L’Estonie à Paris ; Paris en Estonie

Par Toomas HAUG et Jüri HAIN

    Automne 1909. Un jeune homme arrive à Paris. Plus tard, dans une de ses nouvelles, il évoquera cette arrivée de la façon suivante : « Je suis assis à la terrasse d’un café, arrivé de je-ne-sais-où, comme descendu de la lune, avec Wells ou quelqu’un d’autre pour cocher ». Le café, c’est peut-être la Closerie des Lilas, lieu de rendez-vous des peintres, à l’angle du boulevard du Montparnasse et de l’avenue de l’Observatoire. Depuis le séjour de Strindberg et Edelfelt, ce café était le lieu préféré des Nordiques. Notre jeune homme est âgé d’à peine vingt ans et a sans doute autant de francs en poche. Il vient de loin, du Nord de l’Europe, des bords de la Baltique, au voisinage de la Finlande et de la Suède ; d’un petit coin de terre dont personne, probablement, n’a entendu parler à Paris, dominé depuis le XIIIe siècle par une noblesse d’origine germanique et faisant partie de l’Empire russe depuis deux cents ans : l’Estonie.
    Le jeune homme dont nous parlons est un intellectuel typique de l’époque. Né en 1880 dans une famille de domestiques au service d’un propriétaire terrien allemand, il a passé son enfance parmi les paysans. Par force, il a dû faire ses études secondaires en russe. Mais il vient d’un pays où le sentiment national et le sens de la patrie sont en pleine affirmation et où l’on porte sur l’avenir un regard optimiste. Il appartient à une génération d’écrivains et d’artistes estoniens qui veulent se sentir européens et qui entendent puiser aux sources de l’art européen ; une génération qui, dans sa patrie, se reconnaît sous le nom de « Jeune Estonie » et dont le slogan proclame : « Soyons Estoniens, mais devenons aussi Européens ! »
    Dans son journal, il écrit : « Autrefois il existait un dicton : “Tout homme a deux patries, la sienne et la France.” Ce dicton date d’un temps où la France était considérée comme le refuge de l’humanisme, la demeure des sciences et des arts. Dans ce sens, l’attirance pour cette “deuxième patrie” a été vraiment puissante au cours des derniers siècles. On peut mesurer l’intensité de la vie intellectuelle des jeunes nations à l’aspiration qu’elles nourrissent à son égard. »
    Pour des raisons politiques, la culture moderne estonienne était, à sa naissance, sous influence allemande et russe. Au début du siècle, le mouvement « Jeune Estonie », qui rassemblait aussi bien des écrivains que des artistes, a ouvert des perspectives dans une autre direction. Les contacts culturels avec le peuple-frère, les Finnois, et avec toute la Scandinavie, étaient certes importants, mais ce sont Paris et cette deuxième patrie qui sont devenus la Mecque culturelle et le centre de cette nouvelle ouverture. Jamais leur influence sur la vie culturelle estonienne n’a été aussi importante que pendant la décennie qui a précédé la première guerre mondiale.
    « Un Paris féerique s’étendait devant nous d’un horizon à l’autre, plein d’art, de richesse et de bonheur de vivre », écrit encore l’auteur du journal. « Nous avons attendu une demi-journée devant un théâtre pour pouvoir contempler pendant quelques heures la danse d’Isadora Duncan, un concert Colonne ou une pièce de Molière à la Comédie française. Nous étions assis dans un café bohème à refaire le monde. Tout paraissait tellement léger, tellement facile ! »

