Anniversaire

    Je logeais cet été-là chez la mère de ma femme, les jours se succédaient comme dans un rêve, je les passais seul sur la plage, le plus souvent allongé sur le dos, à écouter le bruissement des vagues ; le vent soufflait depuis une semaine, toujours aussi fort et chaud. De temps en temps, je me retournais sur le ventre, face à la mer, j’observais les femmes qui passaient, les admirant et les désirant tout à la fois. Ma femme était partie et j’avais dû rester seul avec sa mère ; le soir nous dînions le plus souvent ensemble, nous mangions surtout des tomates et des concombres, parfois aussi du fromage blanc. Ma belle-mère prépara deux ou trois fois des choux-fleurs, je n’en avais jamais mangé auparavant, mais commençais maintenant à les aimer. La nuit, les yeux grands ouverts, je regardais fixement le plafond, j’allumais parfois la lumière et écrivais des poésies tristes, bien que les rimes m’aient toujours causé beaucoup de difficultés. Le matin, à dix heures, j’allais à la plage. J’emportais généralement un livre, les mémoires d’un gardien de zoo allemand dont le titre était Tiere sind ganz anders, mais je n’en ai probablement pas lu une seule page en entier. Le vent tournait les pages en les saupoudrant de sable. Quand le soleil commençait à me brûler, je retournais à la maison, montais au grenier et feuilletais de vieux numéros du National Geographic datant des années trente, j’admirais les magnifiques images en couleurs représentant de lointains pays exotiques où je n’irais jamais. Parfois, je regardais la télévision. Je n’achetais pas le journal, sauf peut-être deux ou trois fois Edasi, qui me rappelait la ville où j’habitais, mais la rédaction semblait être elle aussi en pleine saison des concombres au vinaigre, car le journal était rempli d’articles dépourvus d’intérêt. Ma belle-mère et moi parlions très peu, notre maison blanche se trouvait dans une petite rue calme qui s’appelait la rue du Manège, les nuits étaient silencieuses, les draps lisses et propre, mais il n’y avait personne à côté de moi, et par la fenêtre ouverte m’arrivait le parfum capiteux des jasmins.
    Six jours déjà s’étaient écoulés et j’étais à nouveau étendu au bord de la mer, le livre allemand posé un peu plus loin sur le sable, lorsque je pensai soudain à la date du jour et sursautai en me rendant compte que c’était l’anniversaire de ma belle-mère. Ma conscience commença à me tourmenter, mais je me découvris aussitôt une excuse : après tout, elle était partie travailler ce matin alors que je dormais encore, et je n’avais eu aucune occasion de la féliciter. La veille, cependant, nous avions regardé la télévision et étions allés nous coucher après minuit, alors que le jour de son anniversaire avait déjà commencé. J’aurais évidemment pu acheter des fleurs hier et me lever plus tôt ce matin, mais il aurait fallu y penser avant.
    Je restai encore un moment allongé, puis me rhabillai et quittai la plage en marchant sur le sable brûlant. En ville, j’achetai cinq roses au marché. Quand j’arrivai à la maison, ma belle-mère était déjà rentrée, je lui tendis les roses, elle me remercia avec un sourire, me pardonnant visiblement mon impolitesse du matin, à supposer qu’elle en eût été blessée. Ensuite nous commençâmes à préparer ensemble un modeste repas de fête. Elle devait balayer le plancher et passer l’aspirateur sur le tapis. Je me rendis quant à moi au magasin d’alimentation, où j’achetai du saucisson, du fromage, du fromage blanc, de la crème, du café, du sucre et des biscuits. Sur le chemin du retour, dans la rue étroite, il faisait une chaleur étouffante, l’air était immobile et sentait la poussière. Le ménage était déjà terminé. Alors seulement je songeai à demander si Tiia ne venait pas — nous étions convenus qu’elle viendrait. Sa mère me répondit que Tiia lui avait téléphoné dans la journée au travail, qu’elle s’excusait : elle ne pouvait pas venir à cause d’un travail de stage difficile, elle me saluait. Nous ouvrîmes les fenêtres, poussâmes sur le côté la table basse et les fauteuils et disposâmes la nappe sur la table. J’aidai la mère de Tiia à apporter les assiettes, puis un saladier, et une bouteille de vin de pommes de 1963.
    À cet instant, on sonna à la porte et les invités arrivèrent tous en même temps, sept personnes en tout : deux couples, deux dames seules et un homme plus âgé. Je les connaissais tous depuis longtemps et leur serrai la main. Dehors, un vent léger s’était enfin levé et les rideaux blancs ornés de grandes fleurs de lilas se mirent à osciller doucement. Nous passâmes à table. Comme j’étais le plus jeune, j’ouvris la bouteille de vin de pomme et en versai à tous les invités. Je fis cela avec beaucoup de précautions, en m’efforçant de ne pas faire tomber du vin sur la nappe, car tout le monde m’observait attentivement. Le premier toast fut porté par la sœur de la maîtresse de maison, nous entrechoquâmes nos verres et les vidâmes. Il y eut ensuite un long moment de silence, pendant que l’on goûtait les salades et les canapés. Peu à