Explosion dans le kiosque à chewing-gums

     Un matin, en allant à l’école, j’ai vu que le kiosque avait disparu. À sa place il n’y avait plus que des vestiges béants. Je savais bien que la veille il était encore debout, car nous étions allées au marché central avec Helina quémander des bananes. Ou plus exactement, nous circulions devant les étals et regardions les bananes en soupirant d’un air triste. Nous espérions que quelqu’un nous en donnerait, ne serait-ce qu’une seule, même noire ou un peu pourrie. Mais cela n’arrivait jamais. 
     
     Un an plus tard, Elmar, le frère de ma grand-mère, est venu lui rendre visite et m’a offert vingt-cinq couronnes. Vingt-cinq couronnes ! « Réfléchis bien à ce que tu vas en faire, » m’a dit mon grand-oncle alors que moi, je savais déjà que je réaliserais un vieux rêve : je passerais une journée entière à manger des bananes. J’en rêvais depuis des années. Particulièrement après que mes parents étaient allés en 1991 avec mes sœurs aînées rendre visite à mon grand-oncle en Suède. On m’avait laissée injustement à Rannamõisa avec mes grands-parents. En guise de consolation, on m’avait rapporté trois bananes pas mûres. « En fait, on en avait un kilo entier, m’a expliqué ma mère, mais à la douane on nous a confisqué le reste. » 
     « Un kilo de bananes, s’il vous plaît », ai-je demandé au vendeur plusieurs années après, en lui tendant le précieux billet et en pensant : ça va être la journée de tes rêves ! Mais cela n’a pas été le cas. Le soir, j’étais tellement écœurée que je suis allée ramasser du bout des doigts des miettes de pain dans le buffet de ma grand-mère, car elles me semblaient très appétissantes comparées aux bananes. Je les avais toutes mangées malgré mes haut-le-cœur. Depuis lors, je n’ai plus jamais consommé de bananes.
     
     Bref, j’avais dix ans, j’étais en CM2 dans une école prestigieuse de Tallinn et ma vie était aussi calme que pouvait l’être celle d’une élève qui n’était pas vraiment la plus populaire de sa classe. Je me levais chaque matin au dernier moment, j’avalais rapidement un yaourt à l’arôme artificiel de pêche, puis je courais sur l’avenue de Tartu pour avoir mon tramway. Je passais toujours devant l’agence de la banque Hansa, où se trouve aujourd’hui un étrange atelier de fourrures sans le moindre client. Je faisais la course avec les tramways qui crissaient sur l’avenue, passais juste devant le cinéma Eha et me faisais toujours distancer. Quand le vent soufflait je me faufilais au chaud dans la cabine téléphonique de l’arrêt de tramway et faisais semblant de téléphoner. Et quand parfois je me réveillais plus tôt, je passais près du marché central pour admirer avec envie les vitrines des kiosques ouverts toute la nuit. 
     
     Ce matin-là je m’étais levée volontairement plus tôt. J’avais enfilé ma doudoune de couleur fluo et m’étais dépêchée de sortir. La doudoune se voyait de loin, même dans l’obscurité. Personne dans ma classe n’en portait de semblable. C’était de la famille en Suède qui nous l’avait envoyée et maman disait qu’elle était chaude, tout à fait adaptée à notre climat. Je trouvais cette doudoune tout simplement affreuse, mais on ne discutait pas avec maman. D’ailleurs, comment aurais-je pu me procurer un autre anorak ? Dans le meilleur des cas en récupérant celui de Johanna, si on lui en avait acheté un autre. Mais ce n’était pas le cas. Et sa doudoune n’était pas beaucoup mieux. Peut-être seulement moins bouffante et donc plus discrète. 
     J’ai traversé d’un pas lent l’avenue de Tartu, ai coupé à travers les immeubles – et je l’ai vu. D’une fenêtre parvenaient les bruits d’une fête qui avait duré jusqu’au matin, un magnétophone passait à tue-tête la chanson « What is love ? » Quant à moi, immobile dans la rue, j’observais l’endroit où devait se trouver le kiosque. Parmi les gravats, les ordures et les cailloux traînaient toutes sortes d’objets : des bouteilles de bière cassées, des barres chocolatées Tupla et Suffeli, des paquets de cigarettes, des débris de cassettes disséminés sur le macadam et là, parmi les morceaux de verre, un chewing-gum rose. À la fois proche et pourtant plus inaccessible qu’il ne l’avait jamais été auparavant. 
     