L’art estonien à Paris

    Les jeunes Estoniens avaient grandi dans l’atmosphère du radicalisme politique de la Révolution russe de 1905 et dans les idéaux du socialisme. Certains d’entre eux étaient à Paris en tant qu’exilés politiques. Comme tels, ils se sentaient attirés par le radicalisme artistique. Les artistes estoniens avaient été formés à Saint-Pétersbourg où s’affrontaient la tradition académique et le courant moderne français. À la fin du XIXe siècle la vie artistique naissante en Estonie n’était guère intense, elle était naturellement d’orientation nationale et romantique. Au début du siècle, les membres de « Jeune Estonie » étaient la première génération un peu fournie et homogène d’artistes estoniens. Arrivé le premier à Paris, le sculpteur Jaan Koort écrit en 1911 : « Actuellement se pose une seule et unique question : quel courant artistique européen dominera chez nous ? Nous pouvons répondre à coup sûr : le modernisme ! Nos jeunes artistes se forment à l’étranger, la plupart d’entre eux à Paris où l’école moderne a gagné droit de cité. »
    Quelques lieux du Paris du début du siècle sont entrés en quelque sorte d’une manière intime dans l’histoire de la culture estonienne. L’un d’eux est la fameuse Ruche. Au sud-ouest de Paris, dans le quinzième arrondissement, se trouve la petite rue de Dantzig, dans laquelle donne une rue encore plus petite, le passage de Dantzig. Là, dans un édifice qui servit de pavillon à vins lors d’une Exposition universelle, se trouve une résidence pour artistes, modeste et peu chère. L’architecture de ce bâtiment à deux étages évoque une ruche, pouvant abriter une centaine de locataires. La Ruche représentait en miniature la Babel parisienne des artistes : on y trouvait des Français, des Allemands, des Scandinaves, des Russes, des Finnois, des Juifs, des Hongrois et d’autres. Elle est immortalisée dans l’histoire de l’art estonien, car la plupart des artistes de ce pays ayant fait leurs études à Paris ont séjourné dans cet hôtel singulier.
    Continuons à lire le journal de notre jeune homme : « À la Ruche il y avait des artistes doués et d’autres qui l’étaient moins, réunis par un seul signe distinctif : la pauvreté. On ne peut pas vivre de l’air du temps, c’est vrai, mais on ne peut pas vivre sans air non plus. Du moins y avait-il à Paris cette atmosphère dont un artiste a tant besoin durant sa phase de formation. Combien de projets n’avons-nous pas élaborés, réunis autour d’un maigre repas, combien de châteaux en Espagne n’avons-nous pas construits ! Nous avons rêvé de transférer toute l’activité de « Jeune Estonie » à Paris, d’y éditer un journal, sans nous soucier de nos pauvres moyens. Nous avons étendu dans toujours plus de pays nos foyers de culture, nous avons peint, nous avons écrit, publiant nos œuvres complètes à Paris, à Rome, à Alexandrie, à Calcutta... »
    Les artistes estoniens avaient investi un autre café parisien, la Rotonde. En Estonie, la légende – exagérée, comme toutes les légendes – veut que les Estoniens aient été parmi les membres fondateurs de ce lieu internationalement connu. Fondé au début du siècle, ce petit café fréquenté par les cochers se trouvait à l’angle du boulevard du Montparnasse et du boulevard Raspail, et devait son nom à l’angle arrondi de l’édifice. C’était à l’époque un espace exigu doté d’un bar et de quelques tables. La pièce contiguë, encore plus petite, était devenue le rendez-vous de la bohème estonienne.
    « Le Français, que voulez-vous, est un être sociable », écrit notre jeune homme dans son journal. « Dans un café ordinaire, on n’entre que pour un bref instant, mais là les Estoniens formaient un public permanent et cela attirait également des Français. La Rotonde devint un lieu très animé et commença à envahir l’immeuble, grignotant pièce après pièce. Elle finit par annexer tout le rez-de-chaussée, puis le premier étage. Quand j’y passai quelques années plus tard, tout avait changé. C’était devenu un café d’artistes internationalement renommé, à l’instar du Dôme, de l’autre côté du boulevard. C’était alors le temps du Montparnasse d’Ilya Ehrenbourg, du Japonais Fujita et de notre Eduard Viiralt. »
    Notons en passant que c’est aussi (ou surtout) l’époque Picasso à Montparnasse. Une rencontre aura lieu à la Rotonde, qui s’avérera importante dans la vie artistique estonienne : c’est là que Picasso et Ilya Ehrenbourg font connaissance en 1914, grâce à quoi une exposition d’art graphique de Picasso, montée à partir de la collection particulière d’Ilya Ehrenbourg, sera organisée à Tallinn en 1969. La précédente exposition française, une rétrospective d’art contemporain, avait eu lieu en 1939, un an avant l’occupation de l’Estonie.
    L’élan une fois donné par les artistes qui ont fait leurs premières armes à Paris durant les années dix, le développement suivra, impétueux. En 1937, à l’exposition internationale de Paris « Arts et technique dans la vie moderne », les Estoniens remportent sept grands prix, huit diplômes d’honneur, neuf médailles d’or, six d’argent et une de bronze. Parmi les primés figure Jaan Koort, le premier artiste estonien venu à Paris.
    À cette époque, la colonie des artistes estoniens était déjà composée de rares anciens, que le chroniqueur de Montparnasse Nesto Jacometti appelait « l’ancienne garde », au nombre desquels figurait Eduard Viiralt. Les plus jeunes, « les bleus », restent nombreux à Paris jusqu’au déclenchement de la seconde guerre mondiale, lorsque la tempête naissante les renverra dans leur pays ou les éparpillera aux quatre coins du monde.

