la voiture derrière moi.
– Va, maintenant, dit-il en guise d’adieu, mais souviens-toi de ce que je t’ai dit !
Alors, je retourne vers la maison, heureux et content. J’échafaude toutes sortes de projets, j’imagine comment je commencerai à vivre et quel travail je donnerai au puuk. Mais quand j’ai roulé environ cinq verstes, je sens subitement une infecte odeur de brûlé. Je me demande alors ce que cela peut être, est-ce le puuk qui fume, ou est-il arrivé quelque chose ? Non, je ne peux pas regarder, je me hâte en avant. Mais à peine une verste plus loin, je sens que mon dos brûle. Alors, je saute à bas de la voiture et je vois l’arrière tout en flammes, la paille brûlée, le sac plein de feu et la veste sur mon dos, également roussie. J’essaie encore de sauver ce qu’il y a à sauver, en pestant et en injuriant le tailleur.
– Attends un peu, canaille, qui a mis des charbons ardents dans ma voiture ! Se moquer pareillement d’un chrétien, je ne l’oublierai pas, que me mangent mille puuk et le vieux diable lui-même !
Quelques jours plus tard, je vais chez Tokkroos. En me voyant de loin, il se précipite à ma rencontre et me demande gaiement :
– Eh bien, Silver, es-tu content du puuk ?
– Écoute, maraud, criai-je, à quel diable de moquerie t’es-tu livré ?
– Comment ? demanda Tokkroos, étonné.
– Mais, répondis-je, tu as mis des charbons ardents dans ma voiture, tu t’es moqué de moi comme d’une bête, comme d’un putois ou quelque chose de pis !
– Non ! crie le tailleur convaincant, cela, sérieusement, je ne l’ai pas fait. Ou bien croirais-tu, Silver, que je puisse ainsi te tromper, toi, un homme honnête et bon ? Tu devrais avoir honte de suspecter un ami de pareilles cochonneries. L’erreur doit se trouver ailleurs. Dis-moi, n’as-tu pas eu le nom du diable à la bouche ?
– Non, ai-je répondu fermement.
– Mais peut-être as-tu regardé derrière toi par-dessus ton épaule ?
– Non, dis-je, je n’ai regardé que quand la voiture était remplie de flammes.
– Mais, n’as-tu pas lâché des vents ? demanda Tokkroos.
– Non, pas cela non plus, mais il se peut pourtant que ce soit arrivé un peu, un tout petit peu.
– Eh bien alors, c’est cela ! commença à crier le tailleur entournant autour de moi comme une toupie. Éternel fou, maudit maraud, qu’as-tu fait ? ajouta-t-il en devenant de plus en plus furieux. Tu m’as fait honte, tu as toi-même dévoré ta chance – et je ne veux plus jamais avoir affaire avec toi, que le loup te dévore et que le fantôme t’avale, bonjour ! Et le tailleur me ferma sa porte au nez.
Plus tard, dit Kudisiim en terminant son histoire, je me suis souvent demandé si Tokkroos était un brave et honnête homme ou un simple filou et une canaille.
Il semblait que l’histoire du puuk causait encore des soucis et du chagrin au vieux garde forestier. Il prit le fusil au mur et se précipita dehors en clopinant :
– Je vais voir… peut-être attraperai-je un oiseau, dit-il sombrement.
– Il y a des gens qui ne croient pas aux puuk ! dit tout à coup Loki, ils ne croient même pas qu’il existe des metshaldjas ; ils disent que c’est un non-sens. Comme ils sont étranges !
Et soudain, le sang fleurit à ses joues, la voilà gênée, timide, et elle se cache honteusement les yeux.
– Les hommes sont bêtes, Loki, dit Nipernaadi encourageant. Ils ne croient à rien, ils ne connaissent rien. Ils ne comprennent que ce qu’on peut toucher avec la main et ne croient qu’à ce qu’on peut mettre dans la bouche. Oh, Seigneur tout puissant, n’ai-je pas assez combattu avec des puuk ou eu à faire avec des metshaldjas ! Mais essaie de parler de cela à quelque incrédule – il en aura des convulsions de rire – ou il te prendra pour un fou.
Il s’enhardit et dit :
– Vraiment, Loki, quand je te regarde ainsi, j’arrive de plus en plus à la ferme conviction que je dois te procurer un puuk. J’en ai toute une douzaine à la maison, ils sifflent et bavardent comme des perroquets dans une cage. Disons, un mâle et une femelle, afin qu’ils puissent se reproduire et qu’ils deviennent nombreux comme des sauterelles. Imagine seulement, Loki, cinq cents, non, mille puuk voltigeant dans l’air, chacun ayant quelque chose de bon pour toi dans son bec. Ils labourent la terre, sèment du blé et le moissonnent. Ils extraient de l’or et assèchent les marais, gardent les troupeaux et chassent les ours, construisent des maisons et gardent les enfants. Tout est rempli de leur feu et l’air sent le goudron et la fumée. La petite Loki serait parmi eux comme une reine commandant à des milliers d’esclaves obéissants.
