1
Par-delà les bois et les tourbières impénétrables, au milieu du marais d’Urgvee et de ses murmures, se trouve la pauvre cabane décrépite de mon père. Elle est bâtie sur un sol branlant, comme les autres cabanes de ce marais sans fin, couverte de mousse, de branches et de pierres, une petite fenêtre ouvrant sur le marais comme un œil furtif. Les brumes froides et grises se lèvent du marais comme d’une marmite fumante et volètent à l’entour des hommes et des cahutes.
Les gens du marais sont ternes, gris et brutaux, ils ont le mauvais œil et parlent d’un ton chuchotant et grondant, comme pour cracher de leurs mots un venin. Détresse et ruine sont le lot de qui voit entrer chez lui ou dans son jardin un homme du marais : l’agneau meurt, le cheval crève ou bien c’est l’hôte même qui tombe malade. Ils connaissent les maléfices, se changent en loups, servent de sorciers et de rebouteux à ceux qui viennent chercher de l’aide depuis l’autre côté des bois et des tourbières. Et parmi ceux-ci, bon nombre restent dans le marais, tandis que ceux qui en connaissent les chemins contournés rentrent chez eux, joyeux et en bonne santé, colportant la renommée des gens d’Urgvee par toute la contrée.
Le soleil ici jamais ne brille, le ciel est gris et fuligineux. Les nuages forment une seule lourde masse, qui passe de jour en jour, d’année en année. Même les vents parviennent rarement en ces lieux, si ce n’est peut-être en hiver. Alors les nuages de neige tourbillonnent dans les pins rabougris, et les petites cabanes hurlent et gémissent dans la tempête. Les loups viennent ensuite marcher alentour, apparaissant en meutes devant les cahutes.
Mon père est pauvre et osseux, sa longue silhouette est courbée comme un maigre pin du marais. Il semble bien éteint, ses étroites lèvres sont bleuies, ses cheveux blanchâtres sont rares et comme mangés par les mites. Il marche d’un pas vacillant, ricane toujours dans sa barbe, sans jamais vous regarder dans les yeux. Il dissimule son regard, comme fait le chien qui épie sa proie.
Il n’aime ni le travail ni les hommes. Il ne veut que rester couché, bras en croix sur sa poitrine. Alors ses yeux rusés courent partout comme des serpents. Il a un cheval osseux, quelques agneaux faméliques, une étroite bande de champ marécageux qui s’effiloche — il n’a nul autre bien. Et quand il laboure son champ inondé, il tousse sans cesse, se redresse tout haletant, il n’a pas la moindre envie de travailler. La faim et la misère habitent sa cabane, les rats courent dans ses bocaux vides. Il ne se soucie pas même de rebouteries ni de sortilèges comme les autres gens du marais, et peu nombreux sont ceux qui viennent à lui. Mais si quelqu’un vient avec du pain et du vin, il va vite serrer la miche et la bouteille, puis il mange, rit et grommelle en s’assoupissant. Et il me jette un long regard où brûlent le mépris et la haine.
Il a été toute sa vie un salaud et ne m’a jamais aimé le moins du monde. Les habitants d’Urgvee disent qu’il a eu une femme et une ribambelle d’enfants, mais il les a tous précipités dans le marais. Ils disent qu’il les a enterrés dans la gorge du marais, là où l’on entend un murmure liquide, sous les touffes de mousse. Il n’est demeuré que moi, pour lui fournir un objet de haine.
J’ai grandi dans le marais d’Urgvee comme un pin rabougri, les racines dans la boue. Je suis comme une airelle bleue, dont les fleurs ternes sont sans grâce. J’ai grandi dans la solitude et la faim, avec le cri des effraies non loin de mon berceau, craignant jour et nuit que mon père ne me fasse du mal. Lui aussi ne dort que d’un œil — je ne peux rien contre lui. Nous sommes comme des ennemis, nous détestant et nous harcelant l’un l’autre. J’ai grandi comme un tremble, dont les feuilles argentées frémissent sans cesse. Peut-être maintenant me serait-il possible d’en venir à bout, mais le tuer m’angoisse et m’effraie.
Je vis dans le marais d’Urgvee : il n’y a nulle part où fuir. Une fois dans ma jeunesse je suis allé de l’autre côté des forêts et des tourbières : le soleil y brillait, et les nuages au sud étaient tellement blancs. Là-bas il y a de grandes maisons et les gens sont joyeux. Là-bas il y a une église et il y a un dieu qui bénit ses enfants. Et les champs sans limites y sont pleins de céréales colorées, les prés et les prairies sont couverts de fleurs. Des fleuves courent aux vallées dans un murmure cristallin. Et les gens viennent à leur dieu et se plaignent à lui de leur détresse et de leur solitude.
À qui devrais-je, moi, aller parler de ma détresse ? Je suis seul et détesté, l’affliction me poursuit et me raille. Au-dessus de ma tête se ferment des nuages de plomb, aucun oiseau ne chante ni ne gazouille sous ce plafond. Qui donc viendrait ici offrir de la compagnie, qui d’autre qu’une couleuvre ou un loup affamé. Et un habitant d’Urgvee n’a pas le droit de partir du marais, il ne peut supporter la lumière du soleil. Là-bas il ne peut que mourir comme un troll, du fait de la fragrance des fleurs, du vent du soir, des rayons du soleil. Il est comme l’airelle, qui portée dans la terre, loin du marais, fane et dépérit. Nous sommes ainsi maudits, condamnés à vivre et mourir ici. Nous n’avons nuls moments de joie ni d’espièglerie, à notre mort nous serons portés dans le marais. Et c’est ainsi que les brumes printanières sont empoisonnées, et que par les nuits d’automne l’on peut entendre des malédictions, des hurlements et des clameurs. Ce sont les esprits des défunts perdus dans le marais — c’est ce que disent les habitants d’Urgvee.
Ma vie au marais est un sinistre dépérissement. Nous n’avons pas d’espoirs ni de rêves, l’avenir n’apportera que des jours d’un noir de suie et des nuages d’un gris brumeux. Il me semble souvent qu’il n’y pas même d’autres pays ou d’autres gens, pas de prés ensoleillés — le monde se limite au marais murmurant d’Urgvee. Il me semble que la floraison des prairies n’est qu’une rêverie, une tentative de croire en un dieu. Seuls vivent, partout, les habitants d’Urgvee, et ce marais ne finit jamais. Alors j’erre en me lamentant et je suis plein de désespoir.
Même Hundva ne peut me consoler, ma chère Hundva, la jeune fille aux yeux couleur d’eau. C’est qu’elle aussi elle est du marais, exsangue et peureuse.
La mère de Hundva, la vieille Ulla, est une sorcière. Sa cabane se trouve à quelques verstes de chez moi. Les routes qui y mènent sont malaisées, gare si vous vous y risquez ! La vieille est connue pour ses incantations et ses sortilèges, les gens viennent de loin pour la voir. Elle sait guérir les malades, donner aux riches des serviteurs lutins, prédire l’avenir et voir les choses du passé. On dit qu’elle connaît même l’emplacement des portes de l’enfer qui se trouvent dans les tourbières d’Urgvee. Et le poids de ses péchés est, à ce que l’on dit, si grand, que l’on pourrait les prendre pour combler le marais et en faire une plaine fleurie.
On la dit riche, la vieille Ulla, mais personne n’est allé chercher les coffres de son arrière-salle, que l’on dit pleins d’or, d’argent et d’autres richesses. Elle les porte parfois dans la cour, paraît-il, pour les faire sécher, et alors on peut voir la merveille — tant les trésors amoncelés sont beaux et étincelants.
Mais quant à elle, elle s’habille de guenilles, elle est vieille et aveugle, le vide a envahi ses yeux taris. Elle doit regarder longtemps, de ses yeux hésitants, avant de distinguer le visage de son vis-à-vis. Et elle marche à grands pas à travers le marais, saute comme un criquet entre les amas de mousse. Elle y cueille des plantes et des racines étranges pour en faire une mixture qu’elle vend comme une herbe contre toutes sortes d’affections. Et il n’y a personne qui ne la craigne ; mieux vous vaudra rencontrer un loup ou un ours !
Mon père va souvent voir la vieille Ulla. Ils sont amis — dieu sait ce qu’ils fabriquent ensemble. Dans la soirée, à l’heure où les brumes s’obscurcissent, mon père disparaît. Et la nuit, si vous dressez l’oreille, vous pouvez entendre leur rire. De quoi rient-ils, de quoi se réjouissent tant ces deux misérables ? Qu’ont-ils en vue et de qui méditent-ils la perte ?