Paris et le modernisme littéraire estonien

« Jeune Estonie » comporte une deuxième tendance : le modernisme littéraire. Là encore, les impulsions en provenance de Paris jouent un rôle clé. Les nouveaux courants littéraires européens – surtout le symbolisme – arrivent très vite en Estonie. On les fait connaître, on les traduit, on les imite ; les meilleures œuvres composées sous cette influence marquent la naissance d’une nouvelle littérature estonienne originale. De plus, il se produit un phénomène particulier : en une dizaine d’années, la fine fleur intellectuelle de l’Estonie reparcourt le chemin du développement de la culture européenne depuis la Renaissance jusqu’aux temps modernes. Les noms, les concepts, les œuvres affluent dans la conscience culturelle estonienne, encore et toujours par le truchement de la France. Le style français devient objet de culte : Voltaire, Flaubert, Maupassant, Anatole France et d’autres servent de modèles. On lit l’« Art poétique » de Verlaine et on s’enthousiasme pour la poésie de Baudelaire. De nombreuses œuvres sont traduites en estonien. Les maîtres français ont indiscutablement servi d’exemples à la prose moderne estonienne, surtout dans le domaine de la nouvelle.
    On peut imaginer le contraste que cela crée dans un pays encore largement agricole. Rien d’étonnant à ce que les hommes de culture des générations précédentes aient appelé ironiquement le modernisme estonien « la maladie française ». Les jeunes Estoniens, eux, soutenus par les Français, se fraient en fait un chemin à travers l’atmosphère culturelle provinciale russo-allemande afin de parvenir aux espaces européens. Pendant ces décennies, la culture française est tellement répandue qu’il devient même de bon ton d’être lassé, voire dégoûté, des romans français. On commence à se sentir attiré par des lointains plus exotiques : l’Afrique, l’Asie.
    Dans le bouleversement culturel estonien du début du siècle, Paris a joué avant tout un rôle de médiateur, non seulement pour la culture française mais aussi pour la culture mondiale.

