TAMMSAARE : LESTONIE MISE EN LITTÉRATURE
Anton Hansen-Tammsaare (1878-1940) est considéré comme le plus grand nom de la littérature estonienne. Le centième anniversaire de sa naissance, qui a été marqué dans le calendrier de lUNESCO, a donné lieu à de nombreuses manifestations culturelles en son honneur dans les républiques soviétiques et ailleurs dans le monde. Et lEstonie a réédité à cette occasion ses uvres et publié des documents et des monographies consacrés à ce maître du roman réaliste. ( )
Lappréciation portée sur une uvre littéraire se modifie au cours des temps. À lépoque de la première gloire de Tammsaare, qui se situe dans les années trente, le public cultivé se disait impressionné par lanalyse psychologique des personnages et létude en profondeur des événements que cet auteur maîtrisait souverainement. Avec Tammsaare, la littérature estonienne sest élevée au plus haut niveau de la littérature mondiale, sexclamèrent les critiques.
Sans doute. Mais, savoir analyser lhomme, est-ce là lessentiel ? Est-ce là ce qui fait la valeur durable de cet écrivain et incite à le lire malgré lavalanche détudes psychologiques en tous genres qui se répand sur nos littératures ?
Probablement pas. Car le lecteur contemporain prendra moins dintérêt à suivre le conflit « Des Vieux et des Jeunes », les complications sentimentales du « Maître de Kõrboja » ou le drame de lambition déçue de « Judith ». Et ce que Tammsaare a pu écrire sur certaines questions philosophiques, sur la création littéraire, le langage poétique, les guerres, les Chinois ou Dostoïevski, nintéresse probablement plus que lhistorien ou le spécialiste des littératures nordiques.
Mais ce qui est fascinant dans luvre de Tammsaare et qui le sera encore davantage pour les temps futurs , cest le portrait de lEstonie des premières décades du XXe siècle : le tableau du pays avec ses forêts, ses marécages, ses champs et ses paysans riches ou pauvres, empêtrés dans leur condition ; la description des milieux urbains, libres des contraintes de la vie à la campagne, mais enfermés dans leurs conventions ; les problèmes qui agitent lépoque, les révolutions et les guerres qui modèlent lhistoire ; les groupes nationaux, avec leurs caractères et leurs murs, condamnés à partager le même territoire.
Tammsaare fait son entrée littéraire en 1900 et depuis ses premières nouvelles jusquaux romans de la maturité, il crée une fresque cohérente, une « comédie humaine » qui supporte la comparaison avec Balzac, un monument érigé à la mémoire dune époque déjà révolue.
Le lecteur français peut se réjouir davoir à sa disposition la traduction complète de luvre capitale de Tammsaare, les cinq volumes du roman Tõde ja õigus (La vérité et la justice). ( )
Bien quil sagisse dune traduction indirecte, basée sur une traduction allemande la traduction des traductions, quel sujet pour le chercheur linguiste ! , le texte réussit à rendre assez bien non seulement la pensée de lauteur, mais aussi son style et le lyrisme discret de ses descriptions. « Jai rarement lu un livre plus beau que la Terre-du-Voleur », écrit Jean Giono dans la préface du premier volume. Il convient de souligner aussi que la langue de Tammsaare est simple et plus facile à traduire que la prose de la plupart des romanciers actuels. Cest lestonien standard tel quil se parle.
Tammsaare tout entier revit dans ce cycle épique où il médite sur la relativité de la vérité et de la justice et sur la valeur du travail. Il ny a rien de particulier à dire sur sa vie personnelle, aucun fait spectaculaire à signaler. Sa biographie peut se résumer en quelques points : une enfance à la campagne, des études de droit interrompues par un voyage au Caucase pour soigner ses poumons fragiles, des lectures vastes et variées, des années de journalisme, et finalement une existence moyenne à Tallinn entre les courses en ville et une banale table de travail où il seffondre un jour de printemps 1940.
Une vie sans grandes joies, une écriture imprégnée de mélancolie, un pessimisme dont on a du mal à extraire quelques rayons de pure lumière, mais, en même temps, beaucoup dhumour un humour en général bienveillant, un sourire un peu triste devant les faiblesses humaines qui devient rarement grinçant et qui aide à supporter la cruauté de certaines situations.