     Nous habitions près du Marché central et lorsque je parvenais péniblement à réunir cinquante sent, j’allais tout de suite acheter du chewing-gum dans ce kiosque. Je m’y rendais encore plus souvent en compagnie d’Helina quand elle avait reçu vingt sent de sa mère et moi trente sent de la mienne. Car il était beaucoup plus réaliste de réunir à deux l’argent pour l’achat du chewing-gum. Notre premier choix allait à celui sur lequel figuraient les héros de « Beverly Hills », notre deuxième choix Schwarzenegger ou Sylvester Stallone, et notre troisième, les personnages de « Melrose Place ». Mais seulement en désespoir de cause. 
     Helina était ma voisine de classe. Alors que j’avais les cheveux bruns, courts et épais, ceux d’Helina étaient blonds et descendaient jusqu’à la ceinture. J’enviais ses cheveux mais aussi son prénom. Helina, cela faisait penser aux rayons de soleil qui couvrent d’or ton visage et te rendent aussi belle que, disons, Madonna, Kylie Minogue, Marilyn Monroe ou à la rigueur Liis Tappo. Ce n’était pas un prénom merdique comme Brigitta, prénom si peu courant il y a vingt-cinq ans que personne ne pouvait même le prononcer. Bireta, Birgiti… que de prénoms bizarres n’ai-je pas entendus !
     Helina et moi n’avions pas beaucoup d’amis et à l’école personne n’avait spécialement envie de trop nous fréquenter. Nous compensions cela en flânant dans la vieille ville et, à quelques arrêts de tramway plus loin, autour du marché central. Mes parents étaient des enseignants assez pauvres qui, dans le nouveau contexte économique, avaient tenté de monter une agence de traduction. La mère d’Helina, elle, était inspectrice de police. Helina n’avait pas de père, pour une raison que j’ignore. Un jour, maman m’avait raconté qu’un soir, en rentrant chez elles à Lasnamäe, Helina et sa mère avaient trouvé leur chat mort, tué par quelqu’un. Je ne comprenais pas : « Pourquoi ? » ai-je demandé. Maman a répondu :« À cause du travail de sa mère. Quelqu’un a voulu lui faire peur. » Helina elle-même ne parlait jamais de ce qui se passait chez elle. Et moi je n’osais pas lui poser de questions. Il était plus facile de mettre des pièces en commun et d’acheter du chewing-gum. 
     Il arrivait souvent tout de même que nous n’ayons pas assez d’argent. Comme par un fait exprès, nous ne rassemblions par exemple que quarante-cinq sent et alors tout dépendait du bon vouloir des kiosquiers. Le bon vouloir, cela pouvait arriver, mais le plus souvent, ce n’était pas le cas. Un soir d’automne sombre et pluvieux, alors que, d’un commun accord, nous errions une fois de plus en ville, la chance nous a souri. « Demande, toi » m’a dit Helina. « Pourquoi moi ? Demande toi-même ! » ai-je rétorqué. « Demandons ensemble alors. » L’instant d’après, nous nous pressions devant la lucarne du kiosque. « Nous avons seulement quarante-cinq sent, c’est tout que nous avons. Est-ce qu’on peut avoir du chewing-gum ? » La vendeuse très maquillée nous a regardées d’un air las, et pourtant quelque chose dans son visage semblait révéler son accord. Pleine d’espoir, je lui ai tendu la somme, elle s’en est emparé et les pièces ont rejoint dans un tintement la caisse enregistreuse. Aussitôt après, Helina a coupé soigneusement en deux le chewing-gum avec les dents. Il était dur comme de la pierre, blanc en surface, comme recouvert de poudre, mais rose foncé après avoir été coupé en deux. J’ai senti son goût sucré et je me suis détendue. Je savais que si on gardait le chewing-gum un certain temps dans la bouche, on pouvait ensuite le mâcher. Mais pas trop vite, car Helina s’y était déjà cassé une dent. 
     