Je suis amoureux de Hundva, mais j’ai peur de le lui dire. Comment pourrais-je, dans l’abomination qui m’environne, aller voir une fille et lui dire : je t’aime ! Je parle d’autre chose, je dis : « Hundva, les brouillards sont épais aujourd’hui, pourquoi es-tu si triste ? Cette nuit les autours criaillaient et volaient au-dessus de ma hutte. Il faudrait sans doute répandre de la poudre à canon sur le toit. »
Mais Hundva me regarde sans répondre. Elle est comme une enfant chétive, apeurée et sans vie. Parfois ses yeux sont blancs comme neige. Elle reste assise des jours entiers derrière sa fenêtre sale à regarder le marais. Parfois elle chante, mais ses chansons sont mornes et suintent la tristesse — comme si une longue ligne de traîneaux parcourait des espaces nocturnes. Même les paroles en sont particulières, je ne les comprends pas souvent.
J’aime Hundva, je voudrais lui dire de s’en aller avec moi. Je voudrais prendre ses doigts froids et timides entre mes mains et leur souffler dessus comme sur les ailes d’un oiseau malade. Je voudrais poser mes lèvres sur ses joues un peu jaunes pour y voir circuler un peu de sang. Mais je suis timide et lui dis simplement : « Hundva, si on sortait de ta cabane un moment ? Je sais où trouver la caverne aux vipères, tu veux venir avec moi ? » Elle secoue la tête — non, elle ne veut pas venir avec moi.
Je me tais longuement et je la regarde, amoureux. Comme ses joues sont jaunes et ses lèvres froides. Ses grands yeux sont immobiles — on n’y voit nulle volonté, nul souhait. Et je lui parle des pays de l’autre côté des bois et des tourbières. Du soleil, dont l’éclat est sans pareil, des nuages du soir qui brillent et s’enflamment. Des arbres, des fleuves, du déchaînement écumeux de la mer. Mais Hundva ne sourit pas, elle me tourne le dos et dit :
« Ne mens pas, Enrik, de tels pays n’existent pas. Les marais d’Urgvee s’étendent jusqu’au bout du monde, et ensuite il y a l’obscurité !
— Non, non, Hundva, m’écrié-je, moi j’y suis allé, moi j’ai tout vu ! Les marais et les tourbières s’arrêtent à trois jours de marche de chez nous, et derrière les forêts il y a des villages, des bourgs, des villes. Et partout il y a de la joie, du rire et du soleil. Il y a même des églises, et les gens viennent s’y asseoir et chanter. Dieu parle à ceux qui le prient, et les bénit dans leur travail et leur lutte.
Mais Hundva ne m’écoute décidément pas, elle commence à chanter doucement — on dirait le bruissement du rouet dans le silence nocturne. Et je remarque que ses lèvres se mettent à trembler et ses paupières à tomber sur ses yeux couleur d’eau.
Comment faudrait-il lui dire pour qu’elle me croie ? Comment lui décrire la beauté de la floraison pour qu’elle l’imagine ?
Moi aussi je me tais ; je me tais et j’écoute le chant régulier de Hundva. J’écoute — et je commence moi aussi à douter de l’existence des pays qui se trouvent de l’autre côté des forêts et des tourbières. Peut-être les ai-je vus en rêve, quand je délirais en proie à la fièvre, entre la vie et la mort ? Peut-être n’y a-t-il rien d’autre, dans le marécage d’Urgvee, que ces marais brumeux, ces huttes enfumées et nous-mêmes, des hommes, des âmes égarées ? Et soudain mes pensées s’interrompent — je n’ai plus rien à dire à Hundva.
Les heures passent, mais je ne bouge pas. Je m’enfonce dans une espèce de sommeil ; plus une seule pensée ne me traverse l’esprit. La hutte s’obscurcit, le mur de brouillard gris s’est avancé jusqu’à la fenêtre. La silhouette de Hundva a disparu, je ne vois qu’une ombre informe assise sans bouger devant moi. Et nous nous taisons. On n’entend pas un bruit, il n’y a pas le moindre mouvement.
Puis j’entends soudain des pas qui s’approchent, et des bruits de voix. Ulla et mon père sont de retour.
« Vous voilà enfin », dit Hundva, et j’entends de la joie dans sa voix. Elle se lève, allume une ampoule et adresse un sourire à mon père.
« Oh là, gamin, dit mon père, rentre donc à la maison, qu’est-ce que tu fais là les bras ballants ? »
J’ai honte à cause de Hundva et je réponds que je reste ici.
« Ah tiens donc, raille mon père, mais tu n’as plus rien à faire ici. Allez allez, moi j’ai encore une petite affaire ! »
Il ouvre la porte et me pousse dehors. Je pourrais planter mes dents dans sa peau, mais je suis peureux et mon père m’effraie. On me pousse, et je pars, je serre les dents mais je pars.
Pourquoi me laissé-je gouverner par les humeurs de mon père, pourquoi écouté-je ses ordres ? Pourquoi supporté-je sa raillerie sans protester ? Je devrais le forcer à quitter la cabane, à courir à travers marais et tourbières sous forme de loup, la queue entre les jambes, grimaçant de ses dents aiguisées par la faim. Mes forces y suffiraient, non moins que ma haine, mais je n’ose pas. Je suis misérable, je suis peureux, je me déteste. Je ploie de tous côtés, comme un pin du marais. Accroupi sur une mousse vacillante, sous laquelle ruissellent les courants, je n’ose pas bouger d’un pas. La faim a pris mon courage, le brouillard n’a laissé de moi qu’une rouille. De même les eaux calmes coulent d’âge en âge tandis que rien ne change. Mes dents s’émiettent et tombent, quand bien même je ne mords jamais rien ni personne. Les brouillards se lèvent, Urgvee murmure, les serpents se tortillent dans les buissons d’airelles, la sorcellerie plane sur nous — rien ne change ! Quand placera-t-on des instruments de guerre entre mes mains, pour que moi, méprisé et détestable, je puisse pousser un cri de guerre ? Quand serai-je libre, pour que ma haine jette son plein feu ?
Les autres ont le vin qu’ils distillent devant leurs huttes — je n’ai rien d’autre que la tristesse ! Ils ne veulent pas même souffrir ma présence parmi eux, mon âme leur est puante. Les autres vont chasser l’ours, fréquentent des filles, prononcent des sorts et des incantations, s’acoquinent avec le mal — je n’ai nulle part où aller. Ils me rient au nez, me traitent comme une ordure, une vipère dont les dents meurtrières ont été arrachées.
Je suis solitaire et mon âme me pèse horriblement. Je gémis mais ne crie pas.
Seigneur, apprends-moi à crier, que le marais réponde en écho ! Que même les ours prennent peur et que les hommes tremblent d’effroi. Ouvre mes plaies et laisse l’eau couler abondamment. Je ne peux plus me taire.
Qui m’a frappé sur la bouche, pour que je sois muet, qui a ensorcelé mes yeux, pour qu’il n’y brille nulle haine ? Qui a lié mes mains, pour que mon poing ne s’abatte pas sur la tempe de l’ennemi ? Et j’entends comme un rire : les brumes et le marécage, les brumes et le marécage !
Et je ris, tout en me dépêchant de rentrer. Il est tard le soir, des eaux puantes glougloutent sous moi, je dois souvent ramper pour ne pas m’enfoncer. De touffe en touffe, en m’accrochant aux branches et aux racines. Dans l’obscurité les brouillards s’épaississent. Il fait froid. Je remarque que les touffes du chemin ont été arrachées et jetées, les racines ont été dispersées. C’est l’œuvre de mon père, il ne supporte pas que quelqu’un d’autre passe par ses voies. Seuls lui et Ulla connaissent les routes malaisées d’Urgvee et les frontières sont les leurs, comme ce marais, comme ces cabanes, comme ces gens qui sont à leurs ordres. Tout est à eux, même moi avec ma peur.
Une fois arrivé je reste longtemps assis devant la cabane.
Hundva, dis-je en pensée, tu as adressé un sourire à mon père et il y avait de la joie dans ta voix quand il a franchi le seuil. Je me demande, Hundva, pourquoi tu es si gentille envers lui et pourquoi tu souffres volontiers sa présence ? Quand tu es à côté de moi tu ne dis mot, tu te tais et n’exprimes que froideur.
Il est plus de minuit quand je rentre à l’intérieur.
Les loups courent alentour. Leur hurlement affamé résonne à travers le brouillard. Qui sait lequel est un animal, lequel est un garou dont les dents ont goûté au sang.
Le sommeil me saisit.
2
Des coups sourds et insistants me réveillent.
