Robert H. était un poète de café, mystérieux et entêté. Bien qu’il ne fût guère connu en dehors d’un petit cercle de spécialistes, nous le tenions en très haute estime. Quand nous l’apercevions dans la rue, nous lui adressions de loin des signes de tête, l’invitions même à se joindre à nous avec force cris et gesticulations. Les premiers temps, il cédait parfois à la tentation, nous rejoignait, riait et bavardait à nos côtés. Quand nous lui demandions d’où il était originaire et ce qu’il étudiait, il répondait toujours que le café était son école de vie et son université. Plus tard, il cessa de répondre à nos appels, préférant de plus en plus souvent la solitude. On le voyait parfois assis dans de petits troquets reculés, immobile, attendant l’inspiration, un crayon taillé en pointe coincé derrière l’oreille, une tasse de café fumant devant lui.
Il y a environ un an de cela, Robert H. commença à fréquenter de plus en plus assidûment le vieux café de l’université, ce qui ne fit évidemment que nous réjouir. Mais comme il était devenu beaucoup plus morne et plus sombre qu’autrefois, nous préférions ne plus l’importuner avec nos salutations. Nous le regardions simplement de loin et cela nous suffisait.
Par les après-midi calmes, il pouvait arriver qu’il se lève brusquement et se mette à déclamer un poème. Nous conservons, aujourd’hui encore, le souvenir assez précis de l’une de ses déclamations, y compris de ses pauses :
nous buvons en silence
le café du matin
toi, moi
et la mort,
les visages encore endormis,
comme des enfants,
nous avons le temps.
Vers midi
par la fenêtre entrouverte
nous regardons
le jardin en friche
où vient juste
de cesser
la pluie.
Je ne me souviens plus très bien si ce poème avait une suite ou s’il se terminait ainsi. Quoi qu’il en soit, c’était un texte mémorable. De sorte que, lorsqu’il eut fini, nous nous levâmes et l’applaudîmes avec enthousiasme. Mais cela ne sembla pas lui plaire, car il quitta aussitôt le café.
La morosité croissante de Robert H. nous rendait quelque peu soucieux. L’observation de ses humeurs, de sa consommation de café et de son activité d’écriture était pour nous depuis longtemps une sorte de hobby. Sa tristesse devait avoir une explication. Un jour, l’un de nous annonça joyeusement qu’il avait trouvé : il avait appris par quelqu’un que Robert H. était entré dans la saison du Grand Poème. Celui-ci était déjà en train de croître et d’enfler en lui, mais nul ne savait précisément quand il verrait le jour.
Cette nouvelle nous mit aussitôt sur le qui-vive, mais nous incita également à la prudence. Nous contournions désormais Robert H. avec un silence respectueux, l’observant de loin, à la dérobée. Nous constatâmes que notre morne poète séjournait de plus en plus souvent et de plus en plus longtemps dans le vieux café de l’université. Il choisit finalement une table située dans un coin, avec un large et confortable fauteuil dans lequel il pouvait rester assis des jours entiers. Quant à nous, spectateurs de sa vie mystérieuse, nous nous installions à l’autre bout de la salle et nous relayions pour l’observer. À de rares instants seulement, lorsqu’un client mal informé prenait place un peu trop près de lui, voire — Dieu nous en garde ! — osait s’installer à la même table, l’un de nous se précipitait dans le coin sacré du café et demandait à l’importun, avec une nuance de menace dissimulée sous un ton poli, de bien vouloir s’éloigner au plus vite. On peut penser que Robert H. nous en était reconnaissant. Nous nous rendions parfaitement compte des souffrances que la gestation du Grand Poème lui occasionnait.