     Cette fois-ci j’avais décidé d’acheter un gros chewing-gum. Celui avec un grand autocollant à l’intérieur et où le chewing-gum lui-même était au moins deux fois plus gros. Je n’en avais vu de pareils que dans ce kiosque près du marché central. J’ai abordé le problème avec méthode. J’avais obtenu les vingt premiers sent de ma grand-mère, qui habitait dans la vieille ville. Je ne les lui avais pas demandés directement, mais elle m’avait envoyée rue Viru acheter des petits pains et m’avait donné cinquante couronnes. C’était une somme énorme ! J’étais partie, le front transpirant de peur, car notre professeur principal nous avait raconté une histoire édifiante sur le vol : « Et donc, ces garçons sont allés au magasin avec cinquante couronnes et ont acheté toutes sortes de chewing-gums et de bonbons. Moi je ne comprends pas qu’il ne soit pas venu à l’idée du vendeur de leur demander d’où venait une telle somme. Aucun enfant ne dispose de cinquantecouronnes ! » Depuis, ma main tremblait quand grand-mère m’envoyait acheter des petits chaussons après avoir touché sa retraite : le vendeur allait me demander comment je m’étais procuré une telle somme. Je serais évidemment bien embarrassée et ne saurais quoi lui répondre, il appellerait la police et j’aurais de gros problèmes. Il faut en effet savoir que, pour les enfants de cette époque, les policiers étaient sans exception des méchants. Mais le vendeur ne m’a jamais rien demandé. 
     J’ai acheté pour grand-mère deux petits chaussons au chou et trois à la carotte, pour moi deux brioches au fromage blanc et pour grand-père deux choux à la crème. J’ai récupéré la monnaie, suis repartie et me suis arrêtée encore une fois pour observer un type amusant avec des sifflets entre les lèvres, un chapeau sur la tête, toutes sortes de grelots aux chevilles et à ses pieds une casquette avec des pièces de monnaie… et c’est à cet endroit, sur mon trajet de la rue Viru à la rue Vene, qu’une idée m’a traversée. Autant de pièces dans ma poche ! Tranquillement, j’ai pris vingt sent et les ai fait glisser dans mon autre poche. Puis j’ai confusément prié le Ciel de me pardonner d’avoir volé ma grand-mère, mais sans savoir précisément à qui m’adresser : Jéhovah, Jésus-Christ ou tout simplement Dieu. À tout hasard, j’ai cité les trois noms. 
     « Merci, ma petite Brita », a dit grand-mère quand j’ai essayé de lui donner d’une main les petits chaussons et de lui tendre en vitesse la monnaie de l’autre main. « Tiens, c’est pour toi. » Et elle m’a donné encore vingt sent. Dieu ne s’est pas fâché, ai-je pensé avec soulagement. Il me fallait à présent trouver encore soixante sent
     « Il n’y a plus de pain à la maison ! Et tu me parles de chewing gum ? s’est soudain énervée ma mère quand je lui ai demandé de l’argent. Tu veux encore faire la queue ? » Dans mon imagination est alors apparu ce magasin pour familles nombreuses d’où ma mère avait rapporté autrefois du sarrasin et du riz et où, dans mes cauchemars, nous faisions sans cesse la queue. J’ai préféré aller regarder le kiosque et il m’est alors venu une idée… La loterie ! J’ai observé les billets, tous plus beaux les uns que les autres. « Un billet sur trois est gagnant. Premier prix : mille couronnes ! » Génial ! Le seul point faible était que le billet de loterie coûtait cinq couronnes. En désespoir de cause je me suis adressée à Johanna. Celle-ci, comme une cheffe mafieuse expérimentée, ne m’a même pas demandé pourquoi j’avais besoin de cet argent. « Tu me rembourseras dans une semaine, avec intérêts, deux fois la somme », a-t-elle dit en me tendant un billet de cinq couronnes. Et je me suis aussitôt rendue au kiosque du marché central. Je n’ai pas hésité un seul instant. Un billet sur trois devait être gagnant. Il suffisait seulement d’attendre que deux personnes en achètent un avant moi. 
     Cela n’a pris qu’une demi-heure. Le premier billet a été acheté par un garçon en pantalon de velours, de quelques années plus âgé que moi et le deuxième par des filles pouffant de rire. J’ai alors acheté le mien… et j’ai perdu. Je n’avais plus les cinq couronnes de Johanna, je devais lui rembourser dix couronnes la semaine suivante et je n’avais toujours pas de chewing gum. 
     Je me suis simplement assise près du portail du marché, sur le trottoir humide et couvert de neige, puis je me suis mise à réfléchir. Intensément. Et j’ai trouvé la solution. Dans Les Enfants du village boucan, Olle trouve une couronne en regardant par terre. Alors pourquoi pas moi ? Toute la semaine suivante, pendant nos promenades en ville, je regardais constamment par terre. « Qu’est-ce qui t’arrive ? Ce n’est pas possible de parler avec toi dans ces conditions », m’a déclaré Helina. Je me suis contentée de soupirer et je suis rentrée dans un poteau. D’ailleurs, une bonne trentaine d’années a beau avoir passé, je continue jusqu’à aujourd’hui à marcher les yeux rivés au sol. À l’ère de la carte bancaire, je n’espère plus trouver de l’argent, mais les habitudes ont la peau dure. Cette fois là non plus, je n’ai pas trouvé d’argent. Et l’heure de rembourser approchait. 
     Lorsque ma mère m’a trouvée assise dans la cage d’escalier en train de ravaler ma morve et mes larmes, elle n’en est pas revenue. Tout en me traînant à l’intérieur, elle s’est énervée : « Quelque chose ne va pas à l’école ? On te harcèle encore? Cette satanée Talve est incapable de gérer sa classe ! J’irai demain à l’école ! » J’ai fait non de la tête et me suis mouchée dans la manche de mon anorak. Je savais que le lendemain il y aurait des traînées claires à cet endroit, mais pour le moment c’était le cadet de mes soucis : « J’ai pu avoir ce chewing-gum et maintenant je dois rendre dix couronnes à Johanna, je voulais acheter un grand chewing-gum et je lui ai emprunté cinq couronnes et j’ai promis de rendre l’argent avec des intérêts, car j’étais sûre que je gagnerais à la loterie… mais je n’ai pas gagné, parce que la loterie a menti, et pourtant ils avaient promis qu’un billet sur trois était gagnant, c’est des menteurs ! » ai-je hurlé, en larmes.
     Maman s’est d’abord écriée : « Tu as joué à la loterie ? » avant d’être saisie par une pensée encore plus terrible :« Combien d’intérêts ? Johanna t’a prêté de l’argent… et elle veut récupérer le double de la somme ? » « Une vraie usurière ! » a commenté mon père derrière son journal en éclatant de rire, et ma mère lui a jeté un regard menaçant en rétorquant d’un air pincé : « Je vais parler avec Johanna. » Déjà elle se dirigeait vers la chambre de ma sœur, et moi je lui criais par derrière : « N’y va pas, n’y va pas, elle va me tuer ! » Un instant plus tard, nous avons commencé à entendre du salon une violente dispute et des voix de plus en plus fortes qui essayaient de se couvrir l’une l’autre. J’entendais ma mère crier : « Tu te maquilles même pour sortir les poubelles ! » J’étais un peu déconcertée par ce changement de sujet. « Mais j’ai absolument besoin de ce nouveau rimmel ! » hurlait Johanna en réponse. 
     « Tiens, prends ça », m’a dit soudain mon père. J’ai tourné le regard dans sa direction. « Va t’acheter ta rezinka. » Et dans sa main brillait une pièce d’une couronne. 
     