Le rêve d’une culture neuve

    Notre jeune homme, c’est Friedebert Tuglas, le fondateur de la prose estonienne moderne, le plus parisien des écrivains de « Jeune Estonie ». Il a habité à la Ruche avec les peintres, il a visité tous les musées et toutes les salles d’exposition de Paris, il a admiré le goût esthétique des Parisiens et, avec ses compatriotes, il a rêvé à la Rotonde d’un avenir glorieux pour la culture estonienne. Il cristallisera ses expériences dans la nouvelle « Le Voyageur », parue en Estonie en 1921. Le personnage principal, Allan, jeune étudiant des beaux-arts, se réveille un matin à Paris avec la sensation étrange d’être dans un rêve. Il tend la main vers une étagère de livres, y prend La Tentation de Saint Antoine de son Flaubert bien-aimé et y trouve un passage significatif et prophétique. Il traverse Paris, hanté par des visions bizarres, comme dans une multitude de temps superposés. En remontant de la station de métro Bastille, il s’égare dans les ruines d’une ville antique. D’un côté les archéologues de Schliemann font des fouilles, de l’autre des chacals courent. Il marche longtemps, en quête de Paris, et finit par se trouver sur la place de la Révolution, une orange à la main. Ses visions deviennent plus délirantes encore, il a peur de devenir fou, comme Maupassant. Assis dans un café, peut-être à la Rotonde, il lit un journal et voyage à travers différentes cultures, différentes formes d’existence, différents imaginaires, des bords de l’au-delà jusqu’à la conscience cosmique, et puis...
« Et puis, lointaine et incertaine, comme une musique des sphères, parvint à ses oreilles, à travers l’obscurité :
    Je ne vois plus rien.
    Je perds la mémoire
    Du mal et du bien.
    Ô la triste histoire !
    Je suis un berceau,
    Qu’une main balance
    Au fond d’un caveau.
    Silence, silence ! »
    Que signifient ces vers de Verlaine, non point en général, ni même dans le cadre de la littérature française, mais dans le contexte précis de l’histoire de ce jeune Estonien, ou de la jeune culture estonienne, à leur point de rencontre avec la vieille culture française ? Après avoir entendu ces vers, la route d’Allan continue vers une réalité plus claire, limpide, fondamentale. Elle se termine par une belle vision dans un temple : « Sur un lotus géant qui se dressait entre des chandelles, un petit enfant, souriant, était assis, les mains tendues vers le cercle des flammes qui vacillaient autour de lui comme des pétales lumineux. »
    De quoi s’agit-il ? Il semblerait que, dans son cheminement, le jeune Allan soit arrivé à un symbole romantique de renaissance, exprimé par l’enfant sur le lotus mais aussi peut-être par les mots de Verlaine « Je suis un berceau,/Qu’une main balance/Au fond d’un caveau ». Nous avons une indication précise sur le fondement de cette renaissance, dont les mots-clés seraient : temple, tombeau, fouilles archéologiques, place de la Révolution à Paris, La Tentation de Saint Antoine de Flaubert. Le cadre onirique de la nouvelle représente en soi la quintessence des réalités culturelles européennes, leur vécu fébrile, le voyage de la conscience dans le temps et dans l’espace, au sein desquels on pressent une renaissance pure et virginale. L’enfant sur le lotus et le berceau au fond du tombeau.
    « Silence, silence ! » chuchote Verlaine. C’est l’image fragile de la renaissance culturelle estonienne. La nouvelle de Tuglas est un bon exemple de la manière dont le modernisme estonien du début du siècle s’est approprié Paris, a fait siennes les réalités culturelles européennes. Mais plus encore, les rapports entre Allan et Paris sont ambivalents. Il y a quelque chose d’obsédant dans ses rêves, où l’extase joyeuse alterne avec une angoissante fatigue. C’est en effet à une véritable fatigue que l’habitant de la Ruche succombait pendant ses longues promenades quotidiennes, visitant les monuments de Paris... Mais c’est aussi la fatigue critique d’un Estonien face aux formes pétrifiées des temples, des sépultures d’une vieille culture. En même temps, c’est un rêve de germination : celle d’une culture neuve, la culture que pourrait proposer l’Estonie au sein de la vieille Europe.
    Ainsi pensaient à peu près les jeunes Estoniens à Paris au début du siècle ; ainsi rêvaient-ils. Mais l’on vieillissait vite. Peu d’années et beaucoup d’épreuves, tel était le slogan de l’époque. Juste avant la première guerre mondiale, ces jeunes parlaient avec assurance et parfois un brin de supériorité de « notre vieille Europe ».