Il quittait de plus en plus rarement la table du coin. Sa tête songeuse se penchait sur sa tasse de café avec un air de concentration intense, le crayon pointu derrière l’oreille, une feuille de papier blanc posée sur le bord de la table comme une accusation. Au bout d’une semaine environ, il cessa complètement de se lever. Figé dans une immobilité croissante, il commença même à adhérer peu à peu à son siège. Au point qu’un jour, lorsqu’il essaya de se lever pour aller chercher une nouvelle tasse de café, le fauteuil se leva avec lui et l’on put voir, depuis l’autre bout de la salle, que la moitié de son dos et de son postérieur était véritablement soudée au siège. Cette situation nous obligea à intervenir. Comme Robert H. ne pouvait plus aller acheter son café lui-même, nous lui proposâmes discrètement que l’un d’entre nous lui rende ce service — jusqu’à la naissance du Grand Poème.
Il nous écouta en nous considérant d’un air hostile. Au début, il refusa catégoriquement notre aide, puis finit par céder à nos requêtes insistantes et douces. Il nous demanda d’un ton bourru d’observer, en le servant, le silence le plus absolu, afin de ne pas troubler sa concentration. Nous le lui promîmes.
Notre excitation était à son comble. Nous pouvions désormais contribuer de façon directe à la naissance du Grand Poème ! Nous participions à un mystère dont l’importance et l’imprévisibilité nous donnaient le sentiment de faire partie d’une confrérie secrète. Peu importait que notre rôle se limitât à apporter à Robert H. son café et à assurer sa sécurité. Nous le faisions de façon exemplaire, avec la plus grande conscience. Lorsqu’un client dénué de tact se mettait à parler trop bruyamment ou accordait une attention excessive à Robert H., sans comprendre que cet établissement était pour certains un véritable lieu saint, nous le poussions aussitôt dehors. Sans scandale et sans bruit. Sans troubler la douce rumeur des conversations. Et toutes les heures, l’un de nous achetait à Robert H. un nouveau café, le posait sur sa table avec une légère courbette, puis s’empressait de se retirer.
Évidemment, certains d’entre nous devaient parfois s’absenter, car nous avions nous aussi nos obligations quotidiennes, un travail, voire une famille. La nuit, nous devions laisser le poète complètement seul dans le café, car le règlement intérieur de celui-ci n’autorisait à ce moment-là que la présence du mobilier. Et Robert H. en faisait partie en un certain sens, car à force d’attendre le poème, ses fesses et son dos étaient déjà tellement collés au fauteuil qu’il n’aurait plus été possible de les détacher sans le blesser. Mais il ne paraissait pas troublé le moins du monde par cette circonstance, tant il était concentré sur l’attente de son Grand Poème.
Celui-ci, cependant, était capricieux et ne voulait pas encore venir au monde, de sorte que Robert H., surchauffé par son énorme consommation de café, commença à se fondre de plus en plus intimement dans son siège. Au bout de trois semaines, il était déjà très difficile de distinguer où finissait Robert H. et où commençait le fauteuil.
Le haut de son corps avait déjà eu le temps de s’intégrer entièrement dans le rembourrage du dossier, et son abdomen disparaissait quant à lui dans l’assise moelleuse. Ses jambes avaient pris la forme des minces pieds du fauteuil, et l’on avait l’impression que c’était celui-ci, et non un être humain, qui portait les chaussures du poète. Sa tête avait subi à peu près le même sort : la nuque s’était enfoncée presque complètement dans le dossier et seul l’ovale de son visage dépassait encore. On aurait dit que quelqu’un avait collé à cet endroit un masque humain. Pourtant, ce masque vivait et respirait, en faisant preuve d’une sensibilité extrême à tout ce qui l’entourait. Nous avions fort à faire pour éloigner les curieux et les importuns du fauteuil de Robert H.
Nous dûmes bientôt nous charger à son égard d’une autre mission. Il devint en effet de plus en plus évident que Robert H. n’était plus capable de boire lui-même son café, car ses bras, inactifs depuis un mois, étaient devenus impossibles à distinguer des accoudoirs, à l’exception de ses doigts qui dépassaient toujours et manifestaient des signes d’une certaine indépendance anatomique. Ils ne pouvaient cependant atteindre la tasse de café. Or, Robert H. avait besoin de café en permanence, afin de ne pas perdre sa vigilance. Car le Grand Poème était comme un grand fauve : il pouvait attaquer à tout moment. Jusqu’à la dernière seconde, il serait impossible de savoir avec certitude qui guettait qui. Nous prîmes donc la décision de nous charger également de faire boire le poète.
La première fois, lorsque le plus courageux d’entre nous approcha prudemment le café de l’ovale de son visage, Robert H. serra résolument les lèvres en faisant des grimaces contrariées avec ses sourcils et ses joues. Mais lorsque nous lui eûmes expliqué patiemment que cela était conforme à son intérêt et nécessaire pour le maintenir en éveil, il se radoucit peu à peu et consentit enfin à ouvrir la bouche. À raison d’une gorgée toutes les cinq minutes environ, il parvint comme avant à boire une tasse en une heure. Mais l’ingestion du breuvage était à présent un peu compliquée, car il ne pouvait plus tourner ni pencher la tête. Afin d’éviter que le café ne coule dans ses narines, nous devions, pour lui faire avaler les dernières gorgées, incliner un peu le fauteuil, ou plus précisément incliner Robert H. qui avait pris la forme du fauteuil.
Cependant le Grand Poème tardait à venir.
Plusieurs jours passèrent. L’hiver était en train de céder la place au printemps. Sur la colline de Toome on croisait déjà de jeunes couples d’amoureux et les mésanges gazouillaient du matin au soir. Par un lundi matin ensoleillé, lorsque le café rouvrit après la fermeture du week-end, nous entrâmes dans la salle très excités, espérant que Robert H. avait fini par enfanter son poème. Mais notre espoir ne devait pas être satisfait.
Nous constatâmes avec effroi que le poète n’était pas dans la salle. Le fauteuil du coin ne présentait plus aucun signe de ressemblance avec lui. Les chaussures aux pieds du siège avaient disparu. On ne voyait plus l’ovale de son visage ni ses doigts au bout des accoudoirs. Se pouvait-il que Robert H. se fût entièrement confondu avec son siège ?
Je ne voulais pas le croire. Cela n’avait pas pu arriver aussi vite.
Nous interrogeâmes la jeune fille de la caisse et la laveuse de vaisselle et apprîmes qu’un banquet avait eu lieu dans le café pendant le week-end. Toutes les tables avaient été réunies et tous les fauteuils alignés pour accueillir des invités étrangers, peut-être une délégation danoise. Après le banquet, on avait replacé les tables et les fauteuils n’importe comment, c’est-à-dire à une autre place que celle qu’ils occupaient précédemment.
Nous demandâmes, très énervés :
« Vous n’avez donc pas vu que l’un des fauteuils portait des chaussures ? Vous n’avez pas remarqué, dans le dossier, un visage incrusté, les traits tendus et concentrés ? Ce visage ne vous a donc rien rappelé ? Quand les membres de la délégation ont pris place à table, personne n’a donc entendu un petit cri étouffé ? »
Mais en réponse à nos questions, la jeune caissière et la laveuse de vaisselle se contentèrent de hausser les épaules en signe d’impuissance. Elles n’avaient rien vu ni entendu.
Pauvre Robert H. ! Que te fallut-il donc subir au cours de ce week-end ?
Nous discutâmes entre nous de la conduite à tenir et décidâmes d’examiner un par un tous les sièges du café. Au bout d’une heure environ, l’un de nous découvrit que le dossier d’un fauteuil placé à côté de la fenêtre était légèrement bombé et que cette bosse avait vaguement la forme d’un nez. Après une observation plus attentive, et lorsque nous eûmes extrait du dossier une quantité non négligeable de fils jaunes, de ressorts et de rembourrage, nous découvrîmes enfin un nez rose qui respirait un peu plus vite que la normale. Une joyeuse excitation nous envahit à ce spectacle. Lorsque nous eûmes encore arraché au-dessus du nez un certain nombre de coutures et de fils, des profondeurs du dossier émergèrent deux yeux gris-vert pleins de chassie. Ils ne pouvaient appartenir qu’à Robert H. Mais le plus important était que, malgré la poussière et la chassie, ces yeux brillaient aussi vivement que les étoiles dans le ciel. Un tel regard ne pouvait appartenir qu’à un homme amoureux ou à quelqu’un qui vient d’avoir une vision céleste. Dans le cas de Robert H., cela ne pouvait signifier qu’une seule chose : le Grand Poème était enfin arrivé !