     C’est ainsi que le lendemain matin, je me suis retrouvée à l’endroit où aurait dû se dresser mon kiosque. Je le voulais depuis si longtemps ce gros chewing-gum… et maintenant quelqu’un avait fait exploser ce fichu kiosque ! Quel sale coup !
     À ce moment, je ne savais pas encore que ce mauvais coup avait été commis par mes propres compatriotes. Le soir même, Hakopjan a téléphoné à mon père. Papa a raconté à Maman – et je l’ai entendu – que personne ne savait précisément ce qui s’était passé, mais que Narek avait sans doute offert sa protection à Armen, qui n’en avait pas voulu, et alors Narek avait fait sauter le kiosque d’Armen. La nuit, deux hommes parlant russe étaient venus dire au vendeur du kiosque de s’enfuir, et celui-ci s’était exécuté. « Ils ont utilisé du TNT, a dit mon père à ma mère. Ou du plastic, on ne saitpas encore exactement. »
     Je connaissais Armen, nous nous étions vus pas plus tard que la semaine précédente au cours d’arménien. À l’époque, il semblait tout à fait normal que nous nous réunissions chaque semaine. Il y avait là des ingénieurs restés sans travail après l’indépendance de l’Estonie, des employés du secteur culturel qui vivotaient, de jeunes enfants aux yeux foncés débordant d’énergie et des types dont on disait dans le journal ce même jour qu’ils faisaient partie de la mafia arménienne. « Il n’existe pas de mafia arménienne, simplement des petits profitards minables », déclarait Papa en riant.
     « Papa, c’est qui ce Narek ? lui ai-je demandé. « Ah, c’est un truand venu de Russie, a-t-il grommelé. Comme si les nôtres ne suffisaient pas ! Il va bien finir par rentrer chez lui. » Puis il s’est tourné vers Maman : « Commençons à écrire. Demain, le journal me réclamera un commentaire. Écrivons quelque chose du genre : nous ferons tout notre possible pour faire arrêter les malfaiteurs, et c’est pour nous d’une importance vitale, car les Arméniens sont un peuple pacifique. » « De toute façon, Pikaro va encore en faire tout un foin », a répondu Maman en soupirant, puis elle a pris une feuille.
     Jetant un dernier coup d’œil aux vestiges du kiosque, j’ai tourné et retourné les pièces au fond de ma poche, puis j’ai poussé un soupir avant de reprendre espoir. Je savais que, près de la Maison des journalistes, il y avait également un kiosque. Et un autre en face du siège de la télévision. On y vendait certainement aussi du chewing-gum. Et s’il n’y en avait pas de gros, je pourrais au moins en trouver deux petits et j’en donnerais un à Helina. C’était presque aussi bien ainsi. 

Traduit de l’estonien par David Martin