– Les puuk ne se reproduisent pas, les puuk sont fabriqués à la main, interrompt timidement Loki.
– Vraiment, s’étonne Nipernaadi, comment ne l’ai-je pas encore remarqué ? Et je pensais que quand je retournerais à la maison, j’aurais cent de ces bêtes au lieu d’une douzaine. C’est très bizarre. Eh bien alors, je pense que, provisoirement, Loki aura assez avec les deux, il n’y a pas tellement de travail ici. En premier lieu, il faudrait te procurer une génisse et un petit cochon ; ensuite, la cabane demande des réparations.
Il prit la main de la jeune fille et dit :
– Ma pauvre petite, comment as-tu passé tes jours ici ? En hiver, quand les vents soufflent au-dessus de la forêt, ta cabane pourrait s’écrouler avec la première rafale. Ne t’ennuies-tu pas ici, quand les ponts glacés s’élancent au-dessus des forêts et des marais et que, dans la neige, ne se promènent que des loups et des corneilles affamés ? Tu n’as ni amie ni connaissance – rien que ton père, qui ne peut plus comprendre la joie et la passion de la jeunesse. Tu grandis comme un arbre en plein champ qui n’a personne vers qui étendre ses branches. Tu as des mains douces et un bon cœur, mais la douceur de tes mains te reste et tu n’as personne à qui donner la chaleur de ton cœur. Ah, Loki, je devrais venir habiter moi-même ici et être pour toi un ami et un compagnon. Ou bien, tu devrais venir avec moi, je te montrerais un monde que personne n’a encore vu. Il est vrai que le monde est mauvais et hideux et ne vit que de la passion du péché et du faux, et je me demande pourquoi je devrais le montrer à Loki. Je désire que tu restes ignorante de la vie, que tu vives des rêves qui sont nés dans cette forêt, qu’aucune dent ne t’effleure !
– Ça va, dit-il brusquement, pourquoi parlons-nous de cela.
Il essaya d’être sérieux et froid, mais ne trouva plus de parole. Loki n’avait pas encore levé les yeux une seule fois, elle était toute en flammes et tremblait. Personne ne lui avait encore parlé ainsi.
Silver Kudisiim revint, prit son fusil de son épaule et se plaignit :
– Je ne vois plus, mes yeux ne distinguent plus, comment pourrai-je attraper ainsi des oiseaux ?
– Attends, dit Nipernaadi en riant, si tu permets, je vais y aller à mon tour.
Mais quand il prit le fusil et sortit, Loki le suivit et se pendit à son bras.
Nipernaadi ne partit pas, ni ce jour-là ni le lendemain. Il avait tout à coup beaucoup de besogne, qui prenait tout son temps. Du matin au soir, il était occupé à la réfection de la cabane de Kudisiim ; il réparait le toit en changeant les poutres et mit même le poêle en ordre. Le vieux Kudisiim regardait et s’étonnait, mais n’osait prononcer une parole :
– Ça ne veut rien dire de bon, répétait-il en lui-même, ça ne veut sûrement rien dire de bon !
Il appelait Loki de côté, secouait la tête et demandait à sa fille d’un air soucieux quelles étaient les intentions de ce flotteur en demeurant ici. Loki riait et faisait, de la main, un geste d’ignorance.
Un soir, Nipernaadi prit son kannel, courut au bord de la rivière, joua, chanta et dit à Loki :
– Sais-tu que quand une jeune fille a une cabane convenable, il ne convient plus du tout qu’elle y reste longtemps seule. Les affaires commencent maintenant à se débrouiller. Et si personne ne veut y venir, je me précipiterai avec mon train de bois à travers les rivières et les mers, et à tous ceux que je rencontrerai sur mon chemin, je parlerai de la petite Loki qui habite dans la forêt comme une princesse magique. Et je leur dirai que les yeux de Loki sont noirs comme la terre mouillée, que ses joues sont rouges comme le soleil levant et que ses cheveux sur ses épaules sont comme le bois agité par le vent. Et je leur dirai que les épaules de Loki sont comme des voiles blanches, sa bouche comme un jardin de fleurs entouré d’un haut mur – dans lequel n’ont regardé que le vent et le soleil. Et je leur dirai que le bonheur est comme un nuage qui vole, comme une fleur qui éclôt et se fane vite. Je leur dirai qu’ils sont en retard, comme moi.
