(Première série)
Traduit de l’anglais par Yves Avril
À Czeslaw Milosz
« Ils (les Estes) cultivent avec patience le blé et les autres produits du sol (…)
et sont le seul peuple à recueillir, sur les hauts-fonds et sur le rivage même, l’ambre. »
Tacite
1
Flambées d’éclair baltique, rafales sibériennes,
nuées maussades de soupçon mutuel.
Pollution, contamination, radiation.
Sans danger encore, dit-on.
Les vaches sont plus sages, qui hésitent à lécher l’écorce
des bouleaux, évitent l’herbe haute du plein été.
Explosions, conflagrations, décimations.
Les chants populaires n’ont jamais prévu cela, le folklore
ne nous a pas préparés. Berceuses agraires,
bibles rustiques qui flottent défoliées au gré de la brise.
Les génies des eaux donnent leur dernière bénédiction, puis plongent
dans les bassins boueux de la superstition urbaine.
Tant de savoir-faire, et tant d’ignorance !
Tant d’abondance, et tant de détresse !
Tant d’espérances, et tant de désillusions !
C’est ainsi que le rouet se déroule et finit
en comète, que le fuseau se fond en fusée,
pour jeter cette génération entière dans un trou noir :
sans âge, sans bruit, au-delà de la paix,
au-delà de la compréhension —
sauf pour les framboises bien sûr
et peut-être les myrtilles attardées,
encore un temps, un dernier temps, le dernier temps
pour toujours.
2
Saumon des rivières, doré par le couchant. Tremblante calligraphie
d’anguilles venues des îles. Morceaux d’ambre
festonnant les baies, non friables coquillages
qui irisent les marées : miel de cristal,
résine du soleil, millénaires saisis au vol,
pétales d’insectes voltigeant
dans le silence de miel. Et l’Histoire ? L’Histoire impose sa loi
à l’intérieur, où s’empilent en couches les batailles
perdues et gagnées, fléaux qui vidaient fermes et champs,
tirant les loups de la forêt glacée
à la porte de la mort, dans les rues désertes des villes
sous les clochers muets. La paix s’étend par moments
comme un champ de blé qui blêmit en or blanc,
quand les blessures de la guerre s’affaiblissent
en coquelicots épars qui peuplent la campagne ;
et il y a place pour des propos tranquilles
entre le soleil et la lune.
Rien d’autre ne peut maintenant être fait
sinon de renaître dans le même paysage
de saumons bondissants, d’éclats d’ambre
et des initiales des anguilles de la nuit.
3
Étrange chose que de venir de rivages presque anonymes
dans une Europe sillonnée de part en part où la Baltique
cache encore une face de la lune, qui ne s’illumine
que pour des invasions, des annexions
continuées sans relâche siècle après siècle.
Personne n’a de peine à nommer les pays nordiques
de l’Islande à la Finlande,
mais les pays de la Baltique, quel problème !
Bien sûr, on ne parle qu’une seule et même langue
là-bas ? Sinon le russe,
au moins quelque chose qui ressemble à l’allemand ?
Jamais vous ne devinerez, à moins de démêler
l’écheveau des langues indo-européennes
et finno-ougriennes, méditant sur Babel
pour éclairer la Baltique,
et qui a du temps pour des mythes si marginaux ?
Notre durée, c’est le sous-sol. L’herbe est une autre
commode métaphore (piétinée, elle se redresse),
ou les falaises calcaires laminées par les tempêtes,
pourtant incorruptibles, résistant aux millénaires.
Oui, étrange chose que de venir de la face obscure de la lune
quand nous sommes censés habiter la même planète.
Il y a, au sein de l’Europe, des poches de tiers-monde
que l’on incline à négliger, rivages anonymes
marqués d’un X ou d’un point d’interrogation.
Tournez-vous seulement, penchez-vous vers la Baltique,
vous commencez à entendre le chant funèbre d’une ruche
et vous voyez se dessiner sous la mer
une chambre d’ambre bâtie d’un pollen de douleur.
