Friedrich Reinhold KREUTZWALD
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LES VIERGES QUI SE BAIGNENT AU CLAIR DE LUNE
Il y avait une fois un jeune homme qui ne trouvait nulle part le repos et qui était tourmenté du désir de savoir tout ce qui était encore inconnu aux hommes. Ayant déjà appris le langage des oiseaux et beaucoup dautres sciences secrètes, il entendit dire par hasard quil se passait dans lobscurité de la nuit quelque chose que les yeux daucun mortel ne pouvaient apercevoir. Dès lors, il désira connaître ces mystères et il ne trouva plus de repos jusquà ce quil eût acquis la science secrète.
Longtemps il alla dun magicien à un autre, chez tous ceux qui auraient pu rendre ses yeux capables de voir les mystères, mais nul ne le pouvait. Par hasard, il rencontra le magicien du Mana finnois, qui seul pouvait lui enseigner le secret. Quand le jeune homme lui eut communiqué son désir, le magicien lui répondit : « Mon fils, ne cherche pas à connaître la science vaine qui ne peut tapporter le bonheur, mais bien le malheur. Beaucoup de choses sont cachées aux yeux des hommes, parce que leur connaissance troublerait la tranquillité du cur humain. Celui qui connaît tous ces secrets ne se réjouit plus de ce qui se passe tous les jours devant ses yeux. Réfléchis bien afin que tu ne te repentes pas plus tard. Cependant, si malgré mon avertissement tu désires le malheur, je tenseignerai comment tu peux voir ce qui se passe dans lobscurité de la nuit. Mais il faudra que tu aies un courage plus quhumain, autrement tu napprendras jamais la science secrète ».
Puis le vieux magicien finnois lui indiqua lendroit et la nuit où le roi des serpents rassemble tous les sept ans ses sujets à une fête joyeuse. « Le roi-serpent a devant lui un vase dor avec du lait de chèvre céleste ; sil test jamais possible de tremper un morceau de pain dans ce lait et de le mettre aussitôt dans ta bouche avant de tenfuir, tu verras tous les secrets qui se passent dans lobscurité de la nuit et qui sont ignorés de tout le monde. Heureusement, cest cette année qua lieu la fête des serpents, sinon tu devrais attendre sept ans avant quon la fête de nouveau. Mais sois courageux, brave et habile, ou tout est perdu. »
Le jeune homme remercia le magicien et se mit en route avec la ferme résolution dexécuter ses prescriptions, dût-il lui en coûter la vie. Quand la nuit indiquée arriva, il se rendit le soir dans le grand marais où le roi des serpents devait rassembler ses sujets à la fête brillante. Le jeune homme regarda attentivement partout autour de lui, mais au clair de lune il ne voyait que quelques monceaux de terre immobiles. Il sennuyait déjà dattendre, et il pouvait être minuit lorsque soudain il vit apparaître au milieu du marais une lumière éclatante, comme une étoile brillant sur un monceau de terre. Au moment même où elle apparut, tous les monceaux de terre frémirent et se remuèrent, des centaines de serpents sortirent de chaque monceau, tous rampèrent vers la lumière et le marais devint plat. Les prétendus monceaux nétaient que des tas de serpents vivants qui attendaient leur roi. Quand ils se furent tous rassemblés autour de la lumière et eurent formé une masse, le tas sélevait à la hauteur et à la largeur dune hutte, et la lumière brillait toujours sur le tas. Le chuchotement de cette assemblée était si effroyable que le jeune homme nosa faire un pas en avant et resta longtemps immobile à regarder. Peu à peu, il reprit courage et se rapprocha lentement sur la pointe des pieds. Ce quil vit était plus effroyable que personne ne pourrait le décrire. Des centaines de milliers de serpents, des grands et des petits, sétaient entassés autour dun serpent immense, aussi gros quune poutre et qui avait sur la tête une couronne dor doù sortait la lueur brillante. Les milliers de têtes de serpents qui sélevaient