Ses yeux s’enflammèrent, sa voix trembla. Il jeta le kannel de côté, saisit la main de la jeune fille et poursuivit :
– Pardonne-moi, Loki, de m’être arrêté devant ta cabane, mais tu entends toi-même que les merles gazouillent, que les bouvreuils sifflent et que les rossignols sont tout à fait déraisonnables. Tu vois toi-même que chaque arbre, chaque arbuste, chaque fleur, chaque tige de l’herbe même, sont pleins de fleurs – et je t’ai vue. Mon Dieu, on peut perdre la raison quand on entend les cris du coq de bruyère dans la forêt printanière et que la terre fraîche fume de la luxuriance de l’enfantement. On sent vraiment les palpitations rapides de la terre.
– Ça va, dit-il brusquement, je ne devrais pas te parler de tout cela.
– Prends-moi avec toi ! dit tout à coup Loki.
Nipernaadi sursauta comme piqué par une vipère.
– Loki, tu voudrais venir avec moi ? s’écria-t-il étonné.
Tu voudrais venir, même si l’histoire du puuk était un mensonge ? C’est ainsi, chère Loki. Je n’ai pas une douzaine de puuk à la maison. Je ne sais pas moi-même pourquoi j’ai parlé de cela, c’est sûrement très mal de ma part. J’ai seulement un perroquet et un puuk, mais il est déjà si vieux et si gris que, souvent, je ne puis pas dire si c’est encore vraiment un puuk ou un simple balai. Mon. Dieu pardonne-moi, Loki – voilà que je mens de nouveau, je n’ai même pas de perroquet, je n’ai même pas ce vieux puuk gris, j’ai seulement un balai, un simple balai. Et je n’ai rien de plus, rien, et souvent je suis honteux de n’avoir même pas quelque chose à donner à un mendiant. Il chante et tend la main, mais je n’ai pas le moyen de récompenser son chant, et je passe rapidement, comme un pestiféré – c’est comme si des fourmis couraient sur mon dos. Je couds même mes poches, car je n’ai rien à y mettre.
– Prends-moi avec toi, implora de nouveau Loki.
– Vraiment, tu voudrais venir ? demanda le jeune homme en hésitant.
Il s’assit de nouveau à côté de la jeune fille, sourit, lui caressa la tête de ses doigts tremblants.
– Je sais, dit Loki, que je devrais rester ici, car si je pars, mon père s’écroulera dans la tombe. Mais je crains que, quand tu partiras, je ne te verrai plus jamais. J’ai vu dans ma vie passer bien des flotteurs, et personne n’est plus revenu. Au bord de la rivière, ne restent que des foyers éteints, du feu et des tisons.
– Sais-tu, Loki, dit tout à coup Nipernaadi gaiement, que je ne suis pas un flotteur. Et quant à ma fortune, l’affaire est également douteuse. À vrai dire, pour être tout à fait franc, je ne porte pas dix vestons et je n’ai pas des millions dans chaque poche, mais j’ai tout de même l’une ou l’autre chose. Oh, ici, ce n’est pas si mal ; en cherchant soigneusement, on trouve maintes choses. Regarde, Loki, je pense que je devrais être économe ! Il est déjà si vieux et maladif et le nombre de ses jours ne peut plus être grand. Et on pourrait très bien arranger l’affaire de façon que je conduirais mon train à la mer, que j’accepterais mon salaire du Juif et que je reviendrais ici…
La nuit vint. Quelque part, au loin, un coucou criait sans cesse. Les chauves-souris voltigeaient au-dessus de l’eau. De la cabane, la toux impatiente de Kudisiim se fit entendre.
– Sais-tu, Loki, dit Nipernaadi, je vais pousser mon train dans l’eau et faire un tour avec toi. Tu ne sais pas encore ce que cela veut dire de courir avec le courant rapide. Les eaux bruissent et écument autour de toi, le ciel étoilé brille et flamboie au-dessus et en dessous – tu glisses comme sur un tapis magique à travers l’univers sans bornes. Et je te tiens fermement, si fort qu’il te sera même difficile de respirer. Non, tu crains le voyage nocturne ? Après, nous pourrions ramener le train contre le courant avec une corde. Ou, si tu veux, je te prendrai dans mes bras et je te porterai ainsi quelques verstes ? Regarde, j’ai des muscles puissants, tu seras comme une plume dans mes bras. Ou encore mieux, je vais te fabriquer un sifflet d’écorce de saule ; tu siffleras et moi je t’accompagnerai au kannel. Ce ne sera pas si mal que tu le penses.
Il se fit triste et dit en soupirant:
– Maintenant, je sais : tu ne me crois pas, tu crois que je suis un menteur et que je ne reviendrai plus. Tu crois que je suis immoral et que je ne fais que mentir, et alors tu n’as envie, ni d’avoir le sifflet, ni d’entendre mon jeu !