4
Blanches et calmes baies baignées d’écume,
spirales rituelles gravées dans le sable,
ouvertes aux formes traînantes des nuages.
Quand l’amour descend, la création enflamme
le disque du soleil couchant, une colombe monte
pour porter un baiser à l’Étoile du Soir, frère de pierre,
le galet ici juste à tes pieds.
Les Lumières du Nord peuvent bondir de ces galets
vers l’Étoile Polaire, puis revenir
prêter un halo de glace au visage que tu aimes.
Du cœur de l’hiver au cœur de l’été
les mêmes vagues montent jusqu’à ton cœur.
Sans faute, les cygnes sauvages partent et reviennent.
Tu peux compter tes bonheurs, un à un,
dans un panier d’écorce de bouleau, que la détresse tapisse.
Il y a des éternités que ta mère est morte.
Depuis tu soutiens la voûte du ciel
de tes épaules et tu portes la nuit
à ton sourcil éteint.
Depuis tu es devenu père
pour la rosée du soir, qui disparaît à l’aube,
pour la grive curieuse qui frappe à ta fenêtre.
Tu écris des spirales rituelles en poèmes
et les offres aux quatre vents.
5
Qui pourra étaler la tempête, survivre à ses violences ?
Les plus vieux chênes jusqu’au cœur ont volé en éclats ;
les genévriers flexibles se courbent en arceaux où passe le vent.
Toute la balle s’est envolée de ces régions,
le temps est venu pour le grain durci
d’être semé entre les rochers et les dunes,
mais le blé ne germe pas dans ce sable entassé.
La forêt a donné abri à tes frères.
Tes sœurs se sont cachées dans le sein de la mer.
Toi-même tu tangues sur cette île-refuge
et plein d’angoisse observes l’autre rive :
d’énormes falaises ébranlées ont plongé dans la mer,
les archipels se multiplient, les bancs de sable se ramifient,
pourtant la mer jamais ne se fend vers la Terre Promise.
Quand tout semble brisé et soufflé par le vent,
la tempête ne peut refuser cet unique et dernier cadeau
de l’abîme : les soleils fracassés de l’ambre se lèvent
dispersés sur les baies battues par le vent,
talismans de calme et d’été
pour réchauffer ta paume
quand tu vas par le monde
vers ta maison dans le vent.
6
Bourdonnement de voix sans nombre chantant à travers la mer,
chants par centaines de milliers, myriades,
recueillis, non recueillis, oubliés, redécouverts,
générations chantant pour les générations suivantes,
passant des mots de passe, puis passant à leur tour.
Une poignée de main, un adieu, un échange de présents
— mitaines tricotées, ceintures tissées de laine multicolore —
puis retour aux labours et récits des saisons
en énigmes, légendes, contes, et toujours en chansons.
Tant de sueur versée, dans ces champs,
qui plus tard leva en grain, mais aussi, bien plus haut —
en chant rythmique venu de gorges humaines
qui défiait servitude, gravité, comme les alouettes.
Entre-temps airs de violon et pas de danses.
C’était le fin tissu de leur vie
du berceau à la tombe. Ils n’ont pas besoin
de notre compassion, car ils duraient
et survivaient, sans aucun doute. Le chant
leur en soit témoin ! Ils ont davantage de raisons
de s’inquiéter pour nous, la génération présente,
dont la vie n’a pas de tissu du tout,
dont le chant réclame des occasions spéciales,
qui ne savons plus danser pour chasser nos soucis.
Nos élégies parlent surtout de survie.
Leur vie était trop riche pour permettre notre mort.
7
Des présences féminines donnent forme au paysage letton,
elles règnent et dominent par ma mère,
dont je fus l’enfant de décembre ; par ma nourrice
qui prit sa place quand elle mourut au cœur de l’hiver ;
par ma femme qui aida à inventer pour le cours de la vie
une géographie de nos âmes : Ilse Maria, Natalia,
Astrid Helena pourraient être noms d’îles
entre les continents, reliant différents mondes.