Quelqu’un frappe violemment à la porte, sans relâche. A travers l’étroite fenêtre point la lumière du crépuscule du matin. Mon père est dans son lit et halète. Apparemment il n’est rentré que peu de temps auparavant.
J’ouvre la porte.
Le vieux Kristjuhan se tient sur le seuil, le vieux Kristjuhan dont les nombreuses années ne peuvent plus être comptées. Chaque année disparaît comme la précédente, la mousse s’épaissit sur sa peau, mais sous la mousse continue de brûler une vie misérable. Il vit comme malgré soi. Il est comme une souche pourrie, pauvre et décharnée. Et de ses yeux chassieux s’écoulent des larmes, une à une, comme de la sève jaune sur la plaie d’un arbre.
« C’est toi, Kristjuhan, m’écrié-je avec surprise, pourquoi si tôt ?
— C’est moi, mon garçon, c’est bien moi, sanglote-t-il dans sa détresse. Les loups-garous ont tué ma rosse ! Ce matin je sors, je regarde, et là devant mes yeux je distingue le cheval devant la cabane, mort, on l’avait mordu à l’encolure et bu tout son sang. Je crie : Seigneur Jésus, seul fils du seul dieu ! Qui avait besoin de faire ceci ! On aurait pu me prendre mon dernier petit agneau, on aurait pu me mordre moi-même — qu’est-ce que je vais pouvoir faire sans ma rosse ? Elle était mon seul soutien, c’est elle qui me faisait gagner mon pain !
- Kristjuhan, m’écrié-je, ne dis pas de bêtises, qui a pu vouloir la mort de ton cheval ? »
Il entre, sanglotant comme un enfant. Tout son corps est secoué de pleurs. Des larmes jaunes tombent sur sa barbe grise.
« Un loup-garou, qui d’autre, forcément un loup-garou, parvient-il à dire à travers ses pleurs. Je gardais mon cheval à l’étable, un loup ordinaire n’aurait pu l’en faire sortir. Forcément un loup-garou, mon garçon, qui d’autre. Il n’est pas entré dans la maison, moi il ne m’a pas touché. Il aurait pu me mordre dans mon sommeil, et puis moi qui suis vieux, je n’entends ni ne vois plus rien. Il n’a pas touché à l’agneau non plus — il voulait le cheval, il voulait mon dernier cheval de rien du tout ! »
Et soudain le vieil homme lève la tête, la haine jette des flammes dans ses yeux.
« Gamin ! me crie-t-il soudain. Tu as fait une bien mauvaise action. Pardonne-moi, pardonne à un vieil homme, mais que la malédiction du Seigneur t’accompagne jusqu’au tombeau ! Qu’il n’y ait plus dans ta vie un seul jour sans souci, un seul instant de paix. N’as-tu donc vraiment plus rien à manger, qu’il te faille courir en garou pour t’en prendre à mon cheval ? Si tu étais venu en homme, de ma paume, de ma vieille paume j’aurais préparé quelque chose dans un pot vide, j’aurais tout fait pour trouver sur les tables un dernier petit morceau de farine — j’aurais peut-être pu te faire un peu de pain !
Mais tu viens sur le minuit sous forme de bête, furtivement comme un voleur. Seigneur Jésus, seul fils du seul dieu ! que je crie en voyant le cheval mort, que vais-je faire à présent ? Je suis déjà vieux, aveugle et invalide, je n’ai plus personne qui me soit proche, tout le monde est mort, je suis le seul à être resté — que vais-je faire maintenant ? Quel péché, mon garçon, quel péché !
— Tu mens, Kristjuhan, lui dis-je avec fureur. Je ne me suis pas changé en garou, je ne sais même pas comment le faire ! »
Mais le vieil homme ne m’écoute pas. Sa tête retombe mollement et la haine quitte ses yeux. Il est malheureux et démuni. Il tousse et crache longtemps, puis se tourne vers mon père comme pour le mettre en garde :
« Nous sommes voisins, dit-il, et nous avons eu aussi peu de richesse ou de moyens. Nous nous sommes tous deux contentés de peu, nous avons rampé dans les sphaignes comme des serpents, la faim dans l’estomac et la misère sur les épaules. Mais nous avons été honnêtes, nous ne nous sommes jamais changés en garous. Mais voici que tu as élevé un garçon, il est devenu grand et fort, il pourrait à présent être ta consolation, eh bien non ! Il fait le garou — il ne va pas chez les riches, il ne va pas bien loin — il va chez son propre voisin et lui prend sa dernière petite joie. Quel péché, mon garçon, quel péché !
- C’est donc pour cela qu’il a découché cette nuit ! dit soudain mon père depuis son lit. »
Je le regarde et la haine me saisit.
« Ne mens pas, lui hurlé-je, tu sais très bien que j’ai passé toute la nuit à la maison et ne suis allé nulle part !
— Ils sont tous comme ça, m’interrompt Kristjuhan. Ils font quelque chose puis ils nient. Mais à quoi bon le nier… Qu’il me suffise de dire que la vieille Ulla m’en a informé elle-même. Je suis allé chez elle, j’ai demandé, j’ai supplié. Elle a longtemps psalmodié, fait toutes sortes de singeries, craché dans le feu et macéré des cendres, puis elle a balancé la tête et dit qu’il n’y avait rien à faire, tous les signes disaient que c’était l’œuvre d’Enrik. Enrik avait vagabondé la nuit précédente et tué mon cheval. Toutes les traces l’indiquaient. C’est ce qu’a dit Ulla. Et elle a dit aussi qu’il faudrait punir le garçon, le mener au marais, le plonger dans la tourbe brûlante. Rien n’est secret pour une sorcière, elle lit dans notre vie et nos actes comme dans un livre. Je me suis donc dépêché de venir, mais à quoi bon.
- Ulla en a menti, m’écrié-je, la sorcière a menti !
- Une sorcière ne ment pas, affirme Kristjuhan.
— C’est Ulla elle-même qui l’a fait, protesté-je, c’est elle qui vagabondait, comme elle l’a fait par le passé ! Qui ne connaît pas le nombre de ses péchés ni sa méchanceté ? Comment autrement a-t-elle acquis ses richesses ?
— Plus souvent qu’on la verra se changer en garou, dit le vieil homme pour me démentir, elle est toute vieille et aveugle, ce n’est pas comme ça qu’on fait des loups-garous bien solides ! »
Que faudrait-il dire pour que l’on me croie, que dire encore pour faire oublier le soupçon ? Mes mots sont timorés et sans force, comme si je ne me croyais pas moi-même. Je préférerais être une bête nuisible, courir dans le marais, ne plus jamais revenir parmi les hommes. Les hommes sont les plus vicieux des prédateurs, leurs yeux savent déguiser le péché. Le crime grimace dans leur âme, mais sur leurs lèvres un sourire innocent donne le change.
Mon père se lève du lit et commence à se redresser lentement. Il me regarde d’un air impérieux et secoue la tête. Mais je vois à ses yeux riants qu’il se complaît à mon malheur.
Un troupeau de femmes s’est regroupé dans la cour et jette des regards subreptices par la fenêtre. Elles sont curieuses, vicieuses, mais elles ont peur d’entrer. Elles criaillent comme des pies. En me voyant elles se précipitent avec gourmandise à la fenêtre, puis elles se dispersent à nouveau en criaillant. « Le loup-garou, le loup-garou ! » braillent-elles.
« Kristjuhan, dis-je, Ulla en a menti. Certes elle avait ses raisons. Elle me déteste et veut ma perte. Cherche ailleurs les traces du loup-garou. »
La tête du vieil homme se soulève à nouveau, le sang luit dans ses yeux.
« Gamin, crie-t-il haineusement, pourquoi cacher ton crime ?
- Tu ferais mieux d’avouer ton péché, pourquoi toujours nier ? ricane aussi mon père. »
Je n’ai rien à leur dire.
Je me précipite par la porte et je cours chez Ulla. Je veux serrer sa gorge de mes doigts.
Elle n’est pas chez elle.
C’est Hundva qui m’ouvre, les yeux tout ensommeillés.
« Hundva, dis-je, petite Hundva aux cheveux emmêlés, viens-t’en avec moi. Ils disent que je suis un loup-garou, que j’ai tué le cheval de Kristjuhan. Je ne veux plus habiter parmi eux, ils sont plus répugnants que la mort. Je veux fuir au marais, au bois, n’importe où. Je veux me délivrer d’eux, de ce nid de vipères. Je veux grandir libre tel un arbre, abandonner au vent mes larges branches. Hundva, ma Hundva, viens avec moi. Je connais des pays, bien loin d’ici, où aucun homme d’Urgvee ne nous trouvera. Il y a là-bas de larges prairies, des fleuves rapides au-dessus desquels le soleil brille. Ici tu sécherais bientôt comme une feuille tremblotante dans le vent d’automne — pourquoi ne veux-tu pas venir avec moi ?
