XVI
Ne nous sommes-nous pas déjà rencontrés ? susurra finement le capitaine en gloussant de rire. Installé derrière la table, il examinait Taavi des pieds à la tête, mesurant le restant de force du prisonnier.
Linterprète était toujours le même sinistre manchot qui, en apercevant Taavi, se pourlécha les babines comme un chat devant une souris.
Taavi, en montant les escaliers, avait eu le sentiment dêtre physiquement épuisé. Devait-il maintenant continuer à dissimuler son passé, ou bien dévoiler le nom de ses compagnons darmes ? Pendant ces longs mois de cellule, il avait inventé toute une série de noms, en cas durgence, mais lair frais de cette soirée dété qui lui avait caressé le visage, en sortant de la cave, avait assoupi son cerveau. Son esprit navait plus été peuple que détoiles, darbres, de souffles de brise sur les blés ; quel enivrement fantastique ces effluves ! Quel infini de sensations avaient su créer, dans ce corridor et dans cette chambre, quelques bouffées dair extérieur ! Taavi se sentait trembler.
Il était là, immobile, devant le capitaine, mais ses yeux ne le voyaient pas ; ils fixaient intensément le papier noir de défense passive, tendu sur la fenêtre, et derrière lequel se trouvait le ciel. Oh, donner un seul coup dœil sur ce ciel dété ! Il nentendait même pas ce quon lui demandait, et linterprète dut lui donner plusieurs bourrades avant quil reprît conscience.
Veux-tu maintenant nous révéler les noms de tes compagnons ? demanda le capitaine.
Oui.
Tu en as mis du temps pour réfléchir !ricana linterprète.
Avidement le capitaine avait empoigné son porte-plume, mais Taavi saperçut soudain quaucun des noms imaginaires tant de fois répétés ne lui revenait en mémoire.
Allons, parle, fumier ! hurla le manchot. On ne va pas jouer longtemps à ce petit jeu ; finies les simagrées, sinon on te transforme en écumoire loi et toute ta tribu.
Taavi eut un sourire : toute sa tribu ! Le manchot devrait se lever de bonne heure pour rattraper sa femme et son fils en Suède ! Taavi, intensément, essaya dinventer de nouveaux noms. Il narrivait à imaginer que des noms dune banalité navrante ; sa tête était vide, les lettres refusaient de sassocier pour former un mot quelconque. Il articula le nom dun animal, celui dun arbre et peu à peu toute la forêt y passa. Le subterfuge était si gros que Taavi se demandait comment linterprète estonien navait pas encore émis le moindre doute sur lexactitude de ses dires.
Mais le plus important, pour le capitaine, cétait de connaître les adresses. Taavi demeurait perplexe : bien sûr il était facile den donner au hasard, mais en quelques heures tout léchafaudage de mensonges seffondrerait. Les enquêteurs revenant bredouilles, sans avoir trouvé trace dun seul des hommes de la liste, il naurait plus alors quà se préparer pour son dernier voyage.
Je ne sais pas où ils habitent actuellement ! biaisa Taavi. Il y a si longtemps que je me trouve ici ; dailleurs je ne les rencontrais pas souvent, juste par-ci, par-là !
Le capitaine et linterprète se concertèrent ; les déclarations du prisonnier semblaient les convaincre. Mais la liste des noms serait insuffisante, il fallait que Taavi fasse un nouvel effort, trouve quelques adresses, une seule même, au besoin. Brusquement il eut une idée, une inspiration venue de cette bouffée dair frais balayant la puanteur lourde des cachots.
Laissez-moi circuler librement dans Tallinn pendant quelques jours, et je trouverai les adresses. En prononçant cette phrase. Taavi se sentait les mains moites.
Les deux officiers éclatèrent dun rire moqueur : lastuce était par trop transparente ! Le capitaine caressait son pistolet comme pour chasser de telles idées de la tête du prisonnier.
Taavi remarqua le geste, mais son cerveau se remit à travailler, ranimé par cette odeur de liberté née de la nuit dété.
Si vous voulez dautres noms, eh bien... je possède la liste de tous les diplômés de lÉcole de guerre de Finlande. Ils sont inscrits sur lordre du jour de Mannerheim.
Au nom du maréchal Mannerheim, le capitaine sursauta et linterprète saisit le bras de Taavi, les yeux hors de la tête, les lèvres tremblotantes, sans pouvoir émettre un son.
Pourquoi nous le dire seulement maintenant ? parvint-il enfin à articuler.
Je ny pensais pas ! répondit Taavi.
Où se trouve le papier ?
Quelque part, caché dans un endroit sûr.
Où ? Allons, parle ! Où est-il caché, nous irons le chercher immédiatement !
Vous ne pourrez pas le trouver ! répondit calmement Taavi.
Allons, accouche! Où se trouve-t-il ? Le capitaine le dévorait presque des yeux.
Quelque part... À mon travail ; cest difficile à expliquer.
Le capitaine lui fit jurer quil disait la vérité. Visiblement les deux hommes surestimaient limportance du document, obnubilés comme ils létaient par le nom de Mannerheim. Taavi sétonnait surtout que le texte en question ne fût pas encore passé des poches de ses infortunés frères darmes dans celles de la NKVD. Plusieurs dentre eux devaient aussi se trouver en prison ; alors, pourquoi cette importance accordée à la décision nommant officiers finlandais tous les volontaires estoniens ayant terminé leurs éludes à École de guerre, tandis que le premier geôlier venu aurait dû la savoir par cœur ? Peut-être existait-il des rivalités entre les prisons et que ce document nétait pas encore arrivé ici.
Le capitaine fit rapidement appeler le commandant pour lui expliquer ce qui se passait. Les yeux chevalins du chef de la prison se mirent à rouler comme des houles de loto ; il ravala sa salive, regardant Taavi de la tète aux pieds, de près, de loin, de face, de profil, comme pour avoir un aperçu exact de cet homme au crâne rasé qui possédait lordre du jour de Mannerheim !
On suspendit linterrogatoire et Taavi fut reconduit dans son cachot. Que sétait-il passé ? En sortant de la pièce il avait entendu le capitaine et le commandant discuter dune façon plutôt orageuse ; on ne lavait plus roué de coups ! Taavi commença à espérer.
Il jeta un regard autour de lui ; comment avait-il pu vivre dans une atmosphère aussi étouffante ? Comment, jour après jour, semaine après semaine, avait-il pu tenir le coup durant une demi-année ? Comment pouvait-on dormir ainsi entassés, rongés de vermine, terrassés de faim, de frayeur ? Taavi sapprocha du vieux Tõnis.
Tu reviens intact ? sétonna le vieillard.
Oui, on dirait quil se prépare quelque chose dextravagant ! chuchota-t-il. En peu de mots il lui expliqua ce qui venait de se passer. Tõnis posa sa main tremblante sur le poignet de Taavi.
Cest le message du Tout-Puissant !
Je nose encore y croire ! Auront-ils la bêtise de me laisser sortir ?
Tu verras bien ! Cest possible après tout ! Une fois dehors... débrouille-toi. À ta place je foncerais, au moins la mort serait brutale et digne dun homme ! Mais jai confiance, tu réussiras ; et si tu peux traverser la mer, alors parle ! Crie la vérité au monde entier ! Dis-leur que dans notre pays, même les pierres hurlent de détresse !
Tõnis se laissa retomber sur le bat-flanc. Tous deux se turent, immobiles. Au loin, quelque part, on entendait des bruits de coups, des chutes sourdes. Le vieillard fouilla dans sa poche de son veston.
Prends ! dit-il, en tendant à Taavi deux minuscules pommes de terre. Mange-les vite, elles te redonneront peut- être de la forée. Mange ! Elles ont poussé dans notre terre, sur le sol de notre pays !
* * *
Le lendemain matin, la procession aux lavabos et la distribution de soupe se déroulèrent comme dhabitude, et Taavi commença à perdre espoir. Les illusions qui lavaient réveillé bien avant laube, ces chimères étaient aussi irréelles quun songe.
Mais, vers le milieu de la matinée, la porte souvrit et on lappela. Il sortit avec une lenteur affectée ; le capitaine lattendait dans le couloir, le poisson avait mordu ! Taavi, craignant que lon ne pût deviner dans ses yeux un éclair de triomphe, sefforçait de rester aussi indifférent que possible et traînait ses chaussures sans lacets sur les dalles humides.
On le conduisit près de lhomme qui, le premier soir, avait coupé les boutons de ses habits. On tendit à Taavi des bretelles, un rasoir, et le capitaine le regarda faire dun œil presque paternel ; pas commode de se raser sans savon, à leau froide et avec un rasoir mal affûté ! Mais enfin le résultat était passable.
Ils retournèrent auprès de lhomme au couteau qui, entre-temps, avait retrouvé limperméable et le chapeau de Taavi ; quand on lui tendit des lacets, le capitaine saperçut quil navait pas de chaussettes.
Où sont-elles ?
Dans les fentes de la chambre froide, parbleu ! Mais allez avouer ça !... Taavi désigna lhomme qui nia obstinément avoir jamais détourné la moindre paire de chaussettes, mais devant les beuglements du capitaine, le gardien, effrayé, alla chercher de quoi envelopper décemment les pieds de Taavi.
Le prisonnier shabilla lentement, méticuleusement ; la moindre hâte, le moindre signe de joie pouvait le trahir.
Il retrouva la pièce trop bien connue et linterminable interrogatoire recommença. Taavi sentait peser sur lui le regard inquisiteur de ces hommes ; la confrontation était dautant plus épuisante que, par la fenêtre, Taavi revoyait pour la première fois le ciel bleu de lété et entendait la rumeur de la ville. La lumière le grisait, laveuglait.
Est-ce bien vrai ? insista le capitaine.
Taavi se rendit compte quil était à un moment crucial de son existence ; il se balançait sur une corde raide ; cette lumière du jour, tant souhaitée, pouvait même le perdre ; elle éclairait trop son visage, un simple mouvement de sourcil risquait de lui être fatal ; la moindre erreur, et cétait la mort.
Nous verrons bien sur place si tu mens ou non !
Le capitaine le regardait droit dans les yeux et Taavi lut dans son regard quil le croyait sincère. Il retrouva soudain toute son assurance ; ce nétait pas la première fois quil menait les Russes par le bout du nez ! Mais il refréna bien vite cet élan de fierté pour garder un masque impassible, une indifférence lassée.