Il voulut se lever et partir.
Loki jeta ses bras autour de son cou et cria :
– Je te crois, je te crois !
Elle embrassa le jeune homme, sauta sur ses pieds et s’envola comme un oiseau vers la cabane.
– Loki, Loki ! appela le jeune homme.
Il devint tout à coup comme fou, courut de-ci de-là en répétant le nom de la jeune fille.
– Loki, dit-il en lui-même, comme en caressant chaque mot, petite Loki, je ne te trompe pas, je reviendrai. Tu es si petite ; même un insecte paraît grand à côté de toi. Je n’oserais même pas te prendre dans mes bras ; tu es comme un grain de poussière qui pourrait glisser entre mes doigts.
Il se parla à lui-même, se promena longtemps dans la forêt, plein de tendresse et d’ivresse. Il chercha de nouvelles comparaisons pour Loki et fut heureux chaque fois qu’il trouva quelque chose qui convenait. Il était tard quand il rentra et se coucha dans le grenier de la cabane. Même en dormant, ses lèvres remuaient, comme s’il avait continué ses déclarations.
Le lendemain matin, quand Nipernaadi s’éveilla, Habahannes était devant la cabane. Il avait sa pipe entre les dents ; même en parlant, il ne la retira pas de sa bouche.
– Silver, vieille pomme de pin, il paraît qu’un flotteur est venu chez toi ? cria-t-il du seuil de la cabane. Je ne le croyais pas. Je me disais qu’un flotteur convenable ne saurait entrer par la porte de la cabane de Silver, à moins qu’il ne soit bossu ou tout comme ! Mais Mall ne me laisse pas en repos, elle dit qu’il est déjà ici depuis plusieurs jours et qu’il a la taille bien droite. Mais moi, je ne le crois pas, je suis venu le voir moi-même.
Et comme personne ne répondait, il demanda impatiemment :
– Eh bien, est-il ici, oui ou non ?
– Si, si, répondit Nipernaadi en descendant du grenier.
– C’est toi, alors, le flotteur ? s’étonna Habahannes. Jusqu’ici la coutume voulait que les flotteurs s’arrêtent chez moi. Là, nous avons à manger et à boire et, en tous cas, la vie joyeuse. Eh bien, flotteur, prends ton chapeau et partons ; nous n’avons plus beaucoup de raison de badauder ici !
Nipernaadi s’assit sur l’herbe et rit.
– Eh bien, tu ne viens pas ? demanda Habahannes furieux. Dois-je envoyer les chiens après toi ? Tu ne désires pas saluer ma fille ? Tu commences à mériter une tripotée. Ou bien, cette vieille pomme de pin t’a-t-il ensorcelé, que tu es comme un chien enchaîné à sa cabane ? Tu ne veux pas voir ma richesse et ma fortune ?
Nipernaadi se leva, s’approcha de Habahannes et dit :
– Comme tu es pauvre, indiciblement pauvre, Habahannes ! J’ai suffisamment voyagé à travers le monde, mais je n’ai pas encore vu un patron aussi misérable. L’oiseau vole, il ne t’appartient pas ; l’insecte rampe, et il ne t’appartient pas. Tes champs sont comme des marais où ne pousse que la mousse et où l’eau ruisselle. Ta maison est comme une ruche où il y a à peine assez de place pour un petit insecte. Et tes poches sont vides, le vent seul y souffle. Sinon, tu n’aurais pas laissé Kudisiim sans aide, tu lui aurais au moins donné une génisse. Mais tu es toi-même pauvre et misérable, tu n’as même pas un veston que tu puisses donner à ton voisin !
– Tu voudrais donc que je gaspille ma fortune ? hurla Habahannes, furieux. Je devrais donner mes animaux à la vieille pomme de pin ?
– Mais tu n’as rien, toi-même, l’interrompit Nipernaadi impatienté. Je dois sans doute demander au pasteur qu’il collecte quelques marks pour toi, dimanche, à l’église, sinon, tu auras tout à fait faim. La peau de ton ventre collera contre ta colonne vertébrale et plus rien ne pourra la détacher. Un type comme toi, a-t-il seulement quelque fortune ou richesse ! Viens plutôt me voir un jour, je te montrerai mes richesses à moi ; tu en deviendras aveugle comme un taureau, sourd comme un arbre. J’ai mille bateaux qui naviguent en pleine mer, et ils sont remplis d’or, de blé et de soie. Mille trains courent à travers le monde et leur charge vaut plus que deux royaumes réunis. Des centaines de milliers d’ouvriers extraient pour moi des profondeurs de la terre de l’or et de l’argent, et chacun d’eux est courbé sous les sacs d’or ! Viens voir mes champs ; ils commencent là où le soleil se lève et ils ne finissent que là où il disparaît le soir, et tous ces champs sont pleins de froment doré. Viens voir mes usines ; il y a là plus de cheminées que de tiges de seigle sur tes champs, et sous chaque cheminée, ne travaillent que dix mille ouvriers. Veux-tu voir mes forêts ? J’ai là des chevreuils, des chevreaux et des sangliers, plus que des rats dans tes granges.