- Tu n’as pas de cabane, répond Hundva.
— Je t’en construirai une, lui dis-je, mais pas dans la tourbière, pas ici dans le marais, où ne vivent que des prédateurs et des vipères. Je la construirai sur une plaine franche où les vents siffleront en passant près de nous. Hundva, tu n’as jamais connu le vent du soir, plein de miel et de pollen. Tu n’as jamais vu les flamboiements du soir. Imagine seulement que les oiseaux construisent leurs nids sous notre corniche, alors leurs chants, leurs gazouillements ne finiront plus ! Viens-t’en avec moi, fuyons loin d’ici où nous n’avons la force ni de vivre ni de mourir.
Bien que l’on dise qu’un habitant d’Urgvee ne supporte pas la lumière du soleil, qu’il en deviendrait aveugle et en mourrait — qu’il en soit ainsi, fuyons tout de même, allons y vivre ne serait-ce qu’un jour, un moment, mais au milieu du soleil cependant. Qu’est-ce que la mort pour nous si nous sommes ensemble !
Mais loin, loin de ces brumes et de ces gens ! Hundva, tu ne souris même pas, tu ne manifestes pas de joie ?
- De tels pays n’existent pas, dit Hundva. »
Et je renonce.
« Peut-être bien, fais-je tristement, peut-être que le marécage s’étend jusqu’au bout du monde, comme tu le dis, mais est-ce que cela nous empêche de chercher ? Seulement, viens avec moi, tout seul je n’arriverai nulle part. Mon âme est malade, je suis sans force. Non, tu secoues la tête, tu ne veux pas venir ? Alors viens au marais. Nous construirons au beau milieu du marais notre propre cabane, au milieu des eaux glougloutantes. Nous amasserons des pierres et des branches et nous remplirons le marais jusqu’à ce qu’il puisse nous porter.
- Une cabane au milieu du marais ? » dit Hundva en riant.
Je lève les yeux vers le rire de sa bouche et je remarque avec effroi que ses lèvres sont tachées de sang. Je reste soudain silencieux et gêné.
« Hundva, dis-je, c’est toi qui t’es changée en loup-garou la nuit dernière. C’est toi qui as tué le cheval de Kristjuhan ! Pourquoi as-tu fait cela, Hundva ? Les cuves de ta mère sont pleines de viande, ses bocaux pleins de légumes et ses chambres pleines d’or et d’argent. Pourquoi as-tu fait cela, bête assoiffée de sang ? Essuie-toi les lèvres, tu me fais honte et peur.
- Ne parle pas si fort, dit-elle en colère.
— Je devrais crier, je devrais hurler ! Hundva, la petite Hundva, une enfant du marais, se change en garou, la bouche pleine de sang ! Hundva — même dans ton nom il semble que soufflent les vents du soir — tu oses vagabonder comme un prédateur et sucer du sang ! C’est comme si une longue nuit venait de pénétrer mon âme. Maintenant je te crois, il n’y a pas d’autres pays de l’autre côté des forêts et des tourbières, il n’y a pas d’autres hommes. Il n’y a que l’obscurité, il n’y a que le marais brumeux d’Urgvee, où que l’on regarde, où que l’on se rende. Le monde entier est un marais glougloutant, dans lequel nous luttons, nous délirons, nous souffrons. Et il y a la méchanceté, la haine flamboie, le crime grimace dans toutes les âmes. »
Et il n’y a donc pas davantage de Hundva aux joues couleur de résine, elle n’est qu’une imagination, un produit du délire. Il n’y a qu’une bête prédatrice et qui vagabonde, qui passe furtivement pour vous sauter à la gorge. Je ne puis aller nulle part, mes soupirs sont vains. Je bondis comme un écureuil d’arbre en arbre et chaque branche vacille sous mon poids.
« Tu es malade, dit Hundva, rentre chez toi. Rentre chez toi et ne te montre pas aux gens, car ils te détestent. Que sais-tu de l’errance d’un loup-garou ! Que sais-tu des forêts, quand elles s’ouvrent devant toi et que les branches craquent sous tes pas. Tu parles de liberté et ne sais même pas que seul l’animal peut être libre. Je te déteste, tu es misérable et peureux ! Tu parles de pays qui n’existent pas. Tu pries un dieu que je ne connais pas et dont je ne veux pas entendre parler. Tu ne te tiens jamais droit. Tu appelles dans la nuit, mais ton cri ne s’entend pas à travers le brouillard. Tes muscles sont encore faibles, ta chair molle, tes paroles sont vaines — c’est du vent qui souffle à travers elles comme à travers un crible. Tu parles d’un soleil, mais tes mots sont froids, ce sont les brumes d’Urgvee qui s’élèvent en eux. Nous ne connaissons pas d’autres pays et n’en avons pas le moindre désir. Que parles-tu d’une cabane au milieu d’un vaste bois ? Invite-moi au marais pour y être ta louve, sois un animal, comme nous tous ici, alors peut-être t’écouterai-je. Ton père est vieux et rusé, mais il a des dents pointues et quand il mord c’est un sauvage. C’est justement avec lui que nous sommes allés tuer le cheval de Kristjuhan. Et sache qu’un jour il plantera ses dents dans ta gorge parce que tu es faible, et que tu es de trop. »
Le mépris flamboya dans ses yeux et le rouge monta à ses joues. Elle parlait comme psalmodiant, sans mettre l’accent sur aucun mot. Elle s’essuya les lèvres de ses mains et le sang passa sur ses doigts.
« Tu mens, Hundva, lui dis-je, un jour ma haine augmentera, alors prends garde à toi ! Alors les brumes se retireront de devant moi et les nuages s’évaporeront. Je suis comme un loup nouveau-né, peut-être mes dents ne percent-elles pas encore. On me chasse, on me méprise, mais un jour je me dresserai, et le marais retentira de vos cris paniqués. En guise d’amour vous m’avez donné le poison, en guise de bonté la haine, vous n’avez semé dans mon âme autre chose que la tempête. Les fleurs nées de tempête sont vénéneuses, Hundva ! »
Ulla rentrait à la maison, traînant les jambes. Je me levai pour le départ.
Le jour d’automne était plein d’une pluie fine semblable à de la poussière. J’allai à travers le marais, sans savoir où je me rendais. L’eau murmurait sous les sphaignes. Peu à peu, furtivement, la nuit vint. Les autours criaillaient. J’entendais le froissement monotone de leurs ailes dans le brouillard, sans pour autant les voir eux. Les branches humides et la mousse puaient.
Je n’arrivai à la maison que peu avant l’aube. Mon père dormait, mais ses yeux étaient ouverts et riaient.
Une femme ouvrit alors la porte et cria tout en poursuivant sa course douloureuse : Kristjuhan est mort ! Nous nous y rendîmes avec mon père. Les habitants d’Urgvee s’étaient réunis devant la cabane, fumant la pipe, casquettes de fourrure sur les yeux. Kristjuhan était étendu au milieu de la cour, près du cheval mort. Les hommes tuèrent le dernier agneau du vieil homme, le firent cuire, le grillèrent puis le mangèrent, en chantant et se querellant, et il ne vint à l’idée de personne de parler des causes de la mort. Et quand ils eurent mangé et bu, ils portèrent Kristjuhan dans le marais. Hundva suivait les fossoyeurs, muette, jaune, farouche comme à l’accoutumée.
Dans la soirée la cabane de Kristjuhani se mit à brûler. Quelqu’un avait jeté une torche sous l’avant-toit. Dans l’épais brouillard, les flammes s’agitaient, s’étouffant et pantelant.
C’est l’œuvre de Hundva, me disais-je.
3
Vint la fin de l’automne avec ses jours de pluie. Le ciel gris faisait pleuvoir sans cesse. Les marais devinrent impraticables, personne n’osait plus en fouler les pistes. Les jours étaient courts, on commençait à peine de se baigner de lumière grise que déjà elle s’enfuyait de nouveau. Le vent se mit de la partie et apporta des rafales de neige et de la grêle. Le marais inondé bruissait et se criblait.
Parfois les brumes disparaissaient un instant, dans le ciel d’un noir de suie passaient juste au-dessus de la tête des nuages lourds et informes. Les érables du marais devenaient rouge sang, se dépouillant de leurs feuilles comme de plumes. Les bouleaux étaient jaunes comme l’or. Les oies sauvages criaient en quittant le pays, loin au-dessus du marais.