Le premier volume, intitulé Terre-du-Voleur, en estonien Vargamäe décrit le pays où Tammsaare a vécu son enfance. Cest une terre rude qui impose à lhomme un travail très dur. Le motif du travail acharné, mais nécessaire à toute création, de la lutte contre la terre quil faut maîtriser et en même temps aimer, revient souvent dans son uvre. Laction se situe à la fin du XIXe siècle, à lépoque où ses parents étaient jeunes et où la Terre-du-Voleur nétait encore rien dautre quun champ plein de pierres, entouré de marécages. Andres et Krõõt qui portent les traits du père et de la mère de lauteur, y construisent leur existence. Le travail est pénible et la méchanceté du voisin qui samuse à rouler des pierres sur le chemin, à casser des clôtures et à persécuter le gardien du troupeau, contribue à empoisonner la vie. La vérité se dissout en plusieurs sous-vérités même la Bible est pleine de contradictions et la justice sesquive dans les actions quotidiennes et dans les jugements des tribunaux.
Les enfants réussiront-ils mieux dans cette lutte contre la terre ? Question inutile, puisquils ne veulent pas rester à Vargamäe. Le fils aîné part pour le service militaire, Indrek, le cadet, quitte la maison paternelle pour aller à lécole.
Le deuxième volume est construit sur les souvenirs du Lycée de Treffner à Tartu où Tammsaare a rencontré les préoccupations intellectuelles de sa génération. Le régime tsariste couvre de son ordre une jeunesse bouillonnante, les problèmes exposés dans le premier volume prennent de lampleur. Le darwinisme arrive avec ses théories révolutionnaires, salué avec enthousiasme par tous les futurs adorateurs de la science.
Du point de vue idéologique, ce volume est, à mon avis, la partie la plus intéressante du roman. Tammsaare se débat contre les convictions religieuses de son milieu, contre une Bible qui lui paraît hermétique et que la théologie luthérienne régnante ne semble connaître que confusément. Indrek finit par savouer athée comme Tammsaare lui-même et comme beaucoup dautres intellectuels estoniens, tels que Friedebert Tuglas, dont les propos antichrétiens traduisent des vues simplistes sur un sujet quils nont pas pu ou voulu étudier sérieusement. Il est évident que le savoir dans ce domaine est trop superficiel et que Tammsaare na probablement jamais rencontré personne pour lui expliquer lenseignement du Christ.
Mais la charité naturelle qui rend cet écrivain si sympathique se manifeste dune façon inattendue chez Indrek qui, malgré sa conviction quil ny a « ni Dieu, ni Diable, ni Ciel, ni Enfer. Seul existe lunivers empli détoiles » (p. 274) accepte de consoler une pauvre enfant paralysée qui espère une guérison miraculeuse : « Tu guériras, car Dieu existe et tenverra son ange » (p. 275). Le volume se termine sur une scène étonnante :
« Indrek restait agenouillé comme sil avait été humblement courbé devant Celui quil avait renié. Une chose cependant lui était étrangement douce : il sétait vaincu lui-même pour une enfant qui pleurait. Il avait oublié sa peine et sa douleur... Il avait renoncé à la Vérité achetée du sang de son cur, pour consoler un être misérable et malheureux. Quaurait-il pu faire de plus ? Dieu lui-même naurait pu faire davantage sil avait existé et si quelquun lavait ardemment imploré.
« Ces pensées tournaient dans la tête dIndrek, à genoux sur le sol, près du lit où dormait une enfant qui souriait. »
Cette compassion pour les faibles, la recherche passionnée de la Justice, la conviction que lamour et une confiance sans bornes peuvent transformer la vie dun être humain, amènent Friedrich Scholz à penser que Tammsaare sest trouvé tout à fait proche de la Révélation, au seuil de la découverte chrétienne « dune vérité et dune justice divines et de lamour rédempteur dun Dieu personnel » (introduction à la traduction allemande des nouvelles de Tammsaare : Die lebenden Puppen, Wilhelm Fink Verlag, München, 1979, p. 29).
Avec le troisième volume, Tammsaare nous offre un tableau de la révolution de 1905, ou plutôt une problématique des relations sociales : aspiration à la liberté que les égoïsmes peuvent rendre odieuse ; la violence et le plaisir de détruire ; la raison du plus fort qui dirige la répression. Non, la révolution napporte ni la vérité ni la justice. Indrek, alias Tammsaare, na pas compris la dialectique de la révolution, soupirèrent avec un air un peu gêné les critiques officiels de lEstonie contemporaine...