– Eh, tu ris ! Tu crèves de jalousie et tu te demandes de quoi se vante ce flotteur ? Non, frère, je ne suis pas un flotteur, et si je glisse avec mon train de bois le long des rivières, j’ai d’autres raisons. J’explore les pays et j’observe les hommes. Si je trouve un voleur ou une canaille, je fais en sorte qu’il soit mis derrière les barreaux. Et de toi, Habahannes, je ne pense pas de bien, mais là, pas du tout. N’as-tu pas, dans ta jeunesse, monté sur des chevaux étrangers et erré, la nuit, dans des granges, qui n’étaient pas tiennes ?
La pipe tomba de la bouche de Habahannes, mais il ne la ramassa pas.
– Fou, fou ! siffla-t-il dans sa colère écumante. Ce flotteur est fou !
– Non, non, il n’est pas fou du tout, dit Nipernaadi en souriant. Penses-tu que c’est pour rien que je gaspille mon temps et que je bavarde ? J’ai assez d’amis parmi les messieurs haut placés, et avec leur aide, nous viendrons également à bout de Habahannes !
– Fou, Fou ! hurla Habahannes en se précipitant chez lui comme le vent.
– Rassemblez les valets, rassemblez les chiens, il faut battre ce flotteur! cria-t-il en arrivant dans sa cour. Il me traite de voleur et il me menace de la prison ; il dit que je suis plus pauvre qu’un mendiant, que sa fortune est plus grande que deux royaumes réunis. Ainsi parle cette charogne !
Il ne pouvait plus maîtriser sa colère. Mais quand Mall le regarda froidement et impérativement, il devint subitement calme et commença à raconter en détail le résultat de sa visite.
– Alors, c’est un brave garçon, dit Mall avec enthousiasme.
– Il… il… est brave, ça alors ! dit Habahannes d’un air de reproche. Il sait si bien pester et se vanter que les cheveux se hérissent.
– Mais il est peut-être riche, dit Mall, pourquoi sinon, aurait-il parlé de la sorte ?
– Eh bien, l’est-il ou ne l’est-il pas ? réfléchit Habahannes. Comment veux-tu comprendre les hommes d’aujourd’hui ? Ils sont vêtus comme des bergers, mais leurs poches remplies d’argent. Sans cela, il ne dédaignerait pas ma fortune et ne demeurerait pas chez cette vieille pomme de pin. Il doit avoir quelque chose, peut-être une maison en ville, une épicerie ou une mercerie. Peut-être les bois qui sont passés lui appartenaient-ils, les garçons venant en avant et le patron avec le dernier train, derrière eux ? C’est certainement pour cela que les flotteurs n’osaient pas s’arrêter au printemps et couraient comme le vent.
Et Habahannes regretta profondément d’avoir été si hautain et si impératif avec le flotteur. Il savait très bien que Mall ne laisserait pas cette affaire ainsi, qu’elle rongerait tout à fait son âme. Il devait se réconcilier avec le flotteur. Il devait le flatter, ne fût-ce que pour un instant, afin que Mall le vît, s’assît avec lui et le laissât en paix, lui, Habahannes. Pour cela, il ne pouvait tarder ; il prit son chapeau et s’en alla.
– Ma foi, je vais encore aller le voir, dit-il plus conciliant. Peut-être que cette fois, il viendra et m’accompagnera quand même.
– Prie-le, flatte-le ! dit encore Mall à son père.
Maintenant, longtemps avant d’arriver, il prend déjà son chapeau à la main, il sourit, salue de nouveau le flotteur, puis il cherche sa pipe dans l’herbe et dit calmement que le flotteur ne doit pas se fâcher, qu’il n’y a pas la moindre raison pour cela.
– Chez nous, la coutume veut, dit-il, pour s’expliquer, que quand tu vois un étranger, tu lui donnes une bonne raclée, et peu importe alors ce qu’il advient. Mais on n’est pas en colère pour cela, on ne pense pas à mal.
Puis ils parlent de choses et d’autres, et quand Habahannes présente son insistante demande de lui rendre visite, Nipernaadi ne proteste plus. Ils vont assez amicalement vers la ferme de Habahannes, où Mall les attend devant des coffres et des garde-robes ouverts.