peu, la conversation démarra, on se mit bientôt à parler du théâtre, on se demanda si le meilleur metteur en scène estonien était Panso ou Ird et un consensus s’établit de façon tout à fait paisible. Jetant un regard par la fenêtre, je vis à travers le grillage le chien loup du voisin qui mangeait des brins d’herbe en toussotant. On pouvait penser que les beaux jours étaient finis et que le temps allait tourner à la pluie. On me demanda mon avis sur le nouveau film, je ne fis l’éloge que du jeu de Robert Hossein, ce qui étonna un peu les invités, même si la plupart d’entre eux se déclarèrent d’accord avec moi. Bien que l’on consommât le vin de pommes avec modération, l’humeur était de plus en plus joyeuse et la discussion s’animait. L’une des dames mariées déclara qu’elle voudrait aller dans le Caucase pour l’été, mais les autres condamnèrent sans appel cette idée. « Je vais faire un tour à la cuisine », annonça alors le mari de la première, il se leva et sortit de la salle de séjour. On fit passer le gâteau, je n’en voulus point ; comme on m’en faisait le reproche, j’expliquai que je n’aimais pas beaucoup le sucré, ce qui était exact. Le deuxième homme marié se leva et sortit lui aussi. On raconta des histoires drôles, l’une d’elles suscita un joyeux fou-rire. Celui qui était sorti en dernier revint. « Tu n’as pas vu mon mari ? Qu’est-ce qu’il fait là-bas ? » demanda la femme qui voulait aller dans le Caucase. L’autre répondit qu’il n’avait vu personne. Quelqu’un entreprit de raconter une nouvelle histoire drôle, mais la femme dont le mari avait disparu depuis un certain temps se leva et sortit en déclarant qu’elle allait voir ce qu’il faisait. La mère de Tiia me demanda de mettre de l’eau à chauffer pour refaire un peu de café, j’eus à peine le temps d’esquisser un pas que la femme revint précipitamment en hurlant. « Qu’est-ce qui se passe ? » demandèrent les autres d’une seule voix. — « On l’a tué, on l’a tué ! » cria-t-elle. — « Qui ça ? » demanda la mère de Tiia. — « Mon mari », répondit-elle. Tout le monde éclata de rire, mais peu à peu le silence s’installa et je remarquai à mon tour la chose sur laquelle tous les regards étaient rivés : entre le pouce et l’index, la femme tenait une main d’homme. Dans un silence sépulcral, elle s’avanca jusqu’à la table et jeta la main sur la nappe blanche à côté d’un saladier. Nous aperçûmes alors l’alliance en or passée autour du majeur. La femme posa un regard perçant sur l’homme qui était sorti après son mari et murmura entre ses dents : « C’est toi qui l’as tué ! » — « Quoi ? » — « C’est toi qui l’as tué, dans la salle de bains. » — « Tu es devenue folle, ou quoi ? » demanda l’épouse de l’accusé. — « C’est toi qui es folle, répliqua l’épouse de la victime. Où est son corps ? » — « Quel corps ? » demanda l’homme, désorienté ou feignant l’innocence. — « Le corps ! je n’ai trouvé que la main dans la salle de bains. Où est son corps ? » — « Je ne sais pas », répondit le meurtrier supposé en se détournant. L’épouse de la victime désigna la main qui reposait sur la nappe blanche. « Regardez, c’est la main de mon mari. » À nouveau un silence de mort s’installa. Tout le monde était consterné. Par cette belle soirée d’été, tout cela semblait bien difficile à supporter. Nul n’osait plus regarder les autres en face, personne ne toucha au café. C’est alors que des pas se firent entendre dans le couloir, la porte s’ouvrit et devant nos yeux figés par la terreur et l’incrédulité apparut l’homme que l’on croyait mort. Il est impossible de décrire le soulagement et la détente qui s’ensuivirent. Une vague de rire éclata, certains s’embrassèrent. La mère de Tiiu demanda : « Où étais-tu donc passé ? » — « J’étais allé respirer un peu d’air frais », répondit-t-il. La mère de Tiia proposa encore du gâteau. Mais l’homme plus âgé s’exclama :  « Enlevez donc cette main, je ne peux pas voir ça ! » La femme reprit la main, l’agita un instant en l’air et la cacha dans son sac. « Où est-ce que tu l’as eue ? » demanda quelqu’un. La femme (elle travaillait comme vendeuse dans une librairie du centre ville et j’avais parfois pu me procurer grâce à elle des livres épuisés) éluda la question d’un geste de la main. La mère de Tiia fit passer la cafetière. On me demanda si je niais que ma pièce fût à l’évidence influencée par Anouilh. Je répondis que je ne le niais pas et acceptai cette fois une part de gâteau. La soirée se poursuivit sans le moindre incident. Pour finir, nous regardâmes à la télé la retransmission du festival de la chanson de Sopot. Tout le monde apprécia vivement une Jamaïcaine au tempérament de feu.
    La nuit, en faisant la vaisselle, ma belle-mère et moi essayâmes de comprendre ce qui s’était passé, sans pouvoir trouver la moindre explication rationnelle. Avant d’aller nous coucher, nous fumâmes encore une cigarette en silence. Tout était silencieux maintenant. On entendait seulement le léger bruit de l’eau qui tombait goutte à goutte du robinet de la salle de bain.

1969

Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin