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En fait, Taavi Raudoja navait plus de problème à résoudre ; sa décision était prise : il devait sacrifier son fils, cétait le seul choix possible. Mais il avait besoin de solitude pour dire adieu à celui quil ne reverrait jamais plus. Il saperçut quil était ivre et le dégoût lenvahit : il lui semblait frapper de sa propre main son fils condamné à mort. Cet arrière-goût dalcool dans la bouche le dégradait, lavilissait.
Les images de la vie de Lemb revenaient en foule à son esprit : sa naissance ; avec quel orgueil il lavait vu naître ! Quel bonheur pour Ilmé et pour les grands-parents ! Peu à peu lenfant avait eu conscience de ce monde qui lentourait ; ses doigts malhabiles se tendaient vers les objets. Son premier sourire, ses premiers pas, les premiers mots prononcés qui avaient surpris et ravi lenfant tout le premier ; ses cris et ses rires étaient devenus de plus en plus joyeux. Le plancher résonnait de ses courses folles. Dans la cour, ses boucles blondes cueillaient le soleil pour loffrir à la ronde. Cétait par milliers quaffluaient les souvenirs, par milliers de liens quil se sentait attaché à lui. Oui, ce jour-là, une nouvelle clarté venait éclairer ces images estompées, cette part de sa propre vie dont le sens et la valeur ne pouvaient sexprimer.
Ils avaient frappé Lemb à coups de crosse ; son enfant ! Son précieux trésor !
Perdu dans sa colère impuissante, Taavi atteignit les abords du marais ; là il rencontra Peeter de Valba. Il aperçut dabord le cheval du vieillard qui secouait vers lui sa tête attachée. Taavi regarda longuement lanimal.
Cest Miira qui te dit bonjour ! Il te reconnaît sûrement ! Le bon vieux sapprocha de lui en souriant. Malgré le froid, il était en gilet, manches retroussées, une minuscule casquette noire perchée sur sa nuque.
Les animaux, ça tient compagnie ! Jai passé la nuit près de lui à surveiller ma vache. Il est intelligent, tu sais ! Jamais il ne sallonge avant que je ne sois moi-même étendu sous un buisson ; alors il sapproche et se couche près de moi. H faut croire que les animaux ont, eux aussi, besoin de la compagnie des hommes ! Lorsque je suis allé voir ma vache sous les couverts, Miira sest levé en même temps que moi et ma suivi. Ce matin, il y avait un petit veau blanc et noir ! Viens voir comme il est beau !
Un veau cest un veau ! Mais Taavi accompagna pourtant le vieux dans la sapinière touffue.
En temps ordinaire, ils restent la nuit tous deux ensemble, et quand je reviens de lîle, ils mattendent en lisière, comme deux enfants ! Voilà toute ma famille !
Au milieu des sapins, sous des chênes séculaires, était abritée la charrette bâchée du fermier. Tout près, un feu flambait devant une hutte de branchages. Un petit cruchon métallique pendait à un trépied rustique. Peeter conduisit Taavi directement près de la cabane, où ruminait la vache sur une litière dherbes sèches. Dans un coin bien abrité de la sapinière était délimité un minuscule enclos pour le sapinière veau.
Regarde ! Ce sera un fameux taureau !
Comment fera-t-il pour passer lhiver ?
Le front de Peeter se rembrunit ; il sortit lentement de la cabane.
Le veau, à la rigueur, il sera bientôt bon à tuer ! Mais la vache ? Ça me crèvera le cœur ! Tu comprends, ma femme lavait élevée avec tant de soins ! Cest pourquoi dailleurs je lai emmenée ici, en laissant le reste du troupeau à la ferme. Sans doute les voisins auront-ils eu pitié deux : mais cette vache, tout comme mon vieux compagnon de cheval, je ne pouvais pas les abandonner !
Oui. Taavi se souvenait de toute cette histoire.
Quest-ce que tu fais cuire là-bas ? Ça sent le goudron. Cest un baume pour la main de ta femme. Elle nest pas très belle, cette main ! Tout envenimée ! Va falloir chercher un peu de miel au village ; je le ferai mijoter avec de la résine, des racines, des plantes, des tas dautres choses. Il faut veiller à ce que la chaleur soit toujours bien la même ! Mais ça fera sortir lempoisonnement et ta
femme guérira vite.