Mon père passait ses journées chez Ulla. Il était gai, riait sans cesse, il avait toujours quelque chose à prévoir ou mettre en place. Le soir venu il rentrait à tâtons, de lourds fardeaux et sacs sur son dos. Ses bocaux se remplirent de légumes, on eut en cuisine quelques génissons. Sa vigueur croissait chaque jour.
Il se mit à distiller de l’alcool, brasser de la bière, qu’il goûtait avec délices mais ne buvait pas. Il méditait quelque chose de la plus haute importance. Quand je le questionnais il ne faisait que sourire en coin, et de sa gorge sortait un roulement bizarre, une espèce de rire.
Un jour Hundva vint elle aussi.
Elle était joyeuse et ses bras étaient rouges. Elle observait les gestes de mon père, goûtait à la bière fraîche, buvait du vin, se servait sur la table, passait dans les chambres et se disait en tout satisfaite. En partant elle me dit :
« Prépare-toi pour les noces, elles ne tarderont plus — la petite Hundva va se marier !
- Avec qui ? bredouillai-je.
— Dire qu’il ne le sait pas, fit-elle d’un air réjoui, tiens donc ! Tout Urgvee en fait des gorges chaudes, mais lui n’est au courant de rien.
— Et puis c’est vrai, se dépêcha de dire mon père : maintenant que Hundva vient vivre avec moi, tu dois te chercher un nouveau foyer, je n’aurai pas de place pour toi. »
Et ils rient tous deux, leurs lèvres pleines de passion s’ouvrent, leurs yeux brillent, ils se tiennent par la main et s’empressent d’aller chez Ulla. Hundva se démène devant, sa jupe secouée par le vent, mon père voûté, gémissant, toussant, titubant maladroitement sur ses talons. Le vent pousse derrière eux un nuage de gros flocons comme des fleurs.
Soudain hurlent en moi toute ma haine, mon désir, mon désespoir.
« Hundva, crié-je, jeune louve du marais, je me serais attendu à tout de ta part, mais pas à cela. Pas à cela, mon dieu, pas à cette pure cruauté, impudente et insoutenable ! As-tu donc perdu la vue, ou est-ce que les habitants du marais t’ont ensorcelée, pour te perdre éternellement et te rendre risible ? »
Je veux leur courir après, je veux les précipiter dans la gorge frémissante du marais en poussant des hurlements, mais en entendant s’éloigner leur rire je reste immobile devant la cabane. L’animal soudain s’éveille en moi, je voudrais déchirer, briser les fûts de bière et les cuves à vin, mettre le feu à l’avant-toit ! Qu’ils célèbrent leurs noces dans la solitude du marais, au milieu de l’eau croupie, et qu’ils aient pour invités les kratt, les loups-garous et les rafales tourbillonnantes. Je voudrais hurler comme un animal, en montrant les dents.
« Ah bon, m’écrié-je, c’est donc ainsi que vont les choses, doucement, en silence, comme la nuit quand elle s’étend sur les tourbières. Hundva, la jeune louve, vient maintenant vivre avec celui que je hais plus que tout, dont je porte la malédiction dans chacune de mes gouttes de sang. Elle vient ici en amoureuse, elle caresse, câline un vieillard, fait jouer ses doigts jaunes dans sa barbe cendreuse, lui chante des chansons aussi bizarres et insaisissables que le rêve, que le courant monotone de l’eau. Et alors, quand vient la nuit, quand les brumes s’obscurcissent, quand le vent siffle sur le marécage, ils partent courir le garou à travers les marais. La jeune louve devant, l’aîné, le mâle, derrière, le nez niflant dans le vent. Gardez vos bêtes, gardez-les bien — Hundva est en quête de sang ! »
Alors je me sers à boire dans les cuves. Je lève chaque chope à mes lèvres en jetant des malédictions. Vous pouvez encore vous estimer heureux, leur crié-je, attendez un peu, mes dents n’ont pas encore percé !
Mais plus je jette de malédictions, plus je ressens clairement une répugnance indicible pour ces gens et ce milieu. Je suis un étranger ici, je suis de trop — rien ne me retient plus ici. Si bas est le plafond fuligineux de la cabane, si vide et dépouillé est le marais dans l’automne finissant. Partir d’ici, loin d’ici — là-bas — j’étouffe dans ce milieu. Je suis comme un poisson jeté dans la glace, les nageoires cassées et les branchies pleines de morceaux de glace. Je n’ai plus la force de vivre ici, je suis devenu un animal peureux que l’on repousse du pied. Les souvenirs se réveillent en moi des lointains pays que j’ai vus jadis dans mon enfance. Ils se lèvent devant mes yeux comme des aurores boréales, visions étranges et merveilleuses.
Vers le soir je prends mon baluchon et je m’en vais. Je sors de la cabane de mon père, c’est comme si je me libérais d’un long cauchemar. C’est l’horreur qui règne ici, le délire tenace et la malédiction. Je veux me libérer plus vite, me hâter de dépasser les marais, les tourbières et les bois pour déboucher sur une plaine.
La nuit venue, je me repose un moment sous la racine d’un arbre puis je me hâte de reprendre la route. Le marais arbore déjà une couche de glace, les trombes font rage sur la glace en soulevant des nuages de neige.
Hors du marais, me dis-je, le plus loin possible d’Urgvee ! Et je reprends la marche, je continue toujours dans la même direction, sans m’arrêter, sans me reposer. Mes pieds s’épuisent en trébuchant dans la neige, mais je ne m’arrête pas un seul instant. C’est une véritable fuite, mais plus je me hâte, plus la route est longue. Je ne vois pas comment sortir du marais. Il est là devant moi de tous côtés, autour de moi, tempétueux et nu, semé de pins rabougris et de sphaignes. Les jours passent, les nuits passent, je continue, mais le marais ne prend pas fin. Il s’étend toujours plus large, comme des nuages noirs qui restent en place jour après jour. Et c’est alors que je remarque que je me retrouve à l’endroit où j’ai commencé ma fuite des jours plus tôt.
La malédiction est sur mes lèvres, je profère des mots malfaisants, mais je reprends mon chemin. Il faut quitter Urgvee, à tout prix, sans transiger, il faut quitter ce lieu ensorcelé ! Je continue, toujours, toujours, avec rage. Même quand je tâtonne la nuit dans l’obscurité, quand je tombe dans les branches et les sphaignes, je n’abandonne pas ma route. Je suis comme en proie à la fièvre, je délire, je prie, je me mets en travers du vent tourbillonnant. Il faut sortir ! Je ne songe plus à Hundva, à mon père, à Ulla, aux hommes d’Urgvee ni à leur turpitude et leur perversité, ils sont tous loin dans le passé désormais, je suis possédé d’une seule pensée, gouverné par un seul souhait : sortir d’ici ! Mais après plusieurs jours me revoilà au premier endroit.
Je me tiens là comme stupéfié. Seigneur, m’écrié-je, viens-moi en aide, guide toi-même ma route ! Qui m’a jeté un sort pour me laisser errer dans ce marais sans fin, que je ne trouve nulle échappatoire ? Qui me tient et me promène, invisible et mauvais, et me fait toujours revenir sur mes pas ?
Mes forces s’épuisent, le doute me saisit.
Peut-être était-ce bel et bien un mirage, ce que j’ai vu jadis dans ma jeunesse de ces lointains pays et de ces peuples ? Peut-être n’y a-t-il rien d’autre que l’infinité d’Urgvee, comme l’affirmait Hundva ? On ne quitte jamais les brumes ni les trombes, on revient toujours à l’endroit d’où l’on s’est enfui. N’était-ce pas un rêve, n’est-ce pas une sorcière qui a chuchoté à mes oreilles quand je me débattais dans la fièvre ? Qui a fixé dans mon âme la nostalgie d’autres pays, s’il n’y a rien que le marais ?
« Rien que le marais ! » crié-je en reprenant ma route. Il n’y a plus de foi en moi, ma force est brisée, mais cependant je continue, luttant contre les trombes, affamé, fatigué. La nourriture s’est épuisée dans mon baluchon. Le vent projette des aiguilles de glace dans mes yeux. Les pins bruissent lugubrement et ondulent autour de moi. Je ne me repose pas, ne m’arrête pas, je me bats avec l’énergie du désespoir, comme quelqu’un qui se noie. Continuer — à travers les marais, les forêts, les tourbières, le long des tanières de loups, à travers les bosquets, loin des hommes — vers l’endroit où commencent les plaines. Regarder un instant un visage humain, sentir au moins une fois le rayon clair du soleil ! Puis enfin se déclarer prêt à mourir, tomber dans la neige étincelante. C’est ainsi que passe un jour, puis un autre, un troisième, et soudain je pousse un cri : je suis arrivé auprès de la cabane de mon père !
