Un semestre d’hiver, sans doute en cinquième, je me suis retrouvé à user mes fonds de culotte dans la même classe que lui : cela devait être pendant l’année scolaire 1941-42. Je faisais partie de ceux qui avaient transhumé d’une classe dans la suivante, celle d’où lui et ses copains n’avaient pas bougé depuis au moins un an. Qui, dans ces conditions, était chez lui, et qui était étranger ?
Nous à leurs yeux, eux aux nôtres.
Évidemment — d’une manière relative. Mais dans l’absolu ? Et c’est dans l’absolu qu’il faut considérer la chose, puisque c’est absolument qu’il a disparu — Kõtu, veux-je dire —, du moins me semble-t-il.
Ce que veut dire ici « absolument », voilà qui demande bien entendu une explication : mais toute l’histoire que je veux raconter doit justement être une explication de ce qu’il y a d’« absolu ».
En bref, pour commencer : Kõtu était là, dans cette classe, absolument chez lui. Lui et peut-être les autres, ses copains, encore que je n’en sois pas si sûr.
Je ne sais pas trop si les copains dépendaient de lui ou lui d’eux. Puisque j’ai placé au centre du tableau Kõtu et sa présence absolue, c’est bien sûr eux qui dépendaient de lui — par construction ; mais sous certains aspects, il semble que ce soit le contraire qui ait été le cas.
Mais je vais interrompre cette discussion en ce point précis (quitte à y revenir au moment opportun, s’il s’en trouve un) afin d’en venir aux faits.
Et tout d’abord à ceci : je ne me rappelle pas avoir jamais parlé avec lui, ni même une seule situation où cela aurait pu se produire de façon naturelle. Et me voici revenu au « centre ». Tel un centre, il était si étroitement (si jalousement) entouré par ses camarades que franchir cette muraille était pour quelqu’un comme moi pratiquement impossible.
Mais on peut envisager un autre point de vue : Kõtu non point cerné par ses copains, mais se cherchant lui-même une place au milieu d’eux et se dissimulant jalousement (encore jalousement) au sein de leur nuée, pour se sentir protégé.
Forcément cela lui coûtait quelque chose, il devait se débrouiller pour garder (tolérer) ses copains autour de lui, aussi lui fallait-il sans doute jouer à l’amuseur ou au bouffon, afin que le roi tolère sa présence immédiate et lui offre sa protection. Car il y avait aussi un roi dans cette bande de camarades, et à regarder les choses ainsi voilà que le centre s’est décalé. Le roi, je lui ai parlé — plusieurs fois même, bien que nous fussions plutôt étrangers l’un à l’autre, mais pas à tel point que toute relation s’en fût trouvée impossible. Jaksi, tel était son nom. J’étais dans la même classe que sa sœur depuis ma première année d’école : nous faisions partie du même groupe, de ceux qui passaient régulièrement d’une classe dans la suivante, année après année. Ce n’était pas une beauté, mais elle n’était pas vilaine non plus — une fille discrète, qui n’avait pas vraiment l’air d’être la sœur du roi. Elle avait ceci de plaisant qu’elle semblait dépourvue de toutes les « bizarreries » habituelles aux autres filles. D’une certaine façon, elle était comme d’un sexe intermédiaire, et du coup c’était toujours elle ma partenaire dans les habituels et inévitables jeux collectifs, c’était vers elle que je me tournais chaque fois que le jeu nous imposait de choisir une fille. Toujours à cause de cette heureuse absence de bizarreries. J’avais l’air de faire exprès de ne jamais choisir de jolies filles, même si j’avais eu une petite aventure en troisième (?) avec Juta Sepp, et une aventure assez « chaude », si l’on peut le dire ainsi. Mais j’ai raconté tout cela dans le cinquième volume des Studia. C’était cependant resté ma seule aventure de ce type à l’école primaire, et même après les choses n’avaient, de ce point de vue-là, pas tellement changé. Mais tout cela est ici secondaire. Le roi lui-même est secondaire, ou n’a de rapport avec mon propos qu’à cause de Kõtu, qui était son protégé.
Et pourquoi frayer avec le roi ? Était-ce pour son aspect avenant, sa force, son caractère amical ? Ou alors à cause de Kõtu ? Sûrement pas. Je ne sais même pas pourquoi, et peut-être n’était-ce pas moi qui frayais avec lui, mais lui avec moi, poussé par la curiosité. Je n’en sais rien, et cela n’a pas d’importance non plus. La seule chose intéressante à mentionner, peut-être, c’est qu’il lui arrivait de temps à autre de venir me trouver sans motif apparent et de me réciter quelque chanson gaillarde, pas franchement ordurière, mais plus ou moins ambiguë, dont je ne faisais qu’entrevoir la signification, comprenant tant bien que mal qu’il s’agissait de « ce dont on ne parle pas ouvertement ». Je les ai toutes conservées, et je me les rappelle aujourd’hui encore. C’est là le principal bagage poétique que j’ai gardé de l’école primaire, car pour ce qui est des poésies qu’on nous donnait en cours à apprendre par cœur à la maison, je les oubliais aussitôt après les avoir récitées.
Mais assez sur ce sujet.
Beaucoup plus m’importe la façon qu’avait Kõtu de caresser son crâne rasé : les doigts en avant, de la nuque jusqu’au front. Un geste lourd de sens, mais d’un sens guère aisé à déchiffrer. Était-ce le signal de quelque divergence d’opinion ? La marque d’un accord dubitatif ? Là encore, je suis forcé d’admettre que je n’en sais rien et, pire, je ne suis même pas sûr que ce soit bien Kõtu qui ait ainsi lissé son crâne rasé. Peut-être ai-je emprunté ce geste à quelqu’un d’autre, à une tout autre époque, en un tout autre lieu. Et tout ce que je dis à propos du roi et du bouffon est peut-être le fruit de ma seule imagination, car au fond je ne me souciais guère de son allure ni de son existence — ce Kõtu n’était qu’un vermisseau grisâtre et transparent, auquel on ne prêtait attention que par exception. Il venait certainement d’un milieu pauvre, sortait de quelque faubourg misérable et était toujours affublé du même vêtement, une veste bariolée et cependant presque incolore, pourvue d’une fermeture Éclair et qu’on trouvait pour trois fois rien en magasin, qu’on voyait souvent sur le dos des garçons des faubourgs et que ma mère ne m’aurait sous aucun prétexte permis de porter. Je n’en aurais d’ailleurs pas voulu, cela dénotait trop clairement le groupe dont je voyais les membres porter ce type de vêtement. Et sans aller jusque là, la seule idée de porter une veste pareille me remplissait d’horreur. À cause de l’idée de pauvreté ? Sans doute pas : je pensais simplement… Je ne pensais d’ailleurs rien, je ne faisais que ressentir.
Kõtu mettait sans doute cette veste depuis plusieurs années, et elle devait être usée jusqu’à la trame, car sur les photos de classe qui me sont récemment tombées entre les mains, il la porte invariablement — quand il est présent, insecte minuscule, relégué au dernier rang. J’ai l’air de parler de lui comme si je l’avais à l’époque observé avec la dernière attention : je ne l’observais pas du tout, je ne lui accordais pour ainsi dire pas un regard. Toutes ces histoires de roi et de bouffon ont sans doute été maintenant, ces dernières années, imaginées a posteriori, quand je me suis mis à penser à lui. Aujourd’hui j’y pense, et davantage avec chaque année qui passe — je me demande ce qu’il est devenu, où il a disparu. À l’époque, quand il était là, il ne suscitait pas en moi la moindre pensée, rien du tout.
Rien du tout, hormis en ces deux ou trois occasions qui sont restées gravées dans ma mémoire et qui s’y font de plus en plus précises. J’ai dit qu’il avait redoublé pour ainsi dire chaque classe jusqu’à ce que je le rattrape (puis le distance). Ses notes devaient donc être telles que le passage dans la classe supérieure s’en trouvait empêché, du moins au tempo habituel. Ce devait être des deux, essentiellement. Mais je n’y pensais d’ordinaire pas, même lors des quelques occasions auxquelles je viens de faire allusion.
Lors de ces moments où il devint soudain, devant nos yeux, tout à fait autre : où le garçonnet falot affublé de sa veste bariolée de gamin des faubourgs se changea en Lui-même. Où, par sa voix, il se fit respecter comme être humain absolument et irrémédiablement unique : Kõosaar, surnommé Kõtu.
Oui, et même sa voix avait changé. Cette voix de petit écolier, à laquelle personne ne prêtait attention, était devenue remarquable, exacte et sérieuse, et son assurance avait une évidence paisible. Ce fut lorsqu’on lui fit lire à haute voix, devant la classe, ses rédactions (préparées à la maison ?). Alors il fut présent et absolu, et la classe fut, très exactement, sienne.
Je ne sais pas quelles notes ou quelles appréciations il pouvait avoir en estonien, cela ne dépendait pas seulement des rédactions, il y avait encore les dictées, et tout le reste. Mais cela ne pouvait sûrement pas être des deux, comme en maths ou dans d’autres matières décisives pour le passage dans la classe supérieure. On n’aurait pas fait lire devant toute la classe les rédactions d’un élève abonné aux deux.
Il lut donc, et nous écoutâmes, moi en tout cas et certainement la majeure partie de la classe — les filles, j’imagine, sans exception. La maîtresse écoutait, bien qu’elle connaisse déjà le contenu et qu’elle ait relevé les éventuelles fautes d’orthographe. Elle écoutait comme nous, comme le public écoute le jeu d’un soliste célèbre, d’un pianiste ou d’un violoniste virtuose, ou la voix envoûtante d’un baryton. Et c’était la voix que nous écoutions (je ne sais pas au juste si c’était celle d’un baryton, ou d’un ténor, ou…), la maîtresse en particulier, car en notant la rédaction elle n’avait pas pu l’entendre, mais juste l’imaginer (tout de même cela).
La voix seule ne signifiait rien, cependant ; ce qu’elle nous faisait entendre, ce qui la faisait ainsi sonner harmonieusement, voilà ce qui comptait. C’est cela qui faisait de cette lecture un événement que jusqu’à aujourd’hui je n’ai pas pu oublier : ni la voix, donc, ni même les phrases ou les expressions isolées prises mot à mot, telles qu’elles figuraient, écrites, dans son cahier.
Il lisait d’une voix neutre et monocorde, sans rien accentuer en particulier, avec une application extrême, comme si cela même faisait partie de l’essence du texte.
Au point où j’en suis aujourd’hui, j’ai entendu une multitude de poètes ou de gens de lettres lire leurs œuvres à haute voix. À l’occasion, j’ai même pu y prendre plaisir, par exemple lors des lectures spectaculairement indifférentes et monotones d’Alliksaar. Mais ce n’était tout de même pas la lecture de Kõtu. Dans tout ce que j’ai entendu par la suite manquait la fraîcheur et la magie de cette première fois. Je n’étais pourtant pas à l’époque un auditeur inexpérimenté. La lecture de Huck Finn par mon père, ou d’Oliver Twist par ma mère, accompagnaient chaque soir mon coucher, mais même cela… C’était bien sûr une chose toujours attendue, à quoi je n’aurais voulu renoncer sous aucun prétexte, une chose familière, connue, mais cela ne possédait pas la nouveauté de la lecture de Kõtu.
Je me demande s’il y aurait un intérêt à répéter ici ses paroles, celles dont je me souviens encore, puisque sans sa voix elles ne transmettraient pas ce dont elles avaient ce jour-là été porteuses.
Je me souviens spécialement de deux rédactions : « Un jour d’hiver » et « La mort de ma mère », sans toutefois être certain des titres. Pourtant, même déformés, ceux-ci donnent très exactement l’idée du contenu.
La deuxième fit sur presque toute la classe une impression considérable. Sur moi en tout cas, sur la maîtresse, et vraisemblablement sur toutes les filles. Je vis la maîtresse essuyer furtivement une larme sur sa joue. Nous pleurions tous, captivés, certains avec de vraies larmes, d’autres sans larmes. Je ne saurais pas dire ce qu’il en fut pour moi, je ne m’en souviens plus, ou alors je n’y avais pas fait attention.
On me dira peut-être qu’il n’y a rien d’étonnant à ce que nous ayons tous pleuré, qui pourrait rester indifférent en entendant un tel récit — un petit garçon auprès du cercueil de sa mère ? Cela ne demande pas un talent particulier, l’histoire est triste, et ce qu’elle laisse présager plus triste encore : l’arrivée à la maison d’une marâtre, de celle dont il est si souvent question jusque dans la poésie populaire estonienne et à propos de qui me reviennent à la mémoire quelques vers bien connus en leur temps dans la région de Põlva, peut-être même dans tout le Võrumaa. « La marâtre me frappe / cinq fois le jour de son fouet […] du pommier tombent les fleurs / de mes yeux les larmes… »
(Entre parenthèses, il est d’usage ces derniers temps de faire comme si l’on avait exagéré la cruauté des belles-mères, mais les statistiques montrent que la mortalité des enfants vivant auprès d’une marâtre était (au xixe et au xxe siècle) plusieurs fois supérieure à celle des enfants ayant grandi auprès de leur mère. Du coup, quand on y pense, il est même étrange que les filles aient été aussi émues par cette histoire, car après tout chacune d’entre elles était potentiellement une future marâtre. Étrange symbiose, dans l’âme féminine, entre tendresse et cruauté.)
Lui seul — Kõtu — ne pleurait pas, on ne percevait pas le moindre tressaillement dans sa voix, qui était paisible et appliquée, à la fois triste et solennelle.
Quant à l’objection qui consisterait à dire que c’était le sujet seul qui nous avait mis dans cet état, que le génie de Kõtu n’avait rien à faire là-dedans, cette objection tombe quand je pense aux idées qui me traversaient en même temps la tête (l’hémisphère gauche du cerveau) : comment y arrive-t-il, où est-il allé chercher ces phrases, ces expressions, que je serais personnellement incapable d’imaginer ou de proférer ? Jusqu’à aujourd’hui, je n’ai jamais réussi à me hisser à ce niveau — me dis-je en ce moment même, en racontant cette histoire.
D’ailleurs, l’autre rédaction que nous avions entendue nous avait laissé (m’avait laissé, au moins) une impression tout aussi forte, et les mêmes questions me trottaient dans la tête : de nouveau, comment arrive-t-il à faire cela, comment tout cela lui vient-il comme dans la vie ? Pourtant il n’y avait là rien que de très ordinaire, une journée d’hiver, un skieur qui regarde, observe, garde en mémoire, et par la suite décrit ce qu’il a vu de telle manière que l’auditeur se sent lui-même transporté dans cette même journée d’hiver ensoleillée et étincelante, les skis aux pieds. Non, rien ne me fera démordre de ma conviction du génie de Kõtu.
Et qu’est-il devenu ? Lui, Kõtu, lui qui avait créé ce miracle, et peut-être d’autres miracles que nous n’eûmes pas la possibilité d’entendre, car ils ne nous furent pas lus ?
À qui, dans ce cas ?
Je n’en sais rien, peut-être à personne d’autre que lui-même. Jusqu’à aujourd’hui, là où il vit désormais, ignoré, à moins qu’il ne soit déjà mort.
Des années plus tard il m’est tout de même arrivé à plusieurs reprises de penser que toute cette histoire n’était peut-être que pure illusion. Cette envoûtante fascination, cette impression que tout paraissait réel, peut-être était-ce là en effet, au sens le plus direct et le plus banal, du « réel » ? Recopié dans quelque magazine familial, ou dans la presse féminine ? Ici, je dois tout de même citer une des phrases qui me sont restées en mémoire : « Mon petit cœur d’enfant se recroquevillait de douleur. » N’est-ce pas là une façon de s’exprimer typique des magazines féminins ? J’avais déjà senti à l’époque, bien qu’en entendant ces mots mon « cœur d’enfant se soit recroquevillé de douleur », que je n’aurais jamais pensé à dire une chose pareille, et une impression m’avait traversé le lobe gauche du cerveau : je n’aurais pas pu le dire, je n’aurais pas osé, même si j’en avais eu l’idée.
Mais il est possible que cela vienne de ce que je n’ai jamais voulu dire les choses comme le font les écrivains, que je n’ai jamais voulu être écrivain, ni plaire au public comme les écrivains — je raille ici des raisins trop verts, peut-être (allez donc savoir ça de vous-même : s’agissant des autres, pourquoi pas, à l’occasion, mais de soi c’est bien rare, et jusqu’à la fin). Pourtant, ce sont bien les articles de la presse féminine qui me viennent à l’esprit en me remémorant cette phrase — aujourd’hui ; à l’époque je n’y avais pas pensé, pas plus d’ailleurs qu’à une quelconque possibilité de plagiat.