Il regardait Taavi avec des yeux dévoués et Taavi se sentait envahi dune grande tendresse pour ce brave homme ; des hommes comme lui incarnaient toute la résistance dun peuple, lunion entre les générations. Il y avait en eux autant de force que dans lâme de la jeunesse plus idéaliste ; ils restaient inchangés sur les routes difficiles, semblant ignorer lécrasement du temps. Ils partageaient avec leurs fils un coin de tranchée, et lorsquils quittaient leurs fermes, comme Peeter, pour se cacher dans la forêt, ils condamnaient leurs portes et leurs fenêtres avec des planches en croix portant écrit : « Quiconque sinstallera ici, mourra ! »
Lorsque le vieux eut trait sa vache, il fit chauffer le lait écumeux qui se caillait, la vache venant de vêler.
On va se lécher les doigts ! Ils mangèrent tous deux à même la marmite, se passant à tour de rôle lunique cuillère.
Pour ça aussi faut bien surveiller la flamme ! Si on lu cuit trop, ça na plus aucun goût ! Cest la vieille qui savait bien le faire !... Chaque fois que Peeter parlait de sa femme, il levait les yeux jusquà son compagnon en se frottant le nez pour dissimuler son émotion. Après bien des hésitations il continua : Ton fils... on dit... quil est en prison ?
Oui ! Depuis lautomne dernier.
Le vieux najouta pas un mot. Sûrement la situation de Taavi était encore plus pénible que la sienne lorsquil clouait ses fenêtres et partait sur sa charrette, la vache au bout dune corde. Lui aussi avait perdu sa femme, son fils, et aucune parole de consolation ne pouvait le soulager !
Pourtant, ils éprouvaient tous deux un certain réconfort à rester là, lun près de lautre, car chacun savait effleurer les blessures sans les faire saigner à nouveau.
* * *
Toute la journée Taavi resta seul dans les forêts ; il marchait, sasseyait sur un talus pour fumer sa pipe ou regarder les arbres nus, les sapins toujours verts et, sur sa tête, le ciel pâle et froid qui ne pouvait réchauffer son cœur. Il avait oublié lîle de Ciel et ses casemates humides. La nuit venue, au lieu de rejoindre les autres, il grimpa dans la grange de Päraluha, se creusant un trou profond dans le foin. Le froid le réveilla, surtout vers le matin ; à laube, la terre était gelée, les flaques recouvertes de glace ; vers midi, il se mit à neiger.
Les mains dans les poches, la tête enfoncée dans les épaules, il regardait tomber la neige qui léveillait enfin de sa torpeur. Il irait se recueillir un instant sur la tombe de sa fille, ferait un brin de conversation avec Ignas ; il faudrait lui expliquer la situation ! Il était temps de partir sil voulait arriver à Metsaoti avant la tombée du jour !
Lorsquil arriva dans le clos de Hiié, au bord de la rivière, il faisait nuit noire. Leau sombre glissait entre les berges enneigées ; les sapins et les aulnes poudreux se dressaient devant lui comme des mains blanches dans la nuit. Les flocons tombaient toujours, tranquilles et silencieux. En levant la tête, il lui semblait que son front touchât le ciel mort et glacé.
Taavi découvrit près du bouleau familier une petite croix rustique. Il en essuya la neige sur lun des côtés mais laissa lautre intact : la neige ne faisait que lembellir. Il croisa un instant ses mains, puis sen fut vers la maison.
Près du sauna, il vit Pontus courir à sa rencontre ; ses aboiements sonores devenaient des gémissements de joie ; le chien lavait reconnu.
Aux clameurs de lanimai, Ignas sétait avancé jusquau portail :
Cest toi, Taavi ? Ils entrèrent dans la cour.
Comment va notre mère ?
Pas très bien ! Tout le côté droit est paralysé, mais elle recommence à parler ; on arrive même à la comprendre. Il vaut mieux que tu nailles pas la voir, les événements sont encore si récents ! Je prends juste mon veston ; toi, va dans la grange, tu y seras dailleurs plus en sûreté. Il y fait bon ! Le poêle est allumé pour sécher le blé ! As-tu faim ? Veux-tu manger quelque chose ?
Oui, je veux bien ! Voilà deux jours que je nai presque rien pris !
Pourquoi te laisses-tu mourir de faim ? Allons, va là-bas, je tapporte de quoi manger.