Je m’abats désespéré sous un arbre.
Une trombe passe sur moi et semble ricaner : on ne sort pas d’Urgvee, on ne sort pas d’Urgvee !
Tu n’iras nulle part, les chemins se ferment devant toi : ils te ramèneront toujours sur tes pas. Tu n’iras nulle part, tu resteras parmi ta propre malédiction, jusqu’à ce que tu tombes et que l’on te porte au marais en se moquant de toi. Il n’y a nulle part où aller, tout n’est qu’illusion, tout le reste est délire et folie. Tu es maudit, condamné à ce cercle étroit qui a été placé autour de toi comme une corde à ton cou. Il n’y a pas de sortie, pas de destination, il n’y a que l’Éternel, l’Infini Marais.
Je me casse les mains et je m’écorche les lèvres jusqu’au sang. Je ne veux pas ! Je ne veux pas ! m’écrié-je, mais ma voix s’éteint dans les flocons déchaînés d’une trombe.
Je reste longtemps étendu par terre. Où aller maintenant ? La faim m’assiège, j’ai pris froid, je me glisse près de la cabane, mais l’horreur me saisit et je m’enfuis vers le marais. Plus jamais là-bas, plus jamais chez eux, chez ceux qui rient et me torturent.
J’erre toute la nuit dans le marais. Je m’arrête un moment devant la cabane d’Ulla : elle est sombre et silencieuse. Je reviens sur mes pas, je vais aux ruines de la hutte de Kristjuhan, la neige a recouvert l’habitation incendiée, même ici je ne trouverai pas d’abri. Où aller ?
Au petit matin je retourne à la cabane de mon père. Je regarde à travers les carreaux gelés. Au milieu de la pièce il y a une table, des gens y sont assis. Les chopes de bière circulent, des pièces de viande fument devant les convives. Voilà que tu te retrouves aux noces, me dis-je en riant, aux noces de la jeune louve !
Vieilles et vieillards sont venus, antiques habitants d’Urgvee semblables à des spectres, des visions. Ridés, jaunes, leurs cheveux d’un gris cendré cachant leurs yeux malicieux, leurs doigts longs et osseux. Ils ont la pipe au bec et ils mangent, ils fument et boivent à la fois, avec une avidité et une hâte animales. Ils ne parlent pas, ne bougent pas, ne lèvent pas les yeux — ils rongent les quartiers de viande fumante, comme des charognards, tout en grommelant dans leur barbe. Sous la table tombent des os comme de la grêle et les chiens se battent pour les avoir, grognant méchamment et se mordant les uns les autres.
Et comme une apparition, Hundva se tient parmi eux. Elle s’est parée de broches et de chaînes d’argent, l’or brille à ses phalanges. Elle traite les invités avec solennité et sérieux, on lit dans ses yeux satisfaits un bonheur pudique. Mon père s’est placé à ses côtés, il est saoul, rougeaud, et frappe sans cesse du poing à la table, bien que personne ne le regarde ni ne l’entende.
De l’autre côté de Hundva est assise Ulla. Pour les noces aussi elle est vêtue de guenilles. Ses cheveux sont en désordre au-dessus de son visage terreux. Elle non plus ne dit pas un mot, mais de temps en temps elle lève sa tête tremblante et lance soudain un rire clair, comme un hululement. Puis elle reprend son immobilité, seules ses mains et sa bouche se meuvent rapidement, et les chiens enragés repoussent parfois son corps comme ils le feraient de quelque vieux sac.
J’ai froid et la faim me point. Mais l’idée de les rejoindre me paraît honteuse et répugnante, de prendre part à leur fête sans y avoir été convié. J’entre dans le vestibule et je me fourre dans un coin. De la pièce monte l’arôme de la viande, j’entends le cliquetis des chopes, le bris des os qui tombent. Je voudrais être un chien, un animal, pour mordiller au pied des humains ces reliefs qui tombent des tables des mangeurs. Hundva vient dans le vestibule.
« Hundva, fais-je en pleurnichant, ma chère petite Hundva, aie pitié de moi !
— Pourquoi es-tu venu ici ? demande-t-elle avec humeur.
— J’ai faim et froid, je n’ai pu aller nulle part, les routes sont fermées devant moi. Montre-moi les routes, chère Hundva, mène-moi au sentier qui me sortira d’Urgvee ! »
Soudain elle rit, et j’entends dans son rire le hululement clair d’Ulla.
« Personne ne peut sortir d’Urgvee, dit-elle en reprenant son sérieux.
— Alors fais-moi partager ton savoir, lui crié-je. Je ne te dérangerai plus, je ne reviendrai plus jamais ici, dis-moi seulement comment me changer en animal ! Les animaux ont les forêts, les tourbières qui les abritent, moi je n’ai plus d’endroit où fuir votre turpitude. Je n’ai plus la force de vivre parmi vous. Vous avez dévoré mon âme, pris mon amour, je n’ai plus rien que le désespoir !
— Qu’est-ce que tu veux alors ? demande Hundva.
— Fais de moi un animal comme toi. Prends mon âme, mes espoirs, mes aspirations, que je devienne ton égal. Un animal semblable, un assassin assoiffé de sang. Fais de moi un loup-garou comme toi, que je puisse courir les forêts et hurler toujours. Prends mon entendement humain, prends la morosité qui suinte de chacun de mes membres, l’intranquillité qui ne me laisse même pas dormir. Prends mes idées fantasques sur les pays étrangers et le soleil, que je m’habitue aux marais et aux brumes d’Urgvee. Prends le désespoir qui me traque sans cesse et flétrit toute ma vie. Je ne veux plus rien, je n’essaie plus d’aller nulle part, mon âme est rouillée, malade. Transforme-moi en loup, que les forêts s’ouvrent devant moi et que seule la haine des humains niche dans mon âme. Donne-moi la haine animale, et le diable emporte tout le reste ! »
Hundva me regarde longtemps d’un air inquisiteur. Le rire s’efface de ses lèvres.
« Tu vas peut-être te mettre à me mordre ? demande-t-elle.
— Je t’ai aimée, Hundva, dis-je sombrement, pardonne-moi si je t’ai jamais été désagréable. J’aurais voulu te prendre dans mes mains et te tenir près de ma bouche, pour sentir ton haleine et voir tes yeux étincelants. Mais tu as voulu autre chose — qu’y pouvais-je ? Fais de moi un loup, et alors je te protégerai des animaux prédateurs si tu te retrouves seule sur les sentiers des bois. Sous ma forme de loup je te suivrai, comme un chien, si tu te retrouves sans protection dans le marais. Je ne veux tout simplement plus être un homme. »
Et de nouveau Hundva me regarde longtemps. Puis elle prend sur la table une chope et me la tend.
« Bois, dit-elle, c’est mon breuvage de noces, aujourd’hui Hundva s’est mariée.
— Pourquoi as-tu fait cela ? demandé-je. »
Mais elle ne répond pas. Elle rit et se dépêche de retourner dans la pièce. Voici qu’elle me porte de la viande et du pain et ordonne :
« Mange, fils de loup ! »
Puis, quand j’ai fini de manger, elle apporte une peau de loup et la jette sur mes épaules. Elle psalmodie longuement d’étranges paroles et dessine des signes incompréhensibles. Puis elle lance un cri, sonore et impérieux :
« Cours, fils de loup ! »
4
« Haouuu ! »
Je sens soudain dans mes oreilles le souffle du vent, la respiration joyeuse du marais. La neige étincelle devant moi, je renifle sa fraîcheur. Mes jambes sont tout à coup si légères, comme des voiles portées par une brise rapide. Mes yeux sont si perçants que j’ai l’impression de voir marais et tourbières s’ouvrir devant moi, mon regard porte jusqu’à d’étranges lointains. Ils m’appellent et je fonce toujours. Il me semble être délivré du sortilège, je me sens soudain libre et joyeux.
« Haouuu ! » hurlé-je, et le marais me répond d’un écho plein d’entrain. Je sens l’odeur enivrante de la mousse, sa chaleur, sa douceur veloutée. La joie me saisit, je continue ma course sur la neige, un tourbillon m’accompagne. Je n’ai pas de but ni de direction, je ne veux du reste aller nulle part, je ne cours que parce que ma vitesse me réjouit. Quand elles me voient, les corneilles s’envolent comme des flèches, et les écureuils bondissent avec effroi de branche en branche. Je me rends compte que les marais sont tout à moi, que les épais bosquets sont mon foyer ; quiconque croise mon chemin est un étranger et un ennemi.