Dans l’autre rédaction que nous avions entendue, la description d’une journée d’hiver, il n’y avait rien qui pût faire germer de telles idées. Pas la moindre trace des jolies tournures des journaux féminins, ou alors enfouies sous l’élégance de la description, qui me transportait au cœur même de cette journée d’hiver étincelante de soleil : je me trouvais là, et pas une seule pensée n’était venue m’en déloger. Et au fond, qui prétend que l’emprunt d’une expression par-ci par-là soit un péché ? Cela se pratique, et c’est bien normal — autrement, comment donc pourrait exister ce ciment qui unit les différentes œuvres pour former la littérature mondiale, si ça vous plaît de l’appeler comme ça ?
Non, je ne laisserai pas Kõtu sombrer sous les dénégations de ces idées insidieuses. Trop authentique, trop véridique, trop personnel était tout ce qu’il nous avait lu ce jour-là.
Mais s’il était présent, authentique et véridique, avec sa lecture, comment a-t-il pu ainsi disparaître ?
Ce n’est pourtant pas possible, et si quelque chose ici est une tromperie, c’est uniquement cet être-disparu.
Et cependant il a disparu, et je n’ai jamais entendu la moindre chose à son propos depuis ce semestre d’hiver à la première école primaire de Valga, en classe de cinquième.
Et voici que maintenant, ces tout derniers jours, alors que mes forces s’épuisent et que je n’ai même plus le courage de lire, je tombe quelque part sur le sommaire d’une revue littéraire où apparaît son nom : Kõosaar.
C’est une vision fugitive, avant que la revue disparaisse de mon champ de vision, mais cela suffit. Je sais qu’il est de retour. Kõtu, après tout ce temps, après des générations, après ces décennies d’être-disparu. Comme il se doit.
Je réfléchis et je commence à me renseigner, je téléphone à l’Union des écrivains de Tartu, où l’on me répond qu’ils n’ont pas de Kõosaar dans leur liste. Chez Vikerkaar, j’apprends que oui, Kõosaar est édité, et même en deux exemplaires, un homme et une femme. Pourtant ils ne savent rien de plus, eux n’ont rien publié ni de l’un ni de l’autre. Mais ce doit être dans Looming, me dit-on, sans doute aurai-je plus de succès en m’adressant là-bas. Je pose alors la question à Asta Põldmäe, et il s’avère que ce que mon exaltation m’a fait lire comme Kõosaar était en réalité Kõomägi — l’homme — et Kõusaar — la femme. Et à peine retrouvé, Kõtu disparaît de nouveau.
Mais quelque temps plus tard le cerveau se met de nouveau à chercher, ne se satisfait pas de cet éclaircissement et se demande si son nom était bien Kõosaar, quand il nous a lu ses rédactions. Ai-je jamais vu ce nom écrit quelque part noir sur blanc ? Peut-être l’ai-je seulement entendu, quand la maîtresse, parfois, l’interrogeait : il n’y a que Kõtu dont je sois certain, c’est ainsi que nous l’appelions entre nous. Et avec quelle facilité j’aurais pu transformer dans ma mémoire Kõomets en Kõosaar, ou de mon oreille ayant mijoté dans les sonorités du dialecte de Põlva entendre Kõosaar au lieu de Kõusaar ! Qui pourrait prétendre que ce soit impossible ? D’ailleurs, aussi bien Kõomägi que Kõosaar conserveraient par diminution la même forme, Kõtu, ce qui est l’essentiel. Mais qui pourrait dire qu’il en est réellement ainsi, et que Kõtu, disparu, réapparu, disparu de nouveau, a bien refait surface ? Je n’ai plus personne à qui le demander, personne qui en cette année 1942 se soit trouvé dans la même école primaire que moi, à Valga, en cinquième classe.
Ou peut-être que si, et dans ce cas, qu’on me dise, qu’on dise ce qu’il en est réellement. Qu’on le dise, si quelqu’un connaît la réponse et vient à lire mon message.
Traduit de l’estonien par Jean Pascal Ollivry