Mon fils de cinq ans, Andreas, me raconta qu’il avait couru depuis le champ de céréales vers la grand-route, et qu’il s’était fait écraser par un camion. Le véhicule l’avait heurté si fort que tous ses os s’étaient brisés, il n’était plus qu’une masse informe et avait atterri très loin du camion. Il savait qu’on n’avait pas le droit de courir vers la grand-route, mais Harvi, son grand frère, par jeu, l’avait coursé au milieu des céréales, en disant qu’il était le spectre des blés et qu’il allait le manger. J’ai eu tellement peur, disait Andreas, je n’ai pas du tout compris où je courais. Je n’avais pas envie d’être mort, c’est vraiment mal, c’est vraiment nul.
Il me raconta cela la nuit, alors qu’il venait de se réveiller et commençait à pleurer. Sa voix était d’une certaine façon plus âgée, plus intelligente que d’habitude. Nous le consolâmes, lui fîmes boire une grenadine, ensuite il put se recoucher. Il continua simplement de marmonner dans son rêve : « Herom, Herom… Je m’appelle Herom. »
Le matin suivant, Andreas ne se rappelait plus rien. En l’amenant à la maternelle, je lui demandai où il avait entendu cette histoire de Harvi et de spectre des blés. Étaient-ce les autres enfants qui avaient raconté ça ? Il fit de grands yeux et ne comprit rien du tout. Je continuai de poser des questions, et à la fin il me dit que je devais avoir la fièvre, pour dire de telles bêtises. Papa, papa, fit Andreas, mais ça existe pas les spectres des blés.
Pourtant je me rappelais précisément. Harvi avait joué au spectre des blés et il avait coursé Herom jusqu’à la grand-route, jusqu’au camion.
À la maternelle – comme je pus m’en assurer –, il n’y avait aucun garçon du nom de Herom ou Harvi.
Je discutai avec la psychologue de l’école – ils en ont récemment embauché une. Nos enfants ne racontent pas de légendes urbaines ni d’histoires de fantômes, dit-elle en pensant me rassurer. C’est dans le primaire que l’on commence à se raconter des histoires d’horreur. Pour l’instant les enfants ne s’imaginent pas que le monde puisse aussi être dangereux et inexplicable. Les terreurs sont abstraites pour eux. Oui, bien sûr, ils imaginent des choses. Le spectre des blés… La jeune femme médita un instant et dit :
« Vous savez, leurs imaginations ont toujours un décor urbain. Il est rare, très rare qu’on y trouve quelque chose d’aussi rural qu’un spectre des blés. Les fantômes ne sont plus dans les champs de céréales, ils sont dans les arrière-salles obscures, dans les recoins des garages. Votre spectre des blés donne un peu l’impression…
— De ne pas venir de la ville.
— Quelque chose comme ça. Comme si c’était une histoire entendue à la campagne. »
Andreas n’est pas allé à la campagne depuis longtemps, il n’a plus de maison de campagne, nous n’en avons plus. Nous habitons en ville, à Tartu, moi, Roomas Kingu, ma femme Riina et nos deux enfants – Andreas et Karl Johann.
Je continuai d’observer et d’écouter mon fils, mais il ne mentionna plus jamais le spectre des blés, et quand par hasard j’y faisais allusion, il ne réagissait pas.
Harvi et Herom.
Ces noms me hantaient, je me les répétais à moi-même, ils tournaient dans ma tête, et ce tohu-bohu fit soudain apparaître devant mes yeux une jolie petite pensée mise en mots – Harvi doit être en vie. Peut-être me rassurais-je en me disant que le spectre des blés pourrait faire partie de mon travail. On trouve aussi au Musée de la Littérature des légendes urbaines et du folklore contemporain. Cela suffisait à satisfaire ma conscience. Pour mon bon sens, c’était plus difficile. Mais grâce à la Société des anciens étudiants, il était envisageable – après tout, à l’approche des élections, la plupart des anciens étudiants étaient déjà occupés à fouiner et chercher des choses compromettantes – de faire chercher s’il vivait en Estonie un certain Harvi, avec un frère appelé Herom et qui…
Ce n’était pas simple, mais pas difficile non plus.