Lhistoire se termine dans un pessimisme noir : la population est punie pour avoir espéré un peu plus de liberté, le père dIndrek est battu et humilié à cause des idées dangereusement modernes de ses enfants, et la mère va mourir.
Le mariage avec Karin conduit Indrek dans le milieu urbain. Le quatrième volume reprend les événements après la guerre de 1914. LEstonie est devenue république indépendante. Mais cest largent qui règne. Le snobisme de la société bourgeoise, la rapacité des parvenus qui dénature les relations entre les habitants, ne peuvent pas plaire à Indrek qui continue à chercher labsolu. Mais au vide spirituel de cette société, qui a façonné aussi sa femme, Indrek ne sait opposer quune sorte dhymne au travail : travailler pour créer la culture, travailler pour créer des valeurs mais quelles valeurs au juste ? , travailler pour faire naître lamour.
Ce vide que Tammsaare doit sentir en lui-même, puisquil ne peut pas maîtriser le vide du monde qui lentoure, lenfonce toujours davantage dans le pessimisme. Lenthousiasme suscité par la finesse de la description qui fait de cette triste histoire un chef-duvre littéraire, na pas empêché les critiques des années trente de compter ce quatrième volume parmi « les plus déprimants de la littérature mondiale ».
Le dernier volume de « La Vérité et la Justice » ramène Indrek à Vargamäe. Nayant pas trouvé son chemin ailleurs, il revient à la terre natale. Il sattaque aux travaux de drainage, commencés par son père, et il réussit à faire baisser le niveau de la rivière. Entre-temps, les vieux ont changé. Lâge les a rendus moins agressifs, les années ont calmé leurs disputes. Andres croit encore que la vérité et la justice finiront par triompher.
Indrek a trouvé la paix de lâme dans lamour de Tiina, la petite fille malade pour laquelle il avait accepté de mentir à sa conscience. Tiina a grandi, elle est guérie. Ensemble, ils quittent Vargamäe. Une vie se termine, une autre commence, mais Tammsaare ne nous dit pas ce quelle sera. Sans doute ne le sait-il pas lui-même, car le remède aux maux du monde reste à découvrir.
« La Vérité et la Justice » est une grande fresque de bataille. Tammsaare lui-même définit ces cinq volumes comme cinq aspects de la lutte de lhomme : dans le premier volume, il lutte contre la terre ; dans le second, contre Dieu ; dans le troisième, contre la société ; dans le quatrième, contre lui-même en cherchant le bonheur ; et dans le cinquième, il accepte finalement la résignation.
Après cette uvre monumentale, qui avait demandé à Tammsaare sept années de travail, on pouvait penser quil avait déjà tout dit.
Mais après quelques romans de moindre importance, tel que « Jai aimé une Allemande » (1935) intéressant par lévocation des tensions entre les Estoniens et les Allemands baltes , une pièce de théâtre intitulée « Le roi a froid » (1936) où Tammsaare ironise sur les tendances totalitaires de lépoque, et quelques écrits mineurs, paraît en 1939 son dernier livre, le plus original, le plus étonnant, le plus caustique de tous ceux quil a écrits : Põrgupõhja uus Vanapagan (Le nouveau Vieux-Païen du Fond-de-lEnfer).
Ici, Tammsaare fait appel à un thème particulièrement caractéristique de la littérature orale estonienne. Pour comprendre le titre, les personnages et laction de ce roman, il faut connaître le géant légendaire, appelé Vanapagan « Vieux païen », que le christianisme transforme en diable. Il a une force physique extraordinaire qui lui permet de déplacer des montagnes, mais son intelligence natteint jamais le niveau satanique. Dans les contes populaires, il shumanise et devient « le diable stupide » que lon peut facilement tromper, le cycle de contes Vanapagan ja Kaval-Ants (le Vieux-Païen et Ants-le-Malin) met en scène ce diable naïf et vulnérable et son valet intelligent et sans scrupules, qui réussit tout ce quil entreprend et profite de sa supériorité intellectuelle pour escroquer et même torturer son patron. (Sur ces contes, voir F. de SIVERS : « Un diable peu diabolique ou la naïveté punie », Cahiers de littérature orale, 7, Paris, 1980, pp. 76-94.)