Dans la grange, Taavi aperçut une forme sombre qui se dressait effarouchée à son approche : le vieil Aadu de Mustkivi qui le regardait bouche bée, en grognant. Taavi eut un geste pour lapaiser, mais le vieux recula de plus en plus et se blottit derrière les gerbes de blé. Taavi sinstalla confortablement auprès du grand poêle. Ignas arriva, tenant dune main un panier de pain et de viande, de lautre un pichet de lait. Taavi se mit à dévorer tandis que le vieux de Hiié, assis sur une gerbe, bourrait sa pipe.
Hilda est venue la nuit dernière ; sur lîle, ils sinquiètent tous après toi ! Les hommes ne sont guère rassurés, ils craignent que tu ne te livres aux Russes ! Je ne sais pas ce que tu en penses toi-même, mais, à mon avis, je trouve que ça ne servirait à rien !
Bien sûr, ce serait inutile ! Mais peut-être que ça me soulagerait le cœur !
Il faut être un monstre pour penser autrement ! Mais ils vont exiger de toi que tu leur livres tous les autres et, raisonnablement, tu dois reconnaître quon na pas le droit de préférer le salut dun seul à celui de tous !
Taavi ne pouvait rien répondre. Trop de pensées sentrecroisaient dans son esprit ; les mots lui semblaient vides de sens, inutiles.
Hilda passe la plupart des nuits sans dormir. Elle est repartie ce matin même ; tu las peut-être rencontrée ? continua Ignas.
Non ! Comment veux-tu ?
Bien sûr !... En fait, cest à cause de toi quelle repartait, pour te prévenir, car... ta mère est venue ici.
Taavi tressaillit.
Elle était encore bien faible !... Rien détonnant, à vivre sans feu dans le sauna. Le Comité a confisqué sa vache, les Russes ont égorgé son cochon de lait, il ne lui reste même pas une poule ! Elle a juste réussi à arracher ses quelques plants de patates.
Elle est venue ?... Comment a-t-elle pu ?
Elle navait plus de pain, et on lui avait dit que tu rôdais dans les parages... et bien dautres racontars encore ! Jai dû la calmer du mieux que jai pu mais... Ce nest plus une enfant ! Elle voulait à tout prix partir à ta recherche dans les forêts ; elle pleurait ; tu comprends, vivre des mois et des mois entourée de soldats !...
Et maintenant ? Comment a-t-elle fait pour venir ici, pour échapper à leur surveillance ?
Les soldats ont déguerpi ce matin !
Taavi bondit sur ses pieds ! Pourquoi ne lui avoir pas dit ça plus tôt ! Il ny avait donc plus dobstacle pour le séparer de sa mère !
En retrouvant son fils, la bonne vieille de Sooserva domina son émotion. Elle lattendait, assise auprès du poêle, cassant des branches quelle jetait dans le feu. Sans dire un mot, elle lattira dans la pièce et alluma une petite lanterne, après lavoir méticuleusement secouée pour sassurer quil y avait encore du pétrole. Les paupières de la vieille femme étaient gonflées de larmes.
Taavi resta également muet en découvrant la minuscule pièce carrée : le poêle surmonté de grosses pierres, les planchers où lon se fustigeait avec des branches de bouleau, maintenant occupés par le lit de sa mère ; une petite table, deux bancs, cétait tout ! Sous les gradins sempilaient ballots et ustensiles ; les vêtements pendaient au mur. Le sol était jonché de branches de sapin fraîchement coupées. Leur parfum, mêlé à celui du feu pétillant, recréait latmosphère dune nuit de Noël, leur coloris, celle dun jour denterrement.
Alors, cest ainsi que tu vis ? soupira Taavi en secouant la neige de ses vêtements.
Oui, cest ainsi ! Parfois ça mest bien difficile ! Non pas à cause de ce qui mentoure ; Dieu merci, jai un toit sur ma tête ! Élevant sa lanterne, elle éclaira longuement le visage de Taavi, caressant du bout des doigts son visage mal rasé, tailladé de cicatrices. Tu es bien fatigué ! Mais maintenant que je tai vu, tu dois repartir ! Elle prit sur la table un paquet enveloppé dun fichu. Je tai préparé là un peu de nourriture, un pull en laine, du linge...
Oh pourquoi, maman ! Sa mère était allée jusquà Hiié chercher du pain et maintenant elle voulait le lui donner ! Elle était prête à tout donner ! Jusquà sa dernière bouchée ! Non. merci ! En ce moment on ne manque pas de nourriture, nous arrivons à vivre presque normalement !
Oui ? Tu as une belle mine de déterré ! Ta mère arrive encore à te reconnaître, mais les gens du village... Allons ! Je vais taccompagner. Dans la forêt on est plus tranquilles pour bavarder et sil arrivait quoi que ce soit, tu pourrais te sauver !
