Auteur/autrice : Jaan Kross

L’œuvre de Jaan Kross (1920-2007) apparaît comme une entreprise étonnamment méthodique de fictionnalisation de l’histoire de son peuple. Né l’année de la signature du traité de Tartu, qui consacre l’indépendance de l’Estonie, il fait des études de droit et commence à enseigner à l’université. Arrêté successivement par les Allemands (1944) et par les Soviétiques (1946), il est envoyé au Goulag, puis en résidence forcée en Sibérie. Revenu en Estonie en 1954 à la faveur de la déstalinisation, il se fait d’abord connaître comme poète et traducteur. Ses quatre recueils, publiés entre 1958 et 1969, révèlent une poésie philosophique brillante, qui ouvre la voie et participe à la renaissance littéraire des années soixante, contribuant notamment à réhabilitation du vers libre décrié par la critique conservatrice. Jaan Kross délaisse ensuite la poésie pour écrire des récits et romans historiques, genre dans lequel il s'impose très vite comme un maître incontesté. S’il s’inscrit dans la tradition réaliste, il innove par l’emploi d’un style complexe qui utilise de façon maximale les ressources de la syntaxe et du lexique estoniens, notamment en puisant dans le riche fonds dialectal, voire en inventant des mots. La composition narrative de ses romans est soigneusement travaillée, entrecroisant souvent deux récits qui se déroulent à des époques différentes et entre lesquels s’établissent de subtils jeux de miroir, ou faisant simplement alterner deux voix, avec un recours fréquent au monologue intérieur. Ses ouvrages, qui explorent selon un ordre quasi chronologique l’histoire estonienne du XVIe au XXe siècle, font revivre de grandes figures culturelles ou politiques, ou des Estoniens ayant atteint dans leur domaine une certaine notoriété internationale : le chroniqueur du XVIe siècle Balthasar Russow (La triple peste, 1970-1980), le peintre Johann Köler, acteur important du Réveil national au milieu du XIXe siècle (Les troisièmes montagnes, 1975), le baron balte Timotheus von Bock (Le fou du Tzar, 1978), le juriste et diplomate Friedrich Martens (Le départ du professeur Martens, 1984), l'astronome et opticien Bernhard Schmidt, inventeur du téléscope qui porte son nom (L'œil du grand Tout, 1987), le martyr de l’indépendance estonienne Jüri Vilms (L’insaisissable, 1993). Tous ces personnages incarnent, par leur destin, différentes issues possibles au conflit entre l’idéal et la réalité. Jaan Kross excelle notamment à décrire les stratégies d’adaptation des intellectuels face aux exigences du milieu social ou du pouvoir politique, ou le balancement de certains d’entre eux entre leur origine estonienne et leur appartenance au milieu cultivé germano-balte. Son œuvre a ainsi pu être décrite comme une «typologie du compromis». Pendant la période soviétique, le recours à l’Histoire était aussi un moyen de parler du présent en contournant la censure : nombre de ses récits, déchiffrés entre les lignes, ont contribué à nourrir le sentiment identitaire des Estoniens et leur résistance à la russification. À partir du milieu des années quatre-vingt, la liberté d’expression apportée par la perestroïka lui permet d’aborder des périodes plus récentes, dont il était jusqu’alors impossible de fournir une image non conforme à l’interprétation officielle. Son œuvre prend dès lors une tonalité plus nettement autobiographique. À travers les yeux de deux alter ego, Jaak Sirkel et Peeter Mirk, il retrace l’histoire de toute une génération et participe à la reconstitution d’une mémoire historique effacée ou déformée par un demi-siècle de propagande soviétique. Le roman Les gars de chez Wikman (1988) s'inspire de ses années de lycée dans le Tallinn des années trente et brosse le tableau d’un paradis perdu, celui de la république d’Estonie indépendante avant la catastrophe de 1940. Les nouvelles de La vue retrouvée (1988) ont pour toile de fond les événements dramatiques des années quarante. Exhumations (1990) évoque le retour en Estonie, au milieu des années cinquante, des déportés et prisonniers politiques de l'époque stalinienne. Dans Le vol immobile (1998), il se penche à nouveau sur l'histoire politique des années quarante à travers la biographie d'un jeune fonctionnaire de l'Estonie indépendante qui assiste aux premières loges à l’annexion de son pays par l’URSS, à l’occupation allemande, puis au rétablissement durable du régime soviétique. Son dernier roman, La Terre-du-vouloir (2001), dépeint l'atmosphère de l'Estonie néocapitaliste du début des années quatre-vingt-dix : le personnage principal est un intellectuel qui se lance dans les affaires en participant à la fondation d'un établissement thermal sur les terres familiales que l'État lui a restituées. Ancrée très fortement dans le contexte estonien, l’œuvre de Jaan Kross est également nourrie par une vaste culture européenne et traversée par une interrogation générale sur les motivations et les formes de l’action humaine dans l’Histoire. Elle parvient ainsi à atteindre l’universel à travers le particulier. — AC