Je ne saurais pas bien dire comment je me sentis quand je mis enfin la main sur un bout de papier me donnant des informations : quelque part entre le profanateur de sépultures et le violeur d’enfants. Un journaliste de ma connaissance m’aida. Il fallut fouiller dans le registre de recensement, j’en avais même une copie avec une dépêche d’un journal local. Région du Järvamaa, commune de Kareda, village de Loik. Depuis Tartu, cela prit sept heures, avec trois changements de car. Ensuite je dus suivre une route départementale sur deux kilomètres – cette même route sur laquelle avait jadis roulé un camion. Et j’arrivai à destination. Une maison rouge derrière une haie de lilas, des bâtiments annexes, un ancien champ – celui-là même –, une maison estonienne moyennement jolie, entretenue mais pas décorée. Elle n’était pas abandonnée, il y avait dans la cour une Ford vieille de vingt ans. Logiquement des gens vivaient là, et ils travaillaient. J’étais sur la grand-route et je regardais la maison, en me demandant qui pouvait habiter là et ce que j’allais leur dire. Mais il y a dans la vie des choses qu’un élan intérieur vous force tout simplement à faire, même quand vous ne savez pas vraiment les justifier à vos propres yeux. Cette maison et ce qui s’y était passé avaient d’une façon ou d’une autre un rapport avec mon fils, ce genre de rapport impossible à définir, mais qui ne vous laisse pas en paix avant que vous n’ayez essayé d’y trouver une explication.
Je me tins au portail jusqu’au moment où l’aboiement d’un chien poussa une femme à sortir. Une femme d’âge moyen ; elle s’arrêta à la porte, regarda, puis cria : « Oui ?
— Je suis de Tartu, m’écriai-je en réponse, comme si c’était une explication. Roomas Kingu, c’est mon nom, je suis venu… à cause de Herom. »
Comme ça je l’avais dit. La femme, d’abord, ne répondit pas. Puis elle cria : « Comment ça, vous êtes de Tartu ?
— Je travaille au Musée de la Littérature, mais je suis venu à titre privé.
— Et à cause de Herom ? Notre Herom ?
— Oui.
— Peeter ! », cria la femme, et un instant plus tard un rural bien costaud apparut à la porte. Ils échangèrent quelques mots. L’homme se mit alors à s’approcher lentement de moi, son attitude était suspecte mais pas méchante. Je n’eus le temps de rien dire, il enlevait déjà le crochet du portail, gueulait quelque chose au chien et me laissait entrer.
« Ça fait longtemps qu’il n’y a plus de Herom…
— Je sais. »
Ensuite nous nous assîmes dans la cuisine, on me proposa du café, très sucré et serré, avec de la crème, des sandwiches au jambon ; derrière nous se tenait un jeune homme que l’on me présenta comme étant Harvi.
« En ce moment il étudie, ajouta Peeter, il aimerait entrer à l’Université agricole cet automne. Notre seul enfant.
— Ça fait déjà onze ans que Herom…
— Oui. Vous avez l’air de connaître l’histoire. Si vous avez des enfants vous-même…
— C’est le cas. C’est pour ça que je n’arrive pas à imaginer ce que signifie perdre un enfant.
— Mieux vaut ne jamais l’imaginer, fit Peeter. Pourquoi êtes-vous venu ?
— Difficile à dire, en fait.
— Essayez quand même.
— Il se trouve que j’ai entendu l’histoire de la disparition de Herom. Et c’est mon propre fils qui me l’a racontée, alors qu’il n’a pas encore cinq ans, et je ne sais absolument pas où il a pu l’entendre. »
L’homme et la femme se regardèrent, haussèrent les épaules. « Par ici il y a beaucoup de gens qui savent, marmonna alors la femme.
— Qui savent cette histoire de spectre des blés ?
— Autrefois il y avait ici de grands champs, dit Peeter. Les céréales bruissaient et mugissaient autour de la ferme, les garçons y jouaient sans cesse, se baladaient, jusqu’à ce qu’arrivent les moissonneuses-batteuses. C’est sans doute là qu’ils ont inventé cette histoire de spectre des blés. Mais j’ai du mal à comprendre qu’elle ait pu se retrouver à la ville. À Tartu, si loin d’ici ? Je n’arrive pas à comprendre. Mais bon, quelle importance. Maintenant, quelle importance.