Mais le soir, quand Nipernaadi revient, il tient un gros paquet dans ses bras et tire une génisse derrière lui. Il conduit la bête dans l’ étable. Mais le paquet, il le défait sur l’herbe.
– Loki, Loki ! crie-t-il joyeusement. Accours vite ici !
Regarde donc ce que le puuk de Habahannes nous a apporté. Pour toi, trois nouvelles jupes, pour ton père, une belle génisse. C’est encore un brave puuk, mille diables, il m’en faut un pareil ! Je regarde et je m’étonne quand il se précipite avec une telle vitesse que la terre tremble et que la poussière tourbillonne, tandis que les grands yeux rouges sont comme des roues. Que penses-tu du puuk ?
Loki court tour à tour auprès des jupes et de la génisse ; ses yeux flamboient et ses joues sont en flammes de bonheur et de surprise.
– C’est vrai que c’est le puuk ? demande-t-elle, sceptique. C’est vraiment le puuk et il n’y a aucune tromperie ?
Ils sautent joyeusement, comme des enfants.
Seul le vieux Kudisiim secoue la tête, regarde la génisse avec suspicion et marmotte pour lui-même :
– Ça ne veut rien dire de bon, vraiment, ça ne veut rien dire de bon !
Le matin, Nipernaadi pousse le train à l’eau, l’attache à un arbre et dit à Loki que ce soir, il devra enfin partir.
– J’ai perdu assez de temps, dit-il en souriant. Dieu seul sait ce que pense mon patron, le Juif. Les autres garçons sont déjà arrivés depuis longtemps avec leur train, mais moi, je perds mon temps et ne pense pas à revenir, ils pourraient envoyer la police me chercher, ils en sont bien capables.
Loki devient triste ; il lui caresse la tête et dit pour la consoler :
– Ne sois pas triste, Loki, je serai bientôt de retour. Tune dois plus avoir de grands soucis, maintenant ; n’es-tu pas riche ? La cabane est réparée, la génisse dans l’étable, les nouveaux vêtements dans la garde-robe – tu peux être contente et attendre avec confiance le retour de ton Nipernaadi. Ah, si ton père n’était pas aussi vieux, nous partirions certainement ensemble aujourd’hui.
Avant son départ, il a encore beaucoup à préparer et à courir.
Il lui faut aller dans la forêt, se promener dans les courbes de la rivière ; il veut voir tout encore une fois avant son départ. Il va même chez Habahannes pour dire adieu à cette famille. Mall l’accompagne, entre dans la cabane deLoki et, quand les jeunes filles sont à deux, Mall dit :
– Tu es bête, Loki, j’ai pitié de toi. Tu es amoureuse de ce garçon et tu ne vois pas qu’il se joue seulement de toi. Non, non, ne proteste pas. Je connais déjà très bien les paroles et les câlineries des flotteurs. Je devine bien tes intentions à son sujet. N’est-ce pas que tu penses que ce soir, quand Kudisiim dormira déjà et que Nipernaadi commencera à partir, tu courras sur le train, tu te jetteras dans les bras du jeune homme et partiras avec lui. Tu as l’intention de faire ainsi !
– Non, non ! s’écrie Loki à travers ses larmes.
– Ne mens pas ! dit Mall méchamment. Pourquoi sinon le flotteur partirait-il vers la nuit ? Crois-tu que je ne connaisse pareilles choses ? J’ai déjà quelquefois cru leurs paroles flatteuses, mais toutes ces histoires ont toujours fini de la même façon : après quelques jours de voyage le long du Mustjõgi, il te descendait à la rive et promettait de revenir te prendre bientôt. Et tu attends un jour, puis un autre, mais personne ne revient. Et alors tu es comme une feuille piétinée dans la boue ; le vent même ne peut plus te faire lever. D’ailleurs, où un flotteur devrait-il mettre une femme ? Il n’a ni maison ni lieu où amener sa chérie…
Loki pleure et Mail poursuit :
– Nipernaadi n’est pas meilleur ; lui aussi n’est qu’un flotteur qui passe pour deux ou trois jours ; après, il disparaîtra pour de bon. Il promet de revenir ? Mais pourquoi ne le promettrait-il pas ? Ainsi, il pourra partir plus facilement, sans scandale et sans larmes. Aussi, sois raisonnable, Loki ; n’espère pas, ne fais pas de projets, tu te rendrais seulement ridicule, rien de plus ! Et pense à ton père, il ne saurait survivre à sa honte !
Et Mall part en claquant furieusement la porte derrière elle. Nipernaadi entre dans la chambre et s’effraie : Loki pleure.