Oui ! On se mettait en route ! Le miracle se réalisait sans que Taavi ose y croire. Il enfonça son chapeau devenu trop grand sur son crâne sans cheveux, mit les mains dans les poches de limperméable auquel il ne parvenait pas encore à shabituer.
On lui fit descendre lescalier, lui interdisant de se retourner. Combien dhommes lescortaient ? Les deux officiers lencadraient ; sans doute devait-il y avoir une dizaine de gardiens comme au moment de son arrestation. La lourde porte noire de la bâtisse souvrit et Taavi Raudoja mit le pied hors de la prison.
Étourdi par le contact de la ville, il faillit trébucher sur le seuil. Il ne devait pas trop préjuger ses forces physiques ! Mais peut-être cette faiblesse même allait-elle contribuer à relâcher lattention de lescorte : un homme affaibli au point de sécrouler ne pouvait pas songer à se sauver ! Dès son premier pas dans la rue, Taavi sétait pourtant juré que jamais, vivant, il ne franchirait à nouveau la porte de cette prison.
Il regardait la ville et les passants comme sil découvrait un monde inconnu. Il savait maintenant le prix inestimable de la liberté ! Il lécoutait chanter à chaque pas quil faisait sur le trottoir, tandis que ceux qui le croisaient lui jetaient un regard apeuré et que leur allure saccélérait. Pourtant Taavi croyait entendre dans leur pas ce même chant de la liberté. Toutes les rues, la ville entière, le monde ensoleillé, résonnaient de cette musique. Taavi se trouvait à nouveau au seuil de la vie, et il la voyait comme seuls peuvent la voir ceux qui viennent de sentir sur leur visage le souffle de la mort.
Le petit groupe sengagea du côté des Halles. Il ny avait pas énormément de monde mais Taavi voulut se mêler à la foule. Sans dire un mot, le capitaine le retint par le bras. Quallait-il se passer avec ce prétendu papier ? Trop tard pour reculer !
Au bout de la rue de Tartu, ils tournèrent dans la rue de Masina où se trouvait lusine de Matières Synthétiques. Taavi navait plus le choix ! Il lui fallait exécuter son projet malgré le peu de chances de réussite. Tant pis ! Sa mort serait plus rapide ! Lancien bureau de Taavi, où il prétendait avoir caché le document, se trouvait au premier étage. II était midi et les locaux étaient vides ; dans le couloir, Taavi reconnut un visage familier quil narriva pas à identifier. Cétait un homme dâge moyen qui, de saisissement, laissa tomber sa cigarette en voyant le captif. Pas possible ! Karl Heidak était toujours vivant ?
Taavi sarrêta au milieu du bureau ; on avait changé de place sa table de travail mais les hommes ne lui laissèrent pas le temps de sattendrir sur le passé.
Où est le papier ?
Taavi prit un grattoir sur la table, en éprouva le tranchant, tandis que le capitaine surveillait attentivement chacun de ses gestes, lœil ravi. Par contre, le manchot gardait un regard méfiant ; les soldats se tenaient tout autour de la pièce.
Sans se retourner, Taavi sapprocha de la fenêtre et pointa son index vers le plafond.
Où ça ? demanda le capitaine.
Brandissant le grattoir, Taavi désigna de nouveau le plafond et, grimpant sur le rebord de la fenêtre, louvrit. Debout il se mit à attaquer avec le stylet une fente extérieure du mur.
Ses mains moites tremblaient légèrement. Les gardes avaient-ils braqué leurs armes sur lui ou les laissaient-ils dirigées vers le plancher ? Ce nétait pas le moment de jeter un coup dœil pour tenter de voir ce quils faisaient dans le bureau ; ce regard aurait tout compromis.
Brusquement Taavi Raudoja sauta. Il navait pas encore atteint le sol, sa silhouette venait à peine de disparaître de lencadrement de la fenêtre, que les coups de feu éclatèrent. Comment avait-il fait pour tomber du premier étage sans se casser une jambe ? Pas le moment de se le demander ! Il avait perdu son chapeau dans sa chute mais il ne prit pas non plus le temps de le ramasser.
Il se trouvait dans une cour entourée de murs sur trois côtés, mais au lieu de courir directement vers le côté dégagé, il se précipita, en longeant le mur, vers la petite porte qui donnait dans lusine. Il connaissait parfaitement lintérieur de létablissement ; une fois la porte franchie, il saurait par où se sauver ; la porte était fermée à clé ; quelle malchance ! Elle ne létait presque jamais ! Taavi sappuya contre le mur, un instant accablé, la vue brouillée.
Il jeta un regard vers la fenêtre, craignant que les Russes ne sautent à leur tour. En se penchant par louverture, ils auraient dailleurs pu latteindre avec leurs armes, mais tout était devenu brusquement silencieux. Cherchait-on à le rattraper en dévalant les escaliers ? Cétait probable.