— Je ne le sais pas moi-même. Mais comment mon fils pouvait-il en connaître autant de détails ? Entendre cela est douloureux pour vous, mais…
— Parlez, murmura la femme. Ça fait longtemps que ce n’est plus douloureux. Ça fait longtemps que je ne sens plus rien. »
Alors je parlai. De ce que m’avait dit Andreas, comment ils avaient joué dans les champs de céréales, comment Harvi était devenu le spectre des blés et avait coursé Herom… et la souffrance insoutenable de Herom au moment du choc avec le camion. Je parlais, regardant devant moi, la tasse de café et le sandwich à moitié grignoté. « Il ne sait plus qu’il m’a dit tout cela, ajoutai-je en conclusion. Il ne se souvient pas du tout. J’ai essayé d’enquêter sur la façon dont il a pu connaître ces choses, mais rien. Et ensuite, je me suis souvenu de certains contes populaires. J’ai cherché dans les archives, vous savez, ce genre d’histoires a déjà été conté autrefois. Quand les enfants… quand les enfants ressentent tout d’un coup ce qu’un autre enfant a jadis ressenti, voient, se rappellent. Je ne pouvais pas ne pas venir. »
Quelque chose avait changé. Je levai les yeux et je vis le regard effrayé de la femme. Je voulus me lever, m’excuser et partir, venir ici avait été une sacrée bêtise. Mais nous faisons tous des bêtises, peut-être même plusieurs par jour, bien que nous les considérions au début comme des entreprises sensées et que nous sachions que nous devons les faire.
Harvi me devança. Sa bouche laissa échapper un petit râle et il se précipita hors de la pièce. La porte claqua lourdement. C’était donc lui que ma bêtise avait le plus atteint.
« Excusez-moi, dis-je. Oui, je n’aurais pas dû venir. Pardonnez-moi. » Oui, s’excuser aussi était une bêtise, mais dans cette situation cela semblait franchement essentiel.
L’air n’était vraiment pas frais. Je restai sur le seuil et essayai d’aspirer de l’air frais, autant que possible, à pleins poumons, car moi aussi je crois stupidement qu’aspirer de l’air a un pouvoir rafraîchissant. Mais l’air ne me fut d’aucune aide.
Harvi avait couru vers le champ. Là où ne poussaient plus de céréales. Je le vis courir à travers le terrain vide, grimper une colline, de plus en plus loin. Il courait sans s’arrêter. Aspirait de l’air.
Je pressai les mains dans les poches de mon manteau : une petite heure à déambuler, le bus, peut-être qu’un jour je serais de retour à Tartu. Je voulais commencer à marcher avant que quelqu’un de la maison ne reprît la parole, mais je n’en eus pas le temps. Peeter se trouva soudain à mes côtés. Il avait ouvert la porte en silence, mais pas assez silencieusement pour m’empêcher d’entendre dans la pièce les sanglots de la femme.
Peeter se tenait là et se taisait. Je n’avais plus la force de lui dire quoi que ce fût, et je ne pouvais pas partir d’un coup sans rien dire. Alors nous étions juste là, debout. Et après une éternité de quelques minutes, Peeter fit : « On savait que vous viendriez.
— Qui ? Votre femme ? »
Je ne me retournai pas, mais je sentis qu’il secouait lentement la tête.
« Alors qui ? Harvi ?
— Non. Herom. Autrement ça n’aurait aucun sens. Il devait savoir. » Sa lourde main s’abaissa sur mon épaule. « Et c’est mieux comme ça, en fait. Il vaut toujours mieux savoir. C’est bien que ça se soit passé comme ça. Enfin c’est pas comme s’il avait… ivre, quelque part, un jour… Vous comprenez ? »
Non, je ne comprenais pas. Mais un peu plus tard je compris. Quand je serrai la main de Peeter, au portail. Harvi courait toujours dans le champ où ne poussaient plus de céréales. Il courait en rond, peut-être à l’endroit même où jadis, lui et Herom se promenaient dans les blés.
Est-ce que moi, par exemple, à neuf ans, j’aurais été capable d’avouer à mes parents que j’avais amené mon propre frère à se faire écraser sur la grand-route ? Comment cette famille, par la suite, aurait-elle pu continuer à vivre ?
Maintenant ça ne fait plus aussi mal.
Maintenant ça n’a plus d’importance.
N’est-ce pas ?
Je regardais Harvi courir, courir comme un dément pour fuir son propre spectre des blés, qui depuis dix ans le poursuivait et resterait toute sa vie à l’épier. Il n’offre pas d’issue, celui-là, c’est ton spectre des blés rien qu’à toi, il hante tes rêves et te force, dans les nuits sombres, à presser le pas, à te réveiller dans le noir et à hurler de peur en silence. Ton spectre des blés rien qu’à toi, que tu as imaginé et invoqué tout seul, il existe vraiment et tu ne lui échapperas jamais.
Traduit de l’estonien par Martin Carayol.