La transcendance visionnaire de Friedebert Tuglas
Une des zones les plus industrialisées de lempire tsariste russe, province autonome où le servage fut aboli plus dun demi-siècle avant la Russie même, pays de caractère nordique où léducation populaire sétend rapidement à partir du milieu du siècle dernier, lEstonie était le pays où le mouvement révolutionnaire de 1905 ne devait pas manquer de se développer avec intensité. Les grèves générales, les occupations dusines, la mise à sac de cent vingt demeures de grands propriétaires fonciers dorigine allemande, de même que lagitation, les nombreux meetings ou les grands congrès représentatifs du pays entier, furent les jalons dune lutte dans laquelle les groupes de jeunes activistes jouèrent un rôle de premier plan.
Cest dans cette effervescence révolutionnaire que naquit en 1905 le mouvement Jeune Estonie par la publication dun premier ouvrage collectif, sous le même titre, sur un terrain bien préparé par lactivité de plusieurs groupes politico-littéraires clandestins, ou semi-clandestins, de lycéens à partir de la fin du siècle dernier. Avec Gustav Suits, 22 ans, Friedebert Tuglas (Mihkelson), 19 ans, Jaan Oks, 21 ans, en tête, le mouvement se lance en pleine action en mélangeant les aspirations politiques et littéraires.
Plus que quiconque, avec son recueil de poésies Feu de vie (Elu tuli, 1905), Gustav Suits, poète, essayiste, théoricien, devient le porte-parole de la jeune génération militante. Pathétique, dune force et dune clarté incisives, il proclame (Sentez-vous comment tremble la terre, entendez-vous comment crie le sang) la fin de la manière de vivre ancienne et le commencement dune ère nouvelle.
La révolution ayant échoué, laissant derrière elle la fusillade sanglante du Nouveau Marché de Tallinn, le 16 octobre 1905, ses leaders emprisonnés ou exilés, le mouvement Jeune Estonie continue sur le plan culturel, en opérant des mutations importantes. Les influences allemandes et russes, prédominantes jusqualors, seront contrecarrées par une orientation vers les pays occidentaux et scandinaves. « Restons des Estoniens, mais devenons des Européens! », tel est le mot dordre de Suits. Une réforme linguistique samorce sur linitiative de Johannes Aavik; à travers les uvres de Konrad Mägi, Kristjan Raud, Nikolai Triik et autres, la peinture se trouve un nouveau souffle.
Dans le domaine de la littérature, dun seul coup, le réalisme jusqualors prédominant dans les grands romans épiques dEduard Vilde, dans les récits villageois dAugust Kitzberg et de Juhan Liiv, devient dépassé. Le grand acquis de la période est luvre fulgurante de Jaan Oks : des nouvelles et des poésies teintées de subjectivité sensuelle qui se mélange à une réalité extérieure condensée à lextrême à laide de limage et de la métaphore, pour aboutir, dans des uvres telles que La bête sans nom (Nimetu elajas) ou Souffrance (Kannatamine), à la surréalité. Précurseur tout comme Lautréamont, incompris, ce nest quune partie de la production de Oks de 1906 à 1909 qui a pu être sauvée pour la postérité: elle sera publiée en effet une dizaine dannées plus tard, après la mort de lécrivain, victime de ce grand holocauste que fut la première guerre mondiale.
Par rapport à Oks, Tuglas reste conventionnel pendant la première période de son uvre. Les nombreuses nouvelles quil publie dès ses débuts, en 1901, sont des images de la vie quotidienne (Le loup, Hunt), évoluant toutefois vers le romantisme (Amour dune nuit dété, Suveöö armastus) ou vers le symbolisme (Île de Dieu, Jumala saar). Emprisonné en 1905-1906 à Tallinn, exilé ensuite tout comme Suits et bien dautres compagnons du mouvement, Tuglas vécut pendant les douze ans qui suivirent en Finlande, à Paris, à Munich, à Genève, fit des séjours prolongés en Italie, en Espagne, en Belgique, traversa dix fois la frontière de lempire tsariste avec de faux passeports, rentra seize fois clandestinement à Tartu, sa ville. Pendant six ans, Tuglas ne publia aucune nouvelle, quand, en 1914, avec Popi et Huhuu, un nouveau Tuglas fit son entrée, le Tuglas de la nouvelle fantastique quil continuera à parfaire jusquen 1925.
Une nouvelle typique du Tuglas de cette seconde époque est Le mirage (Kangastus), écrite en 1917 lorsque, la Révolution de Février victorieuse en Russie, lécrivain put retourner en Estonie. Le mirage nous présente une île où le peuple, habitué à vivre et à travailler comme il la toujours fait, ne peut simaginer une vie différente même si le gouverneur se réserve les eaux de pêche les meilleures, ne rend de compte à personne sur la caisse de léglise et saccapare les biens de ceux qui sendettent. Une vision étrange souvre subitement aux habitants de lîle : un fatras inextricable de rues, de châteaux, de ponts et de donjons où fourmillent des hommes, où des voitures avancent, des chevaux galopent, où des femmes en haillons, maigres, au teint grisâtre, marchent péniblement en portant des enfants de même apparence sur leurs bras ou en les traînant derrière elles. Tandis que les habitants de lîle, bouleversés, perplexes, contemplent leur mirage, des cavaliers foncent dans la foule en la piétinant, transperçant les gens de leurs piques, les abattant de leurs glaives. Une foule aux drapeaux flottants surgit de lautre côté du pont et avance, de plus en plus nombreuse, bien quattaquée et décimée par des cavaliers. Des armées entières sentrechoquent: la neige se noircit de sang, des cadavres jonchent la place du marché, des chevaux tombés se débattent les sabots en lair, un géant écrase dans sa main dacier des maisons, des hommes, des arbres: le tumulte se répand de tout côté.