Sans perdre une seconde, Taavi refit le chemin parcouru, passa sous la fenêtre et, rassemblant ses dernières forces, bondit jusquà la porte cochère menant à la fabrique. Arrivé lu, tout devenait simple et il prit le temps de souffler un peu, puis repartit. Il lui fallait se dépêcher et son cœur battait à se rompre. Aurait-il assez de force ? Heureusement il connaissait bien les deux. Il traversa en courant les salles des groupes électrogènes, enjamba les traverses de chemin de fer qui servaient de combustible pour les chaudières et, de là, escalada le mur. II navait plus quà franchir les voies de la ligne Tallinn-Narva et cétait la forêt près du lac dÜlemiste. En quelques minutes il avait retrouvé sa liberté.
Cest un homme à demi mort qui sécroula, le visage contre la mousse, mais il était libre ! Libre ! Et peu lui importait pour combien de temps.
* * *
Les ouvriers revenant du réfectoire nen crurent pas leurs yeux : ils virent un homme courir à travers toute la centrale électrique, mais ils ne dirent mot, car tous avaient reconnu le fuyard : leur ancien compagnon de travail.
La nouvelle de lévasion de Taavi se répandit dans lusine comme une traînée de poudre ; cétait la folle audace de cette fuite qui avait fait perdre la tète aux Russes. Ils couraient en tous sens, jusque dans la rue ; le manchot tirait des coups de feu dans les fenêtres comme sil voyait le visage du fugitif sy encadrer un peu partout ; la plupart des soldats limitaient, liais, peu à peu, le capitaine reprit ses esprits ; il installa un cordon de police autour de lusine et donna lordre de descendre lhomme à vue. Il appela du renfort, et tout un camion de tchékistes arriva, quelques minutes après son coup de téléphone.
Le capitaine se précipita sur le chien policier que lon avait également amené et le traîna, au bout dune chaîne, sous la fenêtre par laquelle Taavi avait sauté ; lanimal renifla longuement lodeur, sans doute forte, des pas du fuyard, mais quand le capitaine le libéra de sa chaîne, il se précipita dun bond vers la boîte à ordures et se mit à farfouiller dans les déchets. Ce chien navait aucune des qualités requises pour devenir un parfait petit stakhanoviste spécialisé dans la détection des « traîtres à la patrie » !
La vue du capitaine courant, revolver dune main et laisse de lautre, à travers lusine pour aboutir à la poubelle, déchaîna le fou rire parmi les ouvriers qui avaient risqué un œil à travers les fenêtres. Mais « le grand cirque », comme les ouvriers lappelèrent, ne faisait que commencer. Pendant des semaines, on les accabla dinterrogatoires ; les enquêtes succédèrent aux enquêtes. Les Russes étaient persuadés que le fugitif se cachait toujours dans lusine, et pas une minute ils ne relâchèrent leur surveillance. Les hommes des chaudières, qui avaient vu Taavi traverser en courant leur atelier, étaient les premiers à jurer navoir rien aperçu danormal. Le manchot menaça denfourner tout le monde dans lesdites chaudières, mais rien ny fit et le capitaine, dont la responsabilité se trouvait fortement engagée dans cette affaire, se voûtait sous le poids des événements tandis que son visage prenait de jolis tons cendrés.
Pour la prison de la rue de Nunn, ce furent les jours les plus honteux et les plus infamants de toute lhistoire de la NKVD. Les échos de cette fuite parvinrent-ils jusquaux cachots souterrains ? Nul ne pourrait laffirmer, mais ils auraient redonné au vieux Tõnis un peu de force pour mourir.
* * *
Taavi se releva. Il ne parvenait pas encore à croire quil était réellement libre ; mais déjà lair ne lenivrait plus autant que lors des premiers pas dans la rue ; il comprenait trop bien que tout danger nétait pas écarté et il ne sagenouillait pas dans la mousse pour remercier le ciel, mais par épuisement.
En se redressant, il ne percevait même plus le bruissement du vent dans les pins : non, cette poésie nétait pas pour lui ! Sil dressait loreille, cétait pour écouter les pas des éventuels poursuivants ; mais il nentendait rien, sauf le battement de son cœur. Il repartit en hâte, gagnant la petite gare de chemin de fer à voie étroite de Tallinn, et, de là, retourna dans la rue de Veerenni. Il fallait faire vite, changer de vêtements, trouver au moins un couvre-chef pour cacher sa nuque de prisonnier ; dans cet état, le premier Busse venu larrêterait.
Ses amis de la rue de Veerenni étaient absents ; Taavi restait dans lentrée, ne sachant que faire, se demandant sil nallait pas frapper à nimporte quelle porte pour demander une coiffure. À deux pas il y avait un poste de miliciens ! Taavi appuya sur la première sonnette venue.