En tabandonnant là ? Sa mère lui prit le poignet.
Tu sais, mon fils, ne fais pas un geste pour moi ! Ma vie est vécue et jai Andrès, ton père ! Avec son souvenir je ne suis pas seule ; le retrouver un jour plus tôt un jour plus tard, quelle importance ! Je tai revu après un an dabsence, comme chaque fois !... Maintenant je nai plus rien à espérer de la vie !
Elle senveloppa dans un grand châle et éteignit la lampe. Que sa mère avait vieilli en un an ! Comme elle sétait amaigrie ! Sou visage était sillonné de rides profondes, ses cheveux encore plus blancs quavant. Il y avait en elle quelque chose de fragile et daérien ; tous ses gestes baignaient de tendresse.
Linda écarta les charbons ardents et renfonça dans le poêle les branches enflammées, lis sortirent. La neige continuait à tomber paisiblement mais en flocons moins denses. Taavi sarrêta pour regarder leur maison de Sooserva.
Jy suis allée aujourdhui ! Il aurait mieux valu ne pas le faire !
Elle est ravagée à ce point ?
Oui ! Cest pénible à voir : les chambres défoncées semblent pleurer. Il est préférable quAndrès ne puisse voir une chose pareille, ni toi non plus !
On la nettoiera, on y remettra de lordre quand je reviendrai !...
Non, Taavi ! Ne reviens jamais plus ! Il tarriverait malheur ! Quand les temps seront changés, peut-être, mais pas avant ! Il faut méviter désormais ; tout le monde a peur de moi, même Ignas, sans compter les autres... Pense donc : la mère dun bandit !... Il faut me fuir comme la peste !
Sa voix était douce et triste.
Et cest de ma faute « La mère dun bandit ! »
Ça ne fait rien, fiston ! Ce ne sera plus pour bien longtemps. Mes yeux ne le verront pas, mais mon cœur aperçoit clairement que tout ce qui nous entoure disparaîtra ! Le Malin nous gouverne, mais il devine sa perte !
Ils traversaient les forêts neigeuses vers les collines de Koolu. Linda respirait avec peine ; ce nétait pas la marche qui la fatiguait, cétait lâge qui lavait voûtée, qui ralentissait ses pas.
Jai le cœur si lourd aujourdhui l Depuis bien longtemps il ne mavait tant pesé ! Après avoir parlé avec Ignas, il ma semblé que mon âme débordait ! Cest trop pour une seule fois !...
Pauvre mère !...
Ne te tracasse pas, Taavi ! Pour que les choses soient allées si loin, cest quil doit exister une solution quelque part, toute proche de nous ; mais nous ne savons pas la trouver. Je me suis recueillie sur sa tombe... On lavait nommée Hilja... ma petite-fille ! Elle est née et sest éteinte sans que nul ait pu entendre son rire joyeux. Pourquoi ? Quel message Dieu voulait-il ainsi nous donner ? Peut-être les temps futurs seront-ils plus cruels encore : et était-ce par bonté que Dieu la rappelée auprès de lui ? Au printemps je prendrai soin de sa tombe, sil me reste encore des jours à vivre !...
Jy suis allé aussi...
Cest une lourde épreuve ! Bien lourde ! Jai dabord pensé que tu devrais y aller mais... ils veulent les autres...
Oui, ils veulent tous mes amis !
Tu es dans leurs mains et Lemb est ton propre fils !
Comment Dieu peut-il infliger à lhomme un si cruel sacrifice ? Comment peut-il oublier que sa créature nest quune faible créature ?
Taavi sentait la honte et le désespoir lécraser à genoux contre terre.
Tout doit avoir un sens, une raison dêtre, une signification plus élevée ! essaya-t-il de murmurer ; mais une autre phrase lui rongeait lesprit : tu cherches à te justifier !...
Oui, opina Linda, il doit y avoir une raison ! Dieu a sacrifié son fils et exige de lhomme le même don...
Ils restèrent là, dans lobscurité des sapins qui avaient découpé leur cercle de terre noire au milieu de la neige.
Moi, je ne peux pas te retenir, mon fils ! Tu sais mieux que personne ! Si tu estimes que... cest ton devoir ! Mais tu nas pas le droit dentraîner les autres dans la mort.