C’est ce qu’elles font. Point de vie sans elles.
Par elles le flot doux et riche d’invention
vers de tangibles rêves, dessins
qui vous drainent vers des tourbillons de poèmes
avec les contours du littoral, les verdoyants couverts
traversés de lilas et de mauve,
petits ornements délicats qui secondent
la spirale de nos jours. Je leur dois
le corps, un foyer, tandis que sur la carte je note
les routes et les mouvements des constellations
qui indiquent le nord, les commencements de mon père ;
mais le pardon rassurant vient pour moi du sud.
8
D’infinies progressions de bleu peu à peu se fondent
en une enfance estonienne, les yeux de mon père,
la ruche odorante d’une véranda lambrissée
où je saisis pour la première fois la forme des fenêtres rayonnantes
et ma langue, finno-ougrienne, non indo-européenne,
une merveille de musique et de brièveté qui coupe le souffle.
Les mêmes harmonies vocaliques me poussèrent plus tard
aux labyrinthes des lacs de Finlande
qui sont miroirs fidèles pour les constellations de l’âme
où seule la transparence sépare
le ciel de la terre, le bond du saumon
qui vous traverse le cœur, et bientôt vous savez
où le monde finit et comment et pourquoi.
Un morceau de glace le dit, le dit aussi le verre poli,
mais il faut être seul sur un promontoire de Carélie
dans la nuit d’août pour toucher
la Grande Ourse au-dessus et au-dessous de vous,
apprendre le dernier savoir de l’univers
au seul battement de votre cœur. C’est la langue
de mes vers, see on mu luule keel,
dans laquelle l’hiver est vraiment l’hiver,
le printemps, l’été, l’automne prennent possession de moi.
J’ai appris d’autres langues au long de ma route.
C’est en estonien que je compte encore les anneaux de mes jours.
9
Poète de prodigieuse mémoire, grand maître en lituanien,
ironique inventeur de mouvements métaphoriques,
tu combattis des démons à nom latin
rime contre rime, mais pouvais t’échapper avec autant d’aisance
dans le verger de ton père pour observer
les sautillements de la pluie sur ses pieds de verre,
les souffles du printemps annonçant que le secret de la fleur
est blanc, blanc, blanc — balta, balta, balta !
Du la la la du berger à l’épicentre
d’un épigramme passait ta main exigeante.
En soixante ans tu appelas à la vie quatre livres,
la Source, Flèche dans le ciel,
le Chant de l’hiver, Éclairs et vents.
Cela ne suffit pas tout à fait à contenir
la palette arc-en-ciel de ton esprit.
Jamais tu ne t’exprimas sans citer
le poème approprié, et le chapitre et le vers,
dans tant de langues, tant de classiques
que je n’ai jamais entendu personne d’autre le faire :
français et allemand, polonais et russe,
Valéry et Rilke, Tuwin et Pasternak,
et l’incomparable Kristijonas Donelaitis
dans les hexamètres de ton propre lituanien.
Nous jouions aussi, Henrikas, avec ton nom :
Henry, Henri, Heinrich et Enrico,
mais c’est Radauskas qui a l’anneau du roi.
10
Plie doucement ces paysages fluides,
que les couleurs conservent leur pollen ;
laisse-leur de l’espace, qu’à travers les siècles
ils flottent et respirent, et réchauffent celui
qui voudra se pencher et lire leurs contours,
suivre de ses yeux trois rivières :
la Daugava, le Niemen, l’Emajõgi,
trois courants maternels qui traversent
chaque pays et restent, telle une ligne de vie,
gravés dans la main de chaque mère.
Il y aura des jours où le ciel
se déploiera comme un champ de marguerites,
et sûrement il y aura ceux
où il frappera d’un poing de glace.
Le profil des îles ne changera guère.
La ligne d’ambre deviendra fatalement plus courte.
Mais fatalement il y aura des Baltes
coincés dans la Baltique, dont l’art
continuera ses spirales à l’infini,
et les ramènera encore et toujours à la Baltique.