Une femme assez âgée lui ouvrit ; elle le regarda avec effroi ; Taavi lui expliqua quil sétait échappé des mains des Russes et la supplia de lui donner une coiffure quelconque ; la femme tourna précipitamment les talons, comme si elle voulait fuir, et revint avec un béret quelle lui tendit dune main tremblante. Taavi la remercia, lui promettant de rapporter un jour ou lautre le béret, mais la femme se contenta de répondre : « Que Dieu vous protège ! »
En sortant, le premier réflexe de Taavi fut de se précipiter boulevard Parmi chez Arno et Liisa, mais il y renonça : ce serait une folie ! Arno était son ami, son compagnon de travail, et ce serait le premier endroit que suspecteraient les Busses. Selma habitait à deux pas, rue de Vaiké-Euroopa ; il fallait bien quil se réfugiât quelque part, son visage attirait par trop lattention et ses poursuivants le reconnaîtraient au signalement de ses vêtements. Il navait plus le temps de courir chez des amis habitants loin dici. Selma était-elle là ? Sûrement pas, cétait lheure du travail ; dailleurs navait-il pas commis une grave erreur en revenant à Tallinn ? Mais cétait trop tard pour senfuir vers le lac Ülemiste, dautant quil ne pouvait savoir dans quelle mesure les alentours de la ville nétaient pas surveillés, et épuisé comme il létait, il nirait pas bien loin.
À sa grande surprise, il trouva Selma sur le seuil de sa porte, en manteau dété. Il était temps ! Pourvu quelle ne sévanouisse pas de frayeur ou démotion en le voyant ! La jeune femme neut en effet que la force de murmurer son nom, en lentraînant à lintérieur après avoir refermé la porte à clef. Elle lui prit tendrement la main, délicatement, par peur, aurait-on dit, de la briser ; ses yeux agrandis de frayeur semplissaient de larmes.
Je suis vivant, jai réussi à menfuir.
Taavi ! Mon Dieu, Taavi !
Elle létreignait, le visage contre sa poitrine.
Ne tapproche pas trop, je suis couvert de vermine. Rejetant la tète en arrière, Selma éclata nerveusement de rire, comme un enfant qui se libère dun trop-plein de joie. Taavi tomba sur une chaise. Ainsi il vivait encore ! Il était libre ! Et Selma ? Elle navait donc pas réussi à quitter lEstonie le printemps dernier ?
II ne faut pas que je reste chez toi trop longtemps.
Non, tu ne le peux pas. Comment as-tu même osé venir!... Oh, Taavi, je suis entre leurs mains... Taavi sursauta.
Oui, depuis un mois. Ils minterrogent, me menacent ; tu sais combien je suis peu courageuse : Je ne lai encore dit à personne, même pas à Evald ; il ne comprend rien à ma conduite, mais je ne peux pas lépouser dans de telles circonstances ! Que ferait-on de lui ? Je ne veux pas lentraîner dans la mort, et en plus il a de faux papiers. Oh Taavi ! Nous sommes tous traqués comme des bêtes, je ne suis pas une exception.
Taavi se voûta un peu plus.
As-tu des cigarettes ?
Selma lui tendit un paquet ; elle-même alluma une cigarette quelle se mit à fumer nerveusement.
Le projet de traversée na pas abouti. Après tout, cest peut-être une chance, car la police finlandaise livre, paraît-il, aux Russes tous les réfugiés.
Cest impossible, voyons ! Les Finlandais ne peuvent agir ainsi, ce nest pas un peuple à le faire !
- On ne lui demande pas son avis, on le force !
Cest un bobard que les Russes propagent eux-mêmes pour faire passer le goût de la fuite. La Finlande est un État indépendant ; je nen crois rien, je la connais trop bien.
Quallons-nous devenir ? Mon Dieu, ce quils tont fait subir ! Est-ce quils tont torturé ? Cruellement ? On a du mal à te reconnaître ! Tu nas même plus figure humaine ! Non... ne me raconte rien, rien ! Ça vaut mieux. Je ne veux et ne peux rien savoir.
Il me faudrait dautres vêtements.
Bien sûr. Et cette nuit ? Où vas-tu te cacher cette nuit ? Attends, jai la clef dEvald, je trouverai bien un de ses costumes à te rapporter. As-tu aussi besoin de linge ? Oui, voyons, que je suis bête. Mange en attendant : sers-toi, tu connais la maison. Je vais penser à un refuge pour cette nuit. Je refermerai la porte à clef, si quelquun venait... À plusieurs reprises on a fouillé la maison en mon absence, ou du moins, jen ai limpression.
Elle sortit, une petite valise à la main. Lorsquelle revint, elle retrouva Taavi assis au même endroit, toujours en imperméable et en béret.
Vite, maintenant, change-toi ; je nai pas pu trouver de gabardine mais il fait chaud dehors.
Ce qui plaisait le plus à Taavi, cétait une vaste casquette qui dissimulait entièrement son crâne. Selma enleva son manteau et prépara quelque chose à manger.
Brûlons toutes ces hardes, sinon ta chambre va devenir un repaire de poux !
Selma découpa les vêtements en morceaux et les jeta dans la cuisinière ; elle avait repris le dessus, son bagout lui revenait. À quoi bon sinquiéter pour lavenir ! Elle devait maintenant soccuper de Taavi, lui trouver un abri et le moyen de quitter la ville le plus tôt possible pour quil se réfugiât dans la forêt. Il ny avait pas une minute à perdre ; cette nuit même la ville pouvait être passée au peigne fin ; Tallinn nétait pas tellement grand pour que lon ne pût en fermer rapidement toutes les issues.
Taavi la laissa soccuper de tout. À la tombée de la nuit, ils allèrent tous deux chez une femme que Selma connaissait et qui avait une sous-locataire. Cette dernière était une vieille fille, un peu communiste sur les bords, et bavarde comme une pie ; heureusement elle était absente ; les deux femmes combinèrent un projet qui stupéfia Taavi lui-même : la vieille fille avait oublié ses clefs ; la propriétaire annoncerait aux voisins quelle partait pour la nuit en banlieue.