Ils retournèrent vers Sooserva ; Linda arrêta son fils devant lenclos et ils se dirent adieu :
Soutiens Ilmé ! Je sais comment Andrès savait me soutenir et me soutient encore. La femme en a besoin et Ilmé ce quelle a souffert dépasse limagination et les forces humaines. Taavi, reste près delle ! Elle a été pour toi une bonne épouse !
Oui ! Elle a été très bonne !
Va maintenant, Taavi ! Et que Dieu te protège ! Taavi la regarda disparaître sur la clarté de la neige. Elle sétait déjà enfoncée entre les arbres sombres quil entendait encore ses pas indécis crisser sur la neige moelleuse. Ce bruit le rendait faible comme un enfant ; pour la première fois, il percevait toute la chaleur qui rayonnait de lamour de sa mère. Il ne pouvait se rappeler chacune des phrases quelle avait dites, mais leur grandeur le transfigurait.
* * *
Le lendemain matin, lorsque Taavi regagna lîle, Tom, qui montait la garde dans un treillis de camouflage blanc, se précipita à sa rencontre avec une joie visible. Ils craignaient donc de le voir se livrer aux Russes.
Taavi était fatigué de ses nuits sans sommeil ; léclat de la neige sous le soleil matinal lui brûlait les yeux. Quelle était étrange cette neige éphémère ! Elle savait revivifier le voyageur écrasé de fatigue, le transporter au-delà de cette vie quotidienne et mesquine.
Il descendit les marches du « Trou de serpents » doù émanait une forte odeur de vodka. En ouvrant la porte, il vit, à la lueur de la lampe pigeon, les hommes à demi nus.
Quest-ce qui vous prend ? sexclama-t-il en réponse à leurs cris de bienvenue.
On se décrasse ! répondit Osvald en trempant un bout de chiffon dans un vaste récipient installé au beau milieu du plancher. Je tavais bien dit que le meilleur moyen de se laver cétait leau alcoolisée !
Et leau qui sert à nous laver, on me la promise... après ! gloussa Léonard en se frottant le torse. Bien sûr, elle sera un peu moins claire, mais le goût de vodka est tenace ; le liquide contiendra encore toute la joie des grains divins !
Taavi navait pas le temps découter leurs bavardages ; la couverture de traîneau remuait. Ilmé lappelait, mais Taavi connaissait déjà la première question quelle poserait !
Où as-tu laissé Lemb ?
Ilmé, je ne peux pas aller le chercher en ce moment !
Dis plutôt que tu ne le VEUX pas !
Les hommes sétaient tus, mal à laise. Dune étagère où voisinaient des munitions, des grenades, le dictionnaire dEedi. Taavi descendit une sorte de boîte à conserve emplie de graisse et plantée dune mèche tenue par un fil de fer. Il lalluma et la faible clarté jaunâtre tomba sur le visage de sa femme.
Écoute, Ilmé, tu dois être raisonnable ! Il faut que tu guérisses dabord !
Guérir ? Mais je suis guérie ! Jai même mangé de la soupe quOsvald avait préparée : il me nourrit comme un petit enfant ! Je suis également sortie !... Il ny a plus que ma main à guérir !
Ilmé lui racontait tout ce quelle avait pu apercevoir de la vie sur lîle : cétait bon signe ! Elle sintéressait même à certains événements.
Tu sais, il a neigé ! Je suis allée me promener avec Hilda. Mon Dieu, quelle neige douce, immaculée ! Lhiver dernier jai tant aspiré après la neige ! Lemb aussi ! Ensemble nous avons projeté de construire un gigantesque bonhomme de neige avec un balai sous le bras ; je lui ai même promis de le coiffer du vieux chapeau de grand-père !... Et maintenant, Lemb attend tout seul !... Il attend !... Chaque jour !
Taavi sentait sa gorge se nouer à nouveau. Assis auprès de sa femme, il lui caressait doucement les joues, essuyait ses larmes. Ils ne pouvaient pas échanger une phrase sans que cette idée envoûtante surgit.
Je suis allé à Sooserva et à Hiié. Savais-tu que, depuis longtemps, les Russes étaient installés à Sooserva pour surveiller ma mère ? Elle vit maintenant dans le sauna.
Mats pourquoi ?
Ils attendaient que je sorte des forêts ! Ils me guettaient une section de la NKVD. Ils sont repartis hier matin.
Cest normal ! Us nont pas à attendre plus longtemps ; tout est en règle maintenant puisque tu vas te montrer et chercher Lemb ! Je voudrais tant retourner à la maison ! Mais seulement lorsque tu auras ramené notre fils ! Comment se portent mes parents ?