    La première guerre mondiale a mis fin à la première période parisienne des peintres et des artistes estoniens. Si la guerre n’a pas touché le sol de l’Estonie, les Estoniens l’ont cependant vécue comme une tragédie culturelle commune. Celle-ci se reflète dans la poésie estonienne, notamment chez Gustav Suits, par l’intermédiaire de l’image de Paris, par le motif de la séparation. À côté des horreurs de la guerre, les années parisiennes appa-raissent comme un paradis perdu.
    Tout cela, le jeune homme assis dans la Closerie des Lilas par un soir d’automne de 1909 l’ignore encore. La soirée est calme, la nuit tombe. Un tramway passe, une bouffée de fumée sort de temps en temps de la gare souterraine de métro. De l’autre côté de la rue quelques personnes entrent, par une porte basse, dans la salle de danse de Bullier.
    Il y a beaucoup d’autres choses que le jeune homme ignore, ce soir-là. Il ne sait pas encore qu’une dizaine d’années plus tard il sera dans sa patrie, qui se sera déclarée État souverain, et qu’il y tiendra le discours suivant : « Créer l’art, la culture, sans les traditions des générations précédentes, c’était le rôle de notre génération en Estonie. Chez nous, l’art et la littérature indépendants et européens n’ont pas plus de quinze ans. Mais les amarres sont larguées. Nous, membres de “Jeune Estonie”, les avons fait grandir, et aujourd’hui, notre art, notre littérature, sont adultes. » Il ne sait pas encore quelle va être la remontée culturelle de l’Estonie indépendante entre 1920 et 1930, ni que, lorsque le fascisme se réveillera en Europe, elle sera à nouveau parmi ceux qui se tourneront vers la France. Dans les années trente, la fine fleur des intellectuels estoniens invoquera l’« esprit français » en contrepoids à l’obscurantisme croissant à l’Est et à l’Ouest. Elle l’appréciera pour l’ordre et la clarté qu’il exige dans la pensée et dans la langue, pour la priorité donnée à la raison et à la démocratie. Ces notions, les Estoniens, pourtant individualistes et ironiques, se les approprieront. On croira même qu’une connaissance plus approfondie de la culture française pourrait faire mieux ressortir les particularités nationales des Estoniens. Et pourquoi pas, tant tout semble parfait en elle : dans les salles de cinéma parisiennes, figurez-vous qu’on peut même fumer ; qu’on peut avoir une scène de ménage dans un café sans que personne n’y trouve à redire !
    Ce soir-là, il ignore aussi que l’armée de Hitler entrera à Paris et que, presque le même jour, les troupes de Staline violeront les frontières de sa patrie et y resteront pendant cinquante ans. Cela vaut mieux. Disons plutôt qu’un beau jour, en Estonie, on dissertera sur les origines parisiennes d’une partie de la littérature estonienne, sur une école parisienne dans l’art estonien. On affirmera que Paris aura représenté dans la littérature estonienne la plus récente un symbole, le lieu de recherche d’une certaine identité.
    Comme il est curieux de se dire qu’une des plus importantes voies de développement ait pu trouver son origine à Paris en ce soir de l’automne 1909. En Estonie, on a beaucoup écrit sur cette soirée. Elle apparaît dans des mémoires, elle fait l’objet d’allusions mystérieuses dans des nouvelles ou des romans. La « soirée parisienne » est un des archétypes de la littérature et de l’art estoniens. Sa signification n’est à ce jour pas entièrement élucidée. Friedebert Tuglas l’a évoquée dans la nouvelle « Le soir tombe » : « Les formes changent, les voix se transforment, les horizons se calfeutrent. La Terre se retourne. On croirait l’entendre grincer sur son axe. Avec elle, tout se coule dans l’ombre. C’est l’instant, court et éphémère, où toute la rue, tout Paris, toute la France fait comme un rêve bleu. »
    Notre jeune Estonien, à la Closerie des Lilas, a oublié l’heure. Le passé, autour de lui, devient épais comme un rêve. Il imagine Verlaine posant sa lourde tête sur le marbre de la table. Une bande d’étudiants suédois, coiffés de chapeaux blancs, se sont réunis derrière la fenêtre dans l’espoir d’entrevoir quelque célébrité. Déçus, ils continueront leur marche. Les meilleurs endroits où s’amuser se trouvent plus loin. Le jeune Estonien s’aperçoit qu’il est seul au milieu des tables vides. Verlaine a disparu. Il prend son manteau et disparaît, lui aussi, dans le noir.

Traduit de l’estonien par Marge Liiske