Mais quest-ce quelle deviendra, la vieille fille ?
Elle a suffisamment damis chez qui passer la nuit.
Une fois seul dans lappartement, Taavi eut un sourire : que cétait rusé les femmes ! Ici, il serait en sûreté même en cas de contrôle nocturne. On nenfoncerait pas la porte dun appartement vide ! Il allait dormir dans le lit dune vieille fille ! Allons-y ! Le sommeil le prit avant même que sa tête ne fût tombée sur loreiller. Il dormit, sachant quil ne courait, cette nuit-là, aucun danger.
* * *
Lorsque la lumière du jour le réveilla, il lui fallut un long moment pour comprendre où il se trouvait. Il se leva rapidement, craignant quil ne fût déjà midi, mais il nétait que cinq heures du matin. Cest en se lavant quil prit conscience de ce quétait la liberté, et cela dans chaque muscle, à chaque geste. Mais, en même temps, une peur atroce le saisit : celle de la perdre à nouveau. Jamais il navait ressenti la peur sous cette forme, même pas lorsquil sétait enfui, lautomne dernier, devant le peloton dexécution. Il serait bon que chaque homme cultivât cette peur presque matérielle, tapie au fond de lui comme un ressort prêt à jaillir, dictant chaque pensée, donnant une signification nouvelle à chaque action, en dépit même de sa volonté. Lui, il savait ce quétait perdre sa liberté et lavoir retrouvée donnait un goût nouveau à sa vie.
Taavi caressa son menton rugueux ; dans tout lappartement il ne put trouver de quoi se raser, mais le poudrier, sur la coiffeuse, lui donna une autre idée. II sassit devant la glace et contempla son visage blême, ses yeux cernés. En plein été, personne dans la rue navait une telle figure ! Il commença à se maquiller lentement, soigneusement, comme un acteur qui se prépare à entrer en scène dans un nouveau rôle. Lui, il affrontait à nouveau la scène de la vie.
Il étendit sur son visage un léger fond de teint pour le bronzer, une touche de rouge sur les lèvres ; le plus difficile, cétait de faire disparaître les cernes, et le résultat final ne fut guère convaincant ; nimporte qui, en le regardant dun peu près, aurait éclaté de rire. Ce qui gâchait lensemble, cétait ce crâne rasé et balafré; évidemment la casquette arrangerait bien les choses.
Il dévora à belles dents quelques restes de viande froide quil découvrit dans le garde-manger, tapota le lit et fit disparaître du mieux quil pût toute trace de son passage.
À six heures et demie, il frappa à la porte dEvald qui sortait de son lit.
Sacré termite ! sexclama Evald avec de grands cris de joie ; mais vite il baissa le ton, et entraîna Taavi à lintérieur ; il verrouilla la porte tout en poursuivant à mi-voix : Selma ma mis au courant ; avec tes trucs, tu empêches les honnêtes travailleurs de dormir. Sacré fasciste ! Même les cachots de la NKVD ne peuvent plus te garder. Et quelle allure svelte, quelle ligne ! Allez, accouche maintenant, au lieu de faire des yeux de merlan frit ; on nest pas tous les jours à pareille fête, quoi ! Attends un peu que jadmire ta trombine ! Et quelle chouette casquette !
Tandis quEvald shabillait, Taavi lui résuma son histoire. Son maquillage faisait glousser de joie le jeune homme. Une trouvaille en or ! Il ny avait plus quune solution : quitter la ville au crépuscule. À la petite gare de Lilleküla, banlieue de Tallinn, prendre le train pour le bourg de Nõmme et, en changeant à Pääsküla, se diriger vers Saku.
Mon oncle a une ferme à Saku, je texpliquerai le chemin. Aujourdhui je ne vais pas aller travailler, il y a pas mal de détails à mettre au point et ce nest pas le moment de faire une gaffe. Attends, avant, on va se faire de la soupe ; une recette de Selma ! Tu verras, on sen léchera les doigts !
Taavi devait faire très attention à ne pas trop manger, ça pouvait être dangereux.
Je dévorerais un bœuf !
Oui, méfie-toi ! Si tu tombais malade, on serait jolis ! Mais ne crains rien, ici tu ce trouveras pas un bœuf entier ; cest de plus en plus dur à Tallinn de se procurer à manger ; je vais en fraude chez loncle pour avoir un peu de supplément. II ny a que les gars du parti qui aient le droit de sengraisser, les autres nont quà se serrer la ceinture pour éviter que leur âme ne mette les bouts !
Comme ils se régaleraient dans le cachot ! Taavi revoyait les traits creusés et les regards éteints de ses compagnons dinfortune. Le vieux Tõnis avait encore maigri, ses os ressortaient sous la peau. Cétait hier seulement quil acceptait, de la main desséchée du vieux, deux minuscules pommes de terre froides.