Ce qui est caractéristique dans cette nouvelle, cest quà un certain moment, on ne sait plus très bien où commence le mirage et où se termine la réalité du peuple de lîle. Les deux se superposent en créant une réalité nouvelle qui incite les habitants de lîle à se soulever, à semparer, malgré le sang qui coule, du domaine fortifié du gouverneur et à le chasser. Très souvent, dans les nouvelles de Tuglas de lépoque, nous retrouvons les mêmes antagonismes: le luxe, la splendeur et la puissance dun côté, les êtres pitoyables, accablés, de lautre. Bova, le jeune homme dans Les cavaliers du ciel (Taevased ratsanikud), que lon a tenu dans la servitude, dans la faim, dans lignorance animale (on ne lui a même pas appris à parler), tue son maître tyran et, avant de succomber, vit sa dernière nuit en offrant à tous et partout son amitié, ainsi que de largent quil na jamais possédé, même sil était le fruit de son propre travail. Le lieutenant Lorens, dans Lair est plein de passion (Õhk täis on kirge), traverse seul sur son cheval la forêt, en pleine nuit, pour rejoindre au bal dun manoir de la région la femme aux épaules dalbâtre; il arrive, égaré, à une hutte où vivent quatre hommes et une femme, des êtres brutaux aux visages de chiens, réduits à létat de sauvage par le travail et par la solitude. Lorsquil est assailli par eux, la nuit, ces êtres ont perdu toute leur humanité, ce ne sont que des têtes volantes pleines de haine et de mépris qui lattaquent en sifflant, en poussant des cris et en grinçant des dents.
Chez Tuglas, tantôt le fantastique fusionne avec la réalité, tantôt un sentiment détrangeté, dirréel, prédomine en dissolvant lunité de lêtre psychologique dans des dichotomies hallucinantes, elles aussi fantasmagoriques. La réalité nouvelle nest pas, chez Tuglas, le surréel dAndré Breton où les désirs refoulés souvrent en communion avec le monde extérieur; il ne sagit pas non plus ici de contourner par le fantastique linterdit, ni descamoter une transgression de la loi, comme Tzvetan Todorov définit la fonction du fantastique. Si Le mirage est situé dans un pays qui pourrait être la Grèce féodale, si Bova dans les Cavaliers du ciel déambule en Turquie, aux Balkans, au Proche-Orient, si Lair est plein de passion sappuie sur une légende japonaise, cest parce que le fantastique sert à Tuglas à créer une image condensée de la réalité sociale en proclamant lunité du monde. Toute contradiction est poussée hors des limites de lordinaire; cest en la gonflant démesurément que lon arrive à une représentation plus totale et plus vraie de la réalité. La totalité, le vrai, ne peuvent être atteints quen transcendant toute réalité immédiate. À lopposé de ce que Marcuse appelle unidimensionnel, Tuglas projette les finalités humaines, choyées jadis par la révolution, dans la narration; une dialectique du réel se développe à partir de limaginaire surajouté.
Dans une nouvelle dapparence aussi énigmatique que La journée dun androgyne (Androgüüni päev), nous voyons une princesse merveilleusement belle grandir en une journée dans le luxe surabondant dun palais impérial. À quinze ans, lorsquelle prend son bain, ses extrémités sont en train déclore; le miroitement de leau semble lui donner deux ou trois paires de seins. À vingt ans, elle se précipite au conseil de son gouvernement, et nous ny trouvons que des ministres malhonnêtes et ridicules, à moitié imbéciles. La beauté et la pureté de la princesse restent absolues, mais, le soir arrivé, elle est métamorphosée en un prince brutal qui, en sortant dune maison close, abat de son poignard deux hommes noirs. Ses mains dégoulinent de sang, son visage ne peut plus cacher, même dans le noir, combien il est nauséabond et terrifiant, combien il est répugnant : déjà une charogne à moitié putréfiée. Aux dimensions dune réalité mythique unique, cest le même androgyne aux faces multiples renaissant chaque jour, tantôt femme, tantôt homme, qui nous gouverne en nous écrasant malgré toute sa séduction. Et cela partout, à léchelle du monde entier, parce que le récit peut se développer aussi bien dans lItalie de la Renaissance quen Chine impériale que dans bien des pays modernes.
À partir de 1925, Tuglas cesse décrire des nouvelles pour se consacrer à la critique littéraire, à lhistoire culturelle estonienne, à la rédaction de livres de voyage et de ses mémoires ainsi que dun long récit sur son enfance, Le petit Illimar (Väike Illimar). Cest en 1941, au plus fort de la deuxième guerre mondiale, que Tuglas, en écrivant Ultime adieu (Viimne tervitus), retourne encore dans une dernière flambée à cette même problématique du déchirement et de lunité du monde où il était jadis engagé. La vision douloureuse dautrefois sy maintient, même si le besoin de porter les conflits à leur paroxysme cède la place à un ton de résignation. Mais même ici, dans une ultime transcendance de sa condition, le protagoniste quitte tout et mise tout pour retrouver les siens, un autre monde, une réalité qui puisse être la sienne.
1974
Préface à : TUGLAS, Friedebert : Ultime adieu, traduit de lestonien
par B. Jouffroy et J. Roque, Paris : Publications orientalistes de France, 1974.