Pour son roman, Tammsaare a pris les personnages des contes, mais il a inversé leurs rôles : Ants devient ici un propriétaire riche et puissant, et le Vieux Païen représente la classe des plus pauvres de la campagne estonienne des années trente, ceux qui se voient obligés de servir les possédants à nimporte quel prix et dans nimporte quelles conditions.
Põrgupõhja (le Fond-de-lEnfer) est une fermette misérable qui nintéresse personne. Le Vieux Païen peut donc sy installer avec sa femme. Mais pour pouvoir se nourrir, il loue ses services à Ants qui le traite comme un serf. Le problème de la justice se pose avec plus dacuité encore que chez les habitants de Vargamäe. La vérité et le mensonge sont aux mains des puissants qui déterminent les critères de la justice. Le Vieux Païen est exploité pendant toute sa vie au nom de cette justice injuste et cest seulement à la fin de lhistoire, lorsque Ants veut le chasser de ses terres de Põrgupõhja quil a défrichées et cultivées avec amour, quil se rend compte de la vraie nature de son « ami » La déception du Vieux Païen est immense, et dans sa fureur il provoque un incendie de fin du monde qui dévore les deux protagonistes et tous leurs biens.
Cette histoire atroce est plus quune satire sociale, plus que le portrait cruel dune bourgeoisie parvenue, représentée par Ants, avide dargent et de pouvoir. On peut y voir aussi limage désespérante du matérialisme qui fait vivre lhomme, quil soit bourreau ou victime, à ras de terre.
Tammsaare lui-même pensait faire de Põrgupõhja uus Vanapagan une sorte de « Faust ». Et comme les aventures terrestres de Méphisto ont des racines métaphysiques, il fallait donner au drame du Vieux Païen un cadre extra-terrestre.
Dès le début, le Vieux Païen se prend pour le Diable et il finit dans les flammes comme cela se doit quand on est dorigine infernale. La grande question, cest le sens de la vie de ce Diable qui est en même temps un pauvre diable empêtré dans des situations dont la logique mène souvent à labsurde. Il croit lui-même quil a été envoyé sur la terre pour se sanctifier. Mais le Diable peut-il se sanctifier ?
Pour répondre à cette question essentielle, Tammsaare rédige un prologue et un épilogue.
Dans le prologue, il envoie le Diable chez saint Pierre pour prendre la livraison habituelle des âmes destinées à lenfer. Mais, ce jour-là, le Ciel se pose des questions au sujet des hommes quil condamne : pourquoi sont-ils mauvais ? Peut-être sont-ils incapables de se sanctifier au cours de leur vie terrestre ? Pour vérifier leur capacité de sanctification, on suspend les « livraisons », et saint Pierre propose au Diable de se transformer en homme : quil démontre ce quun être humain peut faire !
Lépilogue reprend la question. Le Diable a vécu et souffert dans le rôle du fermier de Põrgupõhja. A-t-il réussi à se sanctifier suffisamment ? La décision du Ciel nest pas encore prise. Entre-temps, la vie économique de lEnfer reste bloquée et on sy ennuie... On ne sait pas ce qui va se passer, mais saint Pierre admet quil faut aider le Diable, car le Paradis ne pourrait pas exister sans lEnfer.
Tammsaare a dû sentir la fragilité de son argumentation, car il a supprimé dans lédition originale lépilogue et le prologue. En puisant dans le fantastique de la poésie populaire et de la tradition chrétienne, il a réalisé une sorte de synthèse pagano-chrétienne. Mais pour créer une fable métaphysique, il faut évidemment plus que la panoplie folklorique du christianisme. Or, la foi chrétienne est restée pour Tammsaare un domaine interdit.
On a donc limpression que Tammsaare na pas pu terminer son uvre. Cet épilogue suspendu ne sous-entend-il pas une pensée qui est en train de mûrir ? Une recherche vers les profondeurs, interrompue par une mort prématurée ? Quels chemins nouveaux aurait-il pu découvrir ? Quels sujets insoupçonnés auraient pu surgir de sa richesse intérieure exceptionnelle ?
Larrêt brutal dans lévolution et la vie de ce romancier qui a si bien su dépeindre le visage de lEstonie coïncide avec le changement radical du cours de lhistoire : quelques mois après la mort de Tammsaare, lEstonie est intégrée à lUnion soviétique.
1983
Études finno-ougriennes, n° 17, 1982-1983.