– Loki, s’écrie-t-il, que t’ont-ils fait ? Ils m’ont qualifié d’imposteur, ils ont enlevé à Loki sa dernière étincelle d’espoir. Et tu ne me crois plus, peu importe ce que je dise ou ce que je promette ?
Il essuie les yeux de la jeune fille, s’assoit près d’elle et dit :
– Non, maintenant, cette affaire est décidée : tu viens avec moi. Cela ne peut être autrement. Je ne pourrais vivre sans toi, ni un jour, ni une heure. Et si nous n’avons pas la moindre fortune, alors, regarde ces mains, Loki ; avec elles, nous avancerons dans la vie. Comme je voudrais travailler et prendre garde que le sourire ne s’éteigne jamais sur les lèvres de ma petite Loki et qu’elle soit toujours heureuse ! Comment pourrais-je supporter que la petite Loki reste ici dans les forêts à attendre, attendre et laisser pleurer ses yeux comme la blessure d’un bouleau. Ce serait déraisonnable, criminel, et Dieu sait quoi encore…
Il devient doux et chuchote comme dans la fièvre. Il prend la jeune fille sur ses genoux, la caresse et la câline :
– Fais vite tes paquets, dit-il, ne perds plus de temps, et quand arrivera minuit, tu viendras au train. Nous pourrons envoyer une lettre à ton père dans quelques jours et lui dire qu’il ne se fâche pas trop, car nous sommes heureux et que nous reviendrons bientôt. Que nous avons besoin d’un pasteur et que nous voulons faire un petit voyage. Et en recevant une pareille lettre de nous, lui aussi commencera à rire et à danser comme un fou. Regardez la jeunesse, dira-t-il, regardez donc la jeunesse comme elle est impatiente et pressée ! Tu viens donc avec moi ?
– Non, tu ne réponds pas encore, tu hésites, tu ne veux pas encore croire le flotteur ! crie Nipernaadi avec enthousiasme. Tes yeux veulent déjà rire, mais tes lèvres boudent encore. Tu crois vraiment que Nipernaadi pourrait te tromper ?
Il saute sur les pieds, tourne autour de la chambre, puis se précipite de nouveau auprès de la jeune fille.
– Pourquoi ne me crois-tu pas ? dit-il amèrement. Que dois-je faire pour que tu cesses de douter ? Mall a parlé par pure jalousie et la petite Loki ne trouve plus de consolation.
– Attends! Il se souvient subitement de quelque chose, commence à fouiller ses poches. – Tiens, prends ce canif, qu’il te soit un témoignage que Nipernaadi ne ment jamais. Et voici une petite glace ; regarde dans quel bel étui de cuir elle se trouve. Prends également ce tire-bouchon et mon bloc-notes, il est plein de belles poésies que j’ai recueillies au cours de ma jeunesse dans toutes sortes de livres qui m’ont été très chers. Mon Dieu, je n’ai plus rien à donner à Loki pour témoigner que je l’aime et que je la garde.
Il fouille encore ses poches, il est impatient et malheureux. Mais soudain, il se souvient de quelque chose et un sourire heureux se reflète sur son visage.
– Oho ! jubile-t-il, je ne suis pas si pauvre que cela ! Maintenant, j’ai trouvé ce que je vais donner à Loki en témoignage de ma fidélité. Prends mon kannel, Loki, prends mon beau kannel. Et même si les forces souterraines devaient m’en empêcher, pour mon kannel, je reviendrais sûrement. Que serait Nipernaadi sans kannel – un arbre sans âme ! Viens Loki, j’ai déjà porté le kannel sur le train, ramenons-le et donnons-le à Loki pour qu’elle ne doute plus de moi.
La jeune fille sourit et dit :
– Il ne faut pas, je te crois sans kannel !
– Tu me crois sans kannel ? dit Nipernaadi incrédule. Il regarde la jeune fille avec méfiance.
– Est-ce possible ? demande-t-il. Tu me crois sans kannel ? Et tu viens avec moi ?
– Oui, je viens, dit Loki.
Et Nipernaadi ne demande plus rien. Il est de nouveau heureux et court impatiemment de-ci de-là, disant adieu à chaque arbre, à chaque nid d’oiseau. Il fait sombre, les vents amènent des nuages au ciel. Puis il se souvient tout à coup que la génisse dans l’étable n’a pas de paille ; il s’effraie, grimpe vite au grenier et en fait dégringoler du chaume.
– Il est temps d’aller sur le train, crie-t-il à Loki.
– Oui, oui, crie la jeune fille, mais elle ne se réjouit pas, elle marche comme dans un rêve, les yeux attachés à la terre. Parfois elle les relève et alors les larmes lui coulent comme des perles.