Ils vivent, jour après jour ! Je nai pas eu le temps de leur parier beaucoup !
Les hommes avaient terminé leurs ablutions ; leur conversation emplissait la casemate ; par-dessus la couverture. Taavi les voyait vaquer à leurs occupations habituelles ; la plupart sortaient, sans doute pour aller jouer aux cartes dans le blockhaus voisin ; une distraction aussi bruyante nétait guère possible ici, devant Ilmé. Osvald sapprocha de lui ;
Tu veux te laver aussi ? Ce bain de vodka fait un effet extraordinaire, je me sens renaître ! Je me suis dit que peut-être Ilmé... Nous, pendant ce temps-là, on rendra visite aux voisins ; jai préparé quelques morceaux de tissu propre !
Merci, Osvald ! répondit Ilmé.
Oh oui ! comme elle désirait se laver ! La crasse et la sueur séchée sur son corps la dévoraient. Hilda lui avait justement apporté, la nuit dernière, un peu de linge et quelques serviettes.
Tu ne vas pas prendre froid ?
La pièce est bien chauffée et je me rhabillerai tout de suite. Si tu voulais bien maider, Taavi ! Reste là, je suis encore si faible... Jai peur de rester toute seule !
Bien sûr, je vais taider ! Là... Lève-toi !
Non, je ne peux pas ! Je ne veux pas que tu me voies ! Je suis hideuse !...
Ilmé le regardait avec désespoir ; elle lentoura de ses bras, et reposa sa tête sur la poitrine de son mari.
Il ne reste plus rien de ta femme ! Taavi ! Mon Taavi ! Il ne reste plus rien de moi, jai...
Taavi, bouleversé de tendresse et de douleur caressa doucement les cheveux gris.
Tu vas te rétablir ! Cest bien normal, après tout ce qui sest passé ! Mais bientôt tu seras comme avant !
Non, jamais, Taavi !
Allons, viens vite maintenant, leau tattend !
En lui lavant les jambes, Taavi remarqua plusieurs longues cicatrices sur la peau bleuie.
Tu es tombée ?
Ilmé éperdue, se cacha les genoux. Elle aurait voulu étreindre son mari, mais se recula contre le lit.
Quest-ce que tu as ?
Ce sont les Russes ! Ils voulaient mavoir... Jai couru, je suis tombée et... lenfant est restée dans leurs mains ! Quand jétais en prison, je voulais tuer Hilja car je navais pas de lait à lui donner ; oh ! Cétait tellement atroce !... Mais là-bas, dans les ruines... je nai pensé quà moi !... Hilja a pris froid et... je lai tuée ! Oui ! Cest ma faute !... Je nai pas voulu me laisser...
Son désespoir était trop grand pour que son mari pût le soulager, dailleurs ce nétait pas vers lui quelle sétait tournée ; au contraire, elle semblait le redouter. Cette année, entre les murs dune prison, les avait donc si profondément séparés ? Lorsque Taavi voulut la caresser tendrement, elle eut un geste brutal de recul.
Ilmé !
Ne prononce pas mon nom, ne me touche pas ! Elle bondit, une lueur de folie dans le regard. Oui ! Tu as bien entendu ! Cétait moi ! Je suis indigne dêtre ta femme, je te lai dit !
Voyons, Ilmé, tu nes nullement fautive ! Personne ne peut taccuser ; cétait trop pour toi ! Allons ! Repose-toi maintenant ! Ny pense plus...
Comment ai-je pu ne penser quà moi ! Qui ma donné le droit dabandonner mon enfant ? Elle retomba en pleurant sur le lit.
Taavi, au milieu de la pièce, écoutait ces pleurs, cette plainte danimal affamé et transi. Il sentait monter en lui une colère ardente contre le monde entier ; il serrait les poings. Il regarda les épaules secouées de sanglots et sapprocha pour les recouvrir dune couverture, machinalement. Ilmé se débattit dans ses larmes.
Taavi ! Frappe-moi jusquà me faire mourir ! Je sais maintenant que jamais plus tu niras chercher Lemb ! Oui maintenant je le sais ! Tu nas plus ni femme ni enfants ! Tue-moi et tout sera terminé ! Hilja est morte parce que je me suis sauvée. Je lai abandonnée sous la pluie ; le froid la tuée ! Frappe-moi ! Tue-moi, Taavi !
Voyons, Ilmé ! supplia-t-il ; mais au lieu de se pencher sur elle, il quitta le blockhaus.