Parfois je me retrouve devant les cabanes, elles me semblent repoussantes, et en moi se réveille la haine. Je perçois de loin la puanteur humaine, elle me monte au nez comme un poison. Alors je me dépêche de m’éloigner des hommes, ils éveillent en moi la haine et la peur.
L’homme est rusé et vicieux, il pue comme l’eau stagnante. Il glisse sans bruit comme un serpent et l’on ne sait jamais d’où viendra son assaut mortel. Ses pas ne font nul bruit, sa démarche est furtive et feutrée. Son regard est empoisonné comme des flèches qui pénètrent votre chair. Une peur bleue me saisit quand je croie un homme, et je cours, je fuis vers les profondeurs du marais. Je hais les hommes, quand je pense à eux je ne tiens plus en place, le sang afflue irrépressiblement à mon cerveau. Même en rêve, les humains viennent me hanter, géants informes. Les bêtes et les oiseaux fuient devant eux et le marais est plein de cris de mort et de querelles. Ils couvrent le marais comme des nuages, ils flottent au-dessus de moi comme d’épais brouillards. Je me réveille tremblant, je sanglote et gémis sous le coup de cette épouvante.
La nuit, quand la tempête s’apaise un moment, quand une claire et pleine lune nage au firmament et que le marais brille et luit dans la neige et la glace, je m’approche des hommes à pas feutrés et je tue un mouton ou un agneau. Alors les hommes se mettent à pousser des clameurs et des cris, leur visage devient cramoisi, leurs yeux brûlent, leur bouche émet des borborygmes, ils prennent leurs fusils et courent en jurant vers le marais.
Ils ont tout accaparé : les animaux, les plaines, les eaux, même les marais doivent leur appartenir. Ils sont comme des fourmis, emplissant tous les sentiers, toutes les mousses et se pressant sous tous les arbres, il n’y a pas un seul endroit où ils ne se meuvent. Seul le loup est encore libre et vagabonde en hurlant, quand bien même ses chemins raccourcissent constamment, ses errances s’étrécissent, quand bien même le pas de l’homme a déjà foulé ses voies.
« Haouuu ! » hurlé-je en courant à travers les glaces, et les marais hurlent en réponse. Je vois mon reflet sur la glace, je suis jeune et vigoureux, mes poils sont bruns et fournis, mes dents blanches et acérées. Mes longs crocs pointent hors de ma bouche, ils sont aiguisés comme des scies. Je ne suis pas seul, marais et tourbières sont pleins de jeunes loups. Parfois nous nous regroupons et courons en meutes, si bien que notre soif de bataille augmente et que notre haine croît comme une tempête qui grossit. Nous nous pressons à l’abord des cabanes, nous tournons nos yeux enflammés et nos crocs acérés vers les humains, qui se tiennent assis derrière leurs fenêtres éclairées, tremblent, prient leur dieu et sont pitoyables et misérables dans leur épouvante.
Nous marchons autour des cabanes toute la nuit, même les moutons bêlent de peur dans les étables. L’homme est peureux et ne vient jamais nous affronter quand il est isolé : il prend la fuite en nous voyant comme un oiseau prend son envol.
Un jour j’ai mené une meute devant la hutte d’Ulla. Nous hurlâmes toute la nuit dans la cour, grattant à la fenêtre et fendant son huis. La sorcière nous jeta des torches enflammées et cria :
« Ceux-là ce ne sont pas des loups ; les loups-garous, démons de l’enfer, sont venus me tuer ! Ce mauvais coup c’est l’œuvre d’Enrik, qu’il soit maudit ! »
Mais ses malédictions ne nous effrayèrent pas. Nous étions nombreux et la haine nous poussait ; nous pénétrâmes dans son étable et menâmes à la tourbière tous ses agneaux et ses moutons. La sorcière criait et nous menaçait, mais elle n’osa pas nous suivre, même sous forme de garou. Je l’entendis longtemps mener grand bruit, comme un oiseau qui bat des ailes.
Le jour suivant je vis mon père se glisser avec un fusil dans le marais. J’aurais pu l’assaillir et le découper en morceaux, mais je ne le fis pas. Je m’approchai doucement près de lui et un cri immense retentit sur le marais.
Mon père épouvanté cracha et se cramponna à son fusil.
« C’était Enrik ! » hurla-t-il.
Mais j’étais déjà loin. Je revins en décrivant un cercle, je m’approchai de nouveau et glapis derrière son dos. Je jouai ainsi avec ses nerfs jusqu’à ce qu’il se fatiguât de ces éclats incessants et rentrât de mauvaise humeur à la maison.
Mais il revint quelques heures plus tard avec tout un groupe d’hommes.
Ils cernaient le marais, leurs fusils prêts à faire feu. On entendait le grondement des détonations successives, tout le marais était empli de l’âcre puanteur de la poudre. Je savais qui ils cherchaient. Je me réfugiai sous la racine d’un arbre. Ils passaient devant moi, juraient et tiraient. Même la vieille Ulla marchait laborieusement avec eux et me cherchait dans les buissons et les bosquets.
Toute la journée ils rampèrent dans le marais. Ce n’est que le soir venu qu’ils rentrèrent. Ils buvaient de l’eau-de-vie et étaient joyeux : beaucoup de loups gisaient sur les sphaignes, tués d’une balle dans la tête. Ils croyaient sans doute que j’étais de leur nombre, car les pas de mon père étaient soudain plus légers, et sa voix jeune et joyeuse.
Les hommes une fois partis, je cours à travers le marais et je vais voir les loups abattus. Des langues rouges dans la neige, des pelages humides et tachés, du sang gouttant de la gueule et du nez ; ils gisent là, assassinés. Les hommes reviendront certainement le lendemain pour les écorcher. Je les transporte en les saisissant par les dents, je les recouvre de neige — personne ne les trouvera avant le printemps.
Puis je me glisse devant la cabane de mon père. Je suis affamé, je voudrais me précipiter dans l’étable, mais de la salle s’élève la voix de Hundva, alors je ne le fais pas. Je conserve en moi de la pitié et de l’amour, des sentiments humains, répugnants.
Je m’approche de la fenêtre et regarde à l’intérieur. Hundva est assise devant le poêle, occupée à filer. Elle a le visage fermé, les traits gris, les yeux vides.
Mon père est recroquevillé à côté d’elle, il coupe des lamettes de bois et entretient le feu.
Hundva lève les yeux, et j’entends sa question au-dessus du bruit du rouet :
« Alors vous avez abattu Enrik aujourd’hui ?
— Que oui ! répond mon père d’une voix grave. Et il répète avec bonheur : oui, qu’on l’a abattu. Il était tout raide, les jambes en l’air, quelle saleté de mioche !
— C’était peut-être quelqu’un d’autre ? fait Hundva.
— C’était bien lui, répond mon père d’un ton assuré. Qui ça pourrait être d’autre ? Il gémissait et mordait la neige, après que ma balle l’a touché. Il avait la bouche pleine de sang, et il crachait dans la neige comme un humain. »
Hundva ne répond rien, sa tête se penche à nouveau sur le rouet, et j’entends le bruissement monotone.
Une griserie malfaisante et sans bornes s’empare soudain de moi. Je voudrais leur hurler à travers la vitre que je suis vivant, je cours, je respire toujours — haouuu ! Les marais sont toujours mon domaine, et j’ai dans les étables bien assez de bestiaux pour me nourrir. Mes pattes me portent encore comme le vent porte les voiles, et les cachettes sont légion dans les inaccessibles tourbières !
Alors je me place devant la cabane et je me mets à hurler de toutes mes forces, pour qu’ils entendent que je suis vivant. La joie et la griserie s’entendent dans mon hurlement, c’est comme si je leur déclarais ma joie, mon orgueil.
Dans la pièce retentit les jurons et les cris de mon père. Il se rue dans la cour avec un fusil, mais je suis déjà loin de sa cabane.
Cette nuit-là, je fonce comme un dément à travers le marécage. Je vais jusqu’aux tourbières de Viiraste, je fais un grand arc-de-cercle et je repars en fonçant là d’où je suis venu. La lune brille, la neige étincelle sous mes pas, les arbres projettent de longues ombres en tous sens, comme un épais filet qu’ils tisseraient entre eux.