du tas chuchotaient comme des oies furieuses et faisaient un bruit à rendre sourd. Pendant longtemps le jeune homme neut pas le courage de monter sur le tas où, à chaque seconde, il était menacé de mort, mais quand il vit le vase dor fatal devant le roi des serpents et quil se rappela le mystère qui sy attachait, il nhésita pas longtemps. Ses cheveux se hérissaient et le battement de son cur sarrêta, mais la passion de connaître les mystères était invincible et le poussait en avant. Oh ! quel chuchotement, quel bruit parmi les serpents ; toutes les têtes visibles des milliers de serpents ouvraient leurs bouches et tâchaient de mordre lhomme hardi, mais heureusement pour lui ils ne pouvaient détacher leurs corps de limmense pelote. Le jeune homme avait trempé avec la rapidité de léclair un morceau de pain dans le vase dor, lavait mis dans sa bouche et senfuyait comme sil était poursuivi par le feu. Lennemi cette fois était pire que le feu : lhomme navait pas le temps de regarder en arrière, il lui semblait que des milliers dennemis étaient à ses talons et leur chuchotement retentissait à ses oreilles. Enfin il suffoqua, les forces lui manquèrent et il tomba évanoui et épuisé sur le gazon, ne pouvant remuer ni main ni pied.
Le sommeil avait fermé ses yeux, mais il avait des rêves effrayants. Il rêvait que le roi des serpents avec la couronne dor sétait jeté sur lui et voulait lavaler. Avec un cri désespéré, il bondit pour se sauver et vit que cétait le soleil levant qui lavait réveillé. En regardant autour de lui, il ne vit nulle part ses ennemis de la nuit et le marais pouvait être à une distance dun mille. Le lait de la chèvre céleste lui avait donné assez de forces pour courir si loin. En examinant ses membres, il constata avec joie quil nétait pas blessé.
Après midi, il se reposa quelques heures, puis, la nuit suivante, il résolut de se rendre dans la forêt pour connaître leffet que devait produire le lait de chèvre céleste et savoir sil pouvait réellement voir les choses secrètes. Dans la forêt, il vit bientôt ce quaucun il mortel na vu auparavant et ne verra probablement plus. Entre les sommets des arbres étaient placés des bancs détuve en or et sur ces bancs des bouquets de branches de bouleau dargent et des seaux dargent avec de leau, mais on ne voyait nulle part des êtres vivants venir se baigner. La pleine lune brillait au ciel et le jeune homme put voir tout ce qui se passait autour de lui.
Après quelques instants, il entendit un doux frémissement dans le feuillage, comme si un souffle de vent sélevait, puis il vit apparaître de toutes parts des vierges nues, plus belles et plus roses de visage que toutes celles que lon voit dans nos villages. Toutes ces filles du dieu de la forêt et de la mère du gazon montaient sur les bancs détuve pour se baigner. Le jeune homme, qui guettait derrière un buisson, aurait voulu avoir cette nuit cent paires dyeux, car ses deux yeux ne pouvaient voir toutes ces beautés. Enfin, vers le matin, les bancs détuve et les vierges disparurent comme sils sétaient transformés en un nuage de brouillard. Il resta encore longtemps à regarder, jusquà ce que le soleil fût levé, cest alors seulement quil songea à retourner chez lui.
Le jour lui sembla long comme une année entière, et il attendit avec grande impatience le soir et la nuit, espérant voir de nouveau les vierges se baigner au clair de lune. Mais dans la forêt il ne trouva rien, ni les bancs détuve ni les vierges. Néanmoins, il ne craignait aucune fatigue et y retourna toutes les nuits, mais ses visites étaient vaines.
Bientôt il commença à dépérir ; il ny avait plus rien au monde qui aurait pu le réjouir ; il ne mangea plus, il ne but plus et mourut de chagrin, nayant pas trouvé le bonheur dans les choses secrètes.
Traduit de lestonien par A. Dido.
(Revue des traditions populaires, 1893, pp. 488-491)