Oh ! Viens voir ! cria tout à coup Evald en lentraînant vers la fenêtre. Taavi regarda dehors : le trottoir était blanc de soleil ; de lautre côté de la rue commençaient les ruines envahies dorties et de fleurs mauves. Un homme maigre faisait les cent pas sur le trottoir ; un comparse descendait lallée de Touha en direction de la rue Hämarik. Curieux tableau que celui de ces flâneurs endimanchés parmi les ruines !
Alors ?
Des mouchards.
Ils en apercevaient maintenant dautres, venant de partout. Aucun doute, ils sintéressaient à la maison dEvald. Taavi sentit son estomac se nouer. Coincé à nouveau, pris au piège, le filet encerclant tout le quartier. Non ! Jamais ! Taavi venait à peine de découvrir la valeur de la liberté et on voulait la lui reprendre !
Fébrilement, sans dire un mot, les deux hommes échafaudaient mille projets.
As-tu une arme ?
Tes cinglé ! Jai tout camouflé dans les ruines ; en ce moment ils marchent dessus.
Si jen avais une, je passerais à travers les mailles.
On te descendrait en moins de deux ; tu nas même pas la force de courir !
Oui bien sûr ; mais ils vont tembarquer en même temps que moi !
Et alors, daprès Monsieur, je ne suis pas digne dêtre mis en taule ! Bien sûr, ils me mettront le grappin dessus, mais jen bousillerai au moins un à coups de lardoire pour quil me suive au ciel !
Pendant des heures ils guettèrent les allées et venues des mouchards à travers les ruines. Quavaient-ils derrière la tète ? Pourquoi nattaquaient-ils pas ? Étaient-ils sûrs de saisir leur proie au point de passer une journée à lui user les nerfs ? Mais oui parbleu ! Comment Taavi ne lavait-il pas deviné plus tôt ? Son ancien appartement, actuellement occupé par Arno et Liisa, se trouvait juste à lentrée du quartier, boulevard Parmi. La palissade qui entourait les ruines était démolie à un endroit et les habitants du coin empruntaient un raccourci pour rejoindre directement le boulevard, passant ainsi devant son ancien domicile. Sans doute la NKVD pensait-elle que le fugitif passerait là, pour aller chez lui changer de vêtements ; voilà qui expliquait la surveillance de tout le quartier.
Je vais tirer les choses au clair, décida Evald.
Il mit un chapeau dété et sortit ; de la fenêtre, Taavi le vit tourner vers la rue de Vaiké-Euroopa ; les policiers ne semblèrent pas lui prêter une attention particulière. Il revint au bout dune heure et demie, le visage grave mais les yeux rieurs.
Ils ont organisé une battue monstre dans toute la ville ! Je suis allé jusquà la colline de Tõnis en revenant par le boulevard Pärnu. Ça ne fait plus de doute ; jai croisé des dizaines de policiers, les mains dans les poches, sans doute le doigt sur la détente du revolver. Devant la fabrique Luther, stationne une limousine, tous stores baissés ; les gars de la NKVD arpentent le trottoir, mitraillette sur le ventre, lair satisfait comme sils te tenaient déjà.
Cest à voir !
Sils narrivaient pas à le capturer, ce seraient Arno et Liisa qui monteraient dans la limousine noire. Pauvre Arno ! Quallait-il endurer par la faute de Taavi ! Sans doute lusine et lappartement où on lavait arrêté la première fois se trouvaient-ils également encerclés.
On tente le coup maintenant ou à la tombée de la nuit ? demanda Evald.
Il vaut mieux maintenant ; de nuit ils maborderaient tout de suite ; et puis lattente me porte par trop sur les nerfs !...
Je crains aussi que Selma, à la sortie de son travail de nuit, ne vienne directement ici.
Elle ma laissé sa clef au cas où...
Écoute, il vaut mieux liquider la question avant son retour. Si on nous arrêtait, je ne voudrais pas quelle... tu comprends ?
Taavi comprenait parfaitement quEvald voulait préserver Selma de tout risque. Sil avait su quelle était depuis bien longtemps déjà en plein danger ! Combien dheures passait-elle dans les chambres insonorisées de la NKVD, sous le feu roulant des questions ? Pourquoi navait-elle pas encore rompu toutes relations avec Evald ? Était-ce un désir inconscient de vivre qui lattirait vers cet homme, en dépit des menaces de mort qui pesaient sur elle ? Quelle exigeante soif de vivre devait être la sienne pour quelle continuât à le voir, bien quétant consciente de faire peser ces mêmes menaces sur lhomme quelle aimait !
Je crois quil faut partir tout de suite ! déclara Taavi.
Alors tu prendras mes papiers.
Daccord. Écoute, jai encore quelque chose à te dire ; ça restera entre nous mais il vaut mieux que tu le saches. Essayez, avec Selma, de changer de domicile ; installez-vous dans une autre ville ; pourquoi nêtes-vous pas partis au printemps en Finlande ?
 Pourquoi ? Mais ce nétait pas si commode ; je ne connais personne qui ait pu le faire, et jai entendu dire que là-bas on vous livre à Moscou. Quitter Tallinn ! Cest facile à dire ! Malheureusement louvrier soviétique ne peut aller où bon lui semble. Il doit demeurer enchaîné là où il travaille, comme un esclave, attendant son sort !...
Tu dois faire quelque chose pour Selma avant quil ne soit trop tard.