Quand Nipernaadi a terminé son dernier travail, il ouvre doucement la porte et regarde dans la cabane. Silver Kudisiim dort déjà, sa barbe grise comme un buisson devant son visage. Le lit de Loki est vide.
Elle est sûrement déjà partie sur le train, pense Nipernaadi en courant vers la rivière.
– Loki, tu es enfin venue ! crie-t-il joyeusement en voyant une jeune fille sur le train de bois. Elle est dissimulée sous un châle et le paquet est devant elle. Nipernaadi marche dans l’obscurité, détache le train et le pousse au milieu du courant.
Quelques étoiles étincellent dans le ciel sombre. Les arbres et les arbustes passent en courant. Quelques oiseaux effrayés disparaissent dans le fourré en criant lugubrement. Nipernaadi est debout sur le train et le gouverne et le dirige comme un bateau. Dans les courbes, il court de l’avant à l’arrière et, avec sa gaffe, donne la juste direction au train.
Puis il s’assied à côté de la jeune fille et lui prend la main.
– Pourquoi es-tu si triste et ne dis-tu rien ? demande-t-il, soucieux. Tes mains sont froides et osseuses aujourd’hui, je ne les reconnais plus. Regarde, regarde, une étoile est tombée, une longue strie est restée dans le ciel noir, comme un dragon. Cela signifie du bonheur, ma petite Loki ; les étoiles filantes prédisent toujours du bien. Écoute comme les eaux bruissent dans le calme de la nuit, tu n’as pas peur ? Comment dois-je t’amuser, que dois-je te dire pour que tes idées noires s’évanouissent comme des nuages ? Oh, Loki sois heureuse et réjouis-toi, la vie entière est devant nous, comme dans un conte. Veux-tu que je joue du kannel et que je te chante l’histoire du chevalier Barbe Bleue et de ses sept femmes ? Eh bien, tu ne réponds pas, je suis inquiet pour toi.
– Que dois-je te dire ? demande la jeune fille, en ricanant.
Nipernaadi écoute, abandonne la main et dit, déçu :
– Même ta voix est aujourd’hui si étrange, je ne l’ai jamais entendue sonner si durement. Dis donc, qu’y a-t-il ?
La jeune fille enlève son châle, tourne la tête vers le jeune homme et rit :
– Je ne suis pas Loki, dit-elle.
– Mall, Mall ! crie Nipernaadi en sautant sur ses jambes.
Quel diable t’a amenée ici ? Je dois retourner, retourner !
Il prend la gaffe et commence à se diriger vers le bord. Mall se dresse, marche vers Nipernaadi et dit impérative :
– Cesse cette comédie, flotteur ! Tu n’as aucune raison de retourner. Où veux-tu aller avec cette fille de la forêt ? Penses-tu t’installer dans la forêt et enterrer toute ta vie dans ce marais ? Tu ressembles à tes paroles et à tes histoires qui sont impatientes et incohérentes. Tu ne résisteras pas là un seul été : la première semaine, tu chanteras et te réjouiras, la deuxième, tu seras déjà triste et la troisième, tu sentiras que Loki est devenue une lourde pierre sur ton cœur. Tu es ainsi, flotteur !
Et comme Nipernaadi continue à manier sa gaffe, la fille s’approche tout près de lui et dit :
– Prends-moi avec toi, Nipernaadi, que ce soit pour un an, pour une semaine ou pour une seule nuit ! Pourquoi suis-je moins bonne que Loki ?
Nipernaadi se laisse tomber sur le train et sanglote.
– Loki, Loki ! chuchote-t-il, comme fou.
– Loki n’est pas pour toi ! dit Mall brusquement et furieusement. Je lui ai défendu de venir avec toi, je t’ai décrit comme un imposteur.
Nipernaadi se lève, jette son kannel sur son épaule et quand, au tournant de la rivière, le train de bois s’approche de la rive, il saute sur le sol. Sans dire un mot, sévère et morne, il pousse le train de bois avec la jeune fille, dans le courant.
– Au secours, au secours ! crie la fille, épouvantée. La barque est arrachée par le courant…
Traduit de l’estonien par Olga Karma. Adapté par J. Kaja-Koskinen [Jacques Baruch]
Notes du traducteur
[1] Mustjõgi : rivière noire.
[2] Sinikas : espèce d’airelle, dite des marais qui ne pousse que dans les contrées septentrionales.
[3] Metshaldjas : sylvains, divinités des forêts.
[4] Flotteurs : Les hommes qui conduisent les bois flottés sur le cours des rivières.
[5] Kannel : sorte de cithare, instrument populaire de l’Esthonie. Le kannel actuel a vingt-huit ou trente-deux cordes.
[6] Puuk (ou, plus généralement, kratt) : dans la mythologie populaire, esprit qui amasse des trésors pour son maître.