Ce n’est que le soir du deuxième jour que je m’en retourne. La neige est souillée de traces humaines, apparemment les hommes ont cherché les loups abattus. En plusieurs endroits, il y a des vestiges de foyers — les hommes sont restés dans le marais toute la journée. Mais l’amas de cadavres est resté intouché. Ils ont aussi creusé des pièges à loups par-ci par-là. Je retire les branches qui masquent les pièges, pour que les hommes aient une raison de me maudire.
Puis vint le jour où je vis Hundva.
Je vis une louve courir vers moi. Je reconnus vite Hundva malgré la distance. Elle était joyeuse et courait vers moi en poussant des hurlements amicaux. Elle avait un pelage doux, jaunâtre, avec une zébrure brune sur le dos. Ses narines étaient rouges, ses dents brillaient comme la neige. Mais ses yeux étaient comme avant, de grands yeux humains, gris, pleins de joie et de malice.
Elle s’approchait en geignant, remuait la queue et montrait amicalement les dents. Je sentis une douce chaleur et la joie emplit mon cœur. Nous courûmes longtemps à travers les marais, jusque tard dans la matinée. Nous égorgeâmes un mouton, l’amenâmes dans la tourbière et le mangeâmes en geignant. Nous étions forts et agiles, personne n’eût été capable de nous suivre. La neige tournait et brillait autour de nous.
Sur le chemin du retour, je l’accompagnai tout près de la cabane. Elle reprit sa forme humaine, me caressa et me regarda avec amour.
« Attends-moi la nuit prochaine, fils de loup ! », fit-elle en prenant congé.
Je hurlai gaiement derrière elle et remuai la queue. Elle me fit des signes de la main. Ses joues étaient rouges, ses lèvres pleines d’un sang ardent, ses seins hauts et bien balancés.
Toute la journée je tournai autour de la cabane en attendant Hundva. A la tombée de la nuit, elle vint d’un pas léger, me prit par le col et dit :
« Aujourd’hui il nous faut courir loin, fils de loup. Ton père n’aime pas mes traînailleries. Il sait sans doute que je cours avec toi — aujourd’hui il a nettoyé et chargé son fusil, promettant de venir te guetter dans le marais. Courons, fils de loup ! »
Et elle se retrouva sous forme de loup, à mes côtés, et nous nous enfoncions dans le marais, très loin. Les marais prirent fin, les tourbières prirent fin, de denses forêts apparurent. Elles étaient pleines de rennes, de cerfs et de lièvres, mais nous n’y touchions pas. De larges espaces s’ouvrirent, puis de grands villages, les fenêtres pleines d’un feu brillant, mais nous nous en retournâmes. Je n’aspirais plus à venir ici, de l’autre côté des bois et des tourbières.
Hundva courait devant, je la suivais. Des meutes de loups vinrent à notre rencontre et se joignirent à nous. Nos cris joyeux s’entendirent au loin, les forêts résonnaient du battement de nos pattes. Des oiseaux cessaient leur gazouillis pour prendre leur envol, effrayés, l’air frémissait du lourd froissement de leurs ailes.
Au matin, Hundva jeta sa peau de loup et dit :
« Attends-moi encore, fils de loup. »
Elle me rejoignait de plus en plus souvent, elle restait à mes côtés de plus en plus longtemps. La dernière fois nous fûmes ensemble un jour et deux nuits.
Un jour nous vîmes dans le marais deux vieux loups. Leur pelage gris-jaune pendait, ils tenaient leur queue entre les jambes, honteux. En reniflant nos traces, ils nous coururent après maladroitement. De loin déjà nous reconnûmes mon père et Ulla. Haouuu ! hurlâmes-nous joyeusement en filant comme le vent à travers le marais. Cherchez donc à présent ! disaient nos yeux rieurs. Nous étions deux inséparables, nous ne vivions que lorsque nous étions ensemble.
Puis Hundva ne vint plus.
Il s’était passé quelque chose. J’attendais et hurlais près de la cabane, mais Hundva ne venait pas. De longs jours et nuits passèrent, j’errais alentour en geignant tristement, mais Hundva ne venait pas.
Par une nuit de tempête je me glissai sous la fenêtre.
Hundva était assise dans un coin de la pièce, les mains tristement posées sur les genoux. Sa tête était entourée de bandages, ses joues ensanglantées. Ses yeux étaient tristes et sans vie, elle ne disait pas un mot. Mon père se traînait à travers la pièce, toussait, louchait de temps à autre vers Hundva, mais elle était assise comme figée, sans lever le regard. Mon père l’avait apparemment maltraitée parce qu’elle avait traîné avec moi.
Mais à l’approche du printemps, quand la neige fondait et que les brumes se levaient, Hundva finit par revenir. Elle était aussi joyeuse et malicieuse qu’avant et nos retrouvailles furent un pur bonheur. Nous nous tournâmes longtemps autour en nous mordillant joyeusement.
La neige sentait, de la mousse fraîche se redressait sous la neige fondante, les branches des pins étaient devenues si vertes et résineuses, les bouleaux étaient pleins de sève, leurs cimes étaient d’un rouge coloré de brun.
Nous ne souciions plus de rien !
Nous courions en passant devant les cabanes, nous nous précipitions à la rencontre des hommes, nous tuions des moutons en plein soleil. Même l’étable de mon père ne demeura pas indemne, nous y égorgeâmes deux agneaux, sans même les manger. Toujours nous étions tous les deux, nous faisions route côte à côte, les crocs face au vent. Le jour nous nous cachions dans des grottes, dans des tas de branches, sous des racines. Hundva ne retournait plus chez elle. Elle aussi à présent haïssait les hommes, ses poils se dressaient à leur vue et sa gueule rouge s’ouvrait pour déchirer et mordre.
C’est ainsi que nous vivions au milieu des marais.
Mais alors survint l’accident.
Mon père était toujours à nos trousses, furtif, comme une ombre. Il nous suivait inlassablement, en se cachant dans la brume et les halliers. Il passait des nuits et des jours dans le marais. Mais il nous importait peu. Nous étions pleins de courage et de joie. Souvent une détonation retentissait tout près de nous, mais nous lui montrions les dents et continuions gaiement notre course. Cherche-nous ! disaient nos yeux rieurs.
Et il chercha. Dans le brouillard un jour nous ne l’aperçûmes pas. Nous étions venus tout près de lui. Je ne le vis que quand il me visa. Le marais trembla soudain de sa détonation, mes yeux s’emplirent d’un feu brillant — Hundva s’était abattue à mon côté. Elle gémissait et avalait de la neige de sa gueule ensanglantée. Ses grands yeux exprimèrent tout à coup une indicible peur de la mort. Elle fit quelques pas et retomba dans la neige.
Je fonçai sur mon père. Je le saisis par l’épaule, mes dents nageaient dans le sang et la chair. Mais il me frappa à la tête avec son fusil, je tombai dans la neige, me relevai et m’esquivai en hurlant.
Mon père banda sa plaie et s’approcha de Hundva.
Il considéra longtemps l’animal abattu. Puis il s’assit par terre à son côté, sa barbe brune se remplit de larmes.
Le soir venu, il prit Hundva sur son épaule et s’achemina vers sa maison.
Le marais résonnait de mon hurlement plaintif. Plus rien ne pouvait me consoler. Je geignis pendant des nuits, mes yeux laissant goutter des larmes de sang. Ma vigueur et mon entrain me quittèrent. Mes jambes ne portaient plus avec la même agilité. J’errai sans but aux alentours, je n’avais plus nulle part où courir.
Mais mes dents étaient aiguisées et la haine gonflait ma poitrine.
« Haouuu ! Attendez, hommes d’Urgvee, hurlai-je sur les marais, quand j’aurai parcouru tous les bois, les tourbières et les marais, quand dans la douleur et la haine j’aurai ameuté par mes cris toutes les louves, tous les loups et louveteaux, quand nous atteindrons un nombre incommensurable, alors nous foncerons à l’attaque et nous vous détruirons en l’espace d’une seule nuit. Attendez et tremblez, hommes d’Urgvee, nos dents sont aiguisées, notre haine est sans bornes, nous sommes sans merci. Vous nous verrez venir comme un nuage noir, annonçant pour vous le jour dernier, le jour du jugement. Alors vous rachèterez nos douleurs, nos souffrances, nos misères. Unissez-vous, fils de loups ! Et il n’y aura plus dans Urgvee nulle cabane où ne retentissent les cris d’un petit d’homme à l’agonie. Même le brouillard disparaîtra et un joyeux soleil brillera sur la neige non foulée. Des forêts neuves et inconnues s’ouvriront, aussi loin que notre œil portera. Haouuu ! Tremblez, dans toute votre ignominie — haouuu ! »
Traduit de l’estonien par Martin Carayol