Evald tressaillit, son visage pâlit.
Sais-tu quelque chose ? Jai moi-même remarqué que...
Je ne sais rien de plus... mais hier elle ma fait quelques confidences...
Les épaules dEvald saffaissèrent ; il demeura muet, le regard au sol, indifférent à tout ce qui se pouvait se passer dans la rue. À quoi bon !
Par contre Taavi ne cessait de penser à son projet de fuite. Les mouchards, dehors, lui étaient totalement inconnus ; la réciproque était donc possible. Ils avaient sans doute son signalement, mais il avait maintenant changé de vêtements ; la casquette, enfoncée jusquaux yeux, ne faisait pas trop ressortir la maigreur du visage légèrement hâlé. La glace ne lui renvoyait plus limage dun bagnard.
Je te rendrai ton passeport par Selma.
À ce nom, Evald voulut dire quelque chose, mais se tut.
Arrivé dans la rue, Taavi reclaqua bruyamment la porte dentrée. Son cœur battait à rompre ; lentreprise se révélait plus difficile quil ne lavait imaginé. Il narrivait même pas à se dominer ! Apercevant deux policiers au coin de la rue, il sentit le long de ses jambes monter une insupportable envie de courir, liais courir où ? Quelle folie ! Son front ruisselait, tellement il faisait effort pour vaincre ce besoin ; il redoutait maintenant moins ceux qui le traquaient que cette indicible puissance qui lentraînait à bondir. En proie à ce combat intérieur, il dépassa lentement les deux hommes, mais aussitôt après ses muscles se tendirent à nouveau : sil ne senfuyait pas immédiatement, les balles lui cloueraient le visage sur lasphalte brûlant ! Allons, du calme, du calme ! Essuie-toi le front et marche lentement, un pas après lautre. Mais, si maintenant tu ne bondis pas dans les ruines, des mains vont sabattre sur tes épaules ! Les mains ensanglantées du bourreau vont tempoigner la tête, te traîner à nouveau dans cette cellule étouffante, dans cette chambre froide où tu nauras plus quà mourir !
Cest devant la maison de Selma quune brusque pensée de triomphe lillumina : il leur avait encore échappé ! Et dune façon si simple, presque incroyable ! Il était passé au milieu deux en se promenant, comme un simple passant, et il ne lui était rien arrivé ! Il se mettait maintenant à trembler de peur rétrospective. Selma venait juste de rentrer.
Mais tu te crois au carnaval ! Quelle tète !
Rapporte maintenant les papiers à Evald, sinon il pourrait avoir des ennuis...
Dès le départ de Selma, Taavi se rua sur le garde-manger quil dévalisa ; il se moquait de lui-même : comme un homme se rassurait vite ! À peine la sueur deffroi épongée, il dévorait à pleines dents, tel un fauve !
Trois quarts dheure plus tard, Selma revenait avec Evald.
Cette fois-ci, on nous a accostés ; un peu plus on nous arrêtait ! On marchait bras dessus, bras dessous, quand soudain : Davai propusk ! Vos papiers ! Et les noms soigneusement enregistrés.
Selma semblait abattue, le regard triste.
Oh ! laisse ça !... Le principal cest que Taavi ait pu séchapper,
Oui ! Mais moi aussi je suis nerveux !.., Ils ont donc inscrit nos noms en majuscules ; ils nous ont bel et bien mariés, avec la bénédiction de la NKVD.
Selma poussa un cri :
Evald !
Le jeune homme se tut en marmonnant quelques excuses ; il était vraiment à bout de nerfs. Taavi regrettait bien de lui avoir laissé deviner la vérité. Bénédiction de la NKVD ! Malédiction, oui, quEvald sétait lui-même jetée à la face ; et lui, Taavi, involontairement, avait tiré les ficelles comme un metteur en scène démoniaque !
La sortie des usines ! Cest le moment de sauter dans le train ! conseilla Evald.
Ils devaient faire vite ; demain, dans quelques heures même, de nouvelles embûches pouvaient entraver leurs pas, les faire retomber dans la nasse ! Evald était allé prendre le vent à la gare de Lilleküla ; tout semblait normal ; il ny avait guère plus de Russes ou de gars suspects que dhabitude. Les trains électriques en direction de Pääsküla étaient bondés douvriers.
Au moment du départ, sans dire un mot, Selma se jeta contre Taavi quelle étreignit ; elle lui glissa dans la poche un paquet de sandwiches et la plupart de ses roubles ; elle ne pleurait pas. Taavi et Evald partirent ensemble à la gare ; ce dernier lui prit un billet ; ils attendirent au coin de la gare larrivée du train.
Merci ! Taavi lui serra longuement la main. Evald ne répondit rien ; lorsque Taavi sauta sur le marchepied du train qui déjà sébranlait, Evald suivit du regard cet homme qui lavait recueilli la nuit de Noël. Que la chance laccompagne ! Il avait le cœur lourd ; il aurait aimé lui aussi senvoler, comme un oiseau fuyant lorage pour se mettre à labri des arbres de la forêt. Mais cet envol lui était interdit. Le lendemain soir, tous les trains étaient bloqués en gare pour des contrôles didentité sans précédents. Mais cétait un jour trop tard !