Saisis par une joie enfantine, nous nous donnions mutuellement des tapes sur les épaules, en riant et en adressant des clins d’œil à Robert H. pour le féliciter de sa grande réussite. Nous commandâmes un café crème pour chacun et, bien entendu, deux pour le poète qui avait accompli un effort prodigieux. Assis autour de la table et discutant du poème, nous retrouvâmes peu à peu notre gravité lorsque nous comprîmes que Robert n’avait plus de bouche ni de mains pour réciter ou écrire son œuvre. Tout ce qui restait de lui, c’était un fauteuil, mais comment obtenir un poème d’un fauteuil ? Nous n’en n’avions aucune idée.
Nous arrachâmes encore un peu de rembourrage au-dessous du nez de Robert H., dans l’espoir que sa bouche existait peut-être encore. Et nous trouvâmes en effet dans les profondeurs du dossier quelque chose qui ressemblait à une bouche, mais les fibres du rembourrage étaient déjà tellement soudées aux lèvres qu’ouvrir celles-ci de force aurait causé au poète une douleur intolérable. Il fallait trouver une autre solution et nous nous plongeâmes dans une intense réflexion.
Soudain, nous entendîmes, venant de l’intérieur du siège, un sifflement désagréable qui ressemblait un peu au bourdonnement d’un moustique. Il semblait discontinu, et même — quand on l’écoutait attentivement — rythmé. Nous comprîmes qu’il provenait de la bouche de Robert H. C’était tout à fait le genre de bruit que l’on pouvait produire en soufflant à travers des lèvres serrées ou cousues. Nous remarquâmes qu’à un sifflement grave succédait un sifflement plus aigu, puis de nouveau un grave et encore un aigu. Il y avait ensuite une pause plus longue et tout recommençait au début. Que voulait donc nous dire Robert H. ? Essayait-il de nous réciter son poème ? En regardant notre ami qui tentait désespérément de s’exprimer — son regard enflammé dans ses yeux exorbités, son nez qui respirait de plus en plus vite et les tremblements qui animaient le bas de la chaise —, nous parvînmes à la conclusion que c’était précisément cela qu’il voulait faire. L’un de nous eut l’idée de prendre une feuille de papier et un crayon et de noter les sifflements qui indiquaient le rythme du poème.
Quatre minutes plus tard, le schéma suivant s’était formé sur le papier :
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Il y eut bientôt une douzaine de telles strophes iambiques, séparées par des pauses. Un poème de douze strophes ! Ce n’était pas rien ! Et Robert H., ou plutôt le fauteuil, semblait le connaître par cœur. Son regard, pendant qu’il sifflait le rythme, était tourné vers le lointain, là où seuls les poètes sont capables de regarder, et l’on aurait dit qu’il voyait là-bas chaque mot planer dans les airs comme un oiseau. Peu à peu, le Grand Poème étendit son emprise sur les auditeurs. L’un de nous s’adossa au mur, la tête appuyée pensivement sur la main. Un autre, muet de stupeur, s’effondra par terre entre les tables. Un troisième fondit en larmes et cacha son visage entre ses paumes. Un quatrième ouvrit la bouche et fit entendre un éternuement maladif. Un cinquième éclata d’un rire homérique. Un sixième s’étonna quant à lui ne pas être étonné… Le grand poème ne laissa personne indifférent.
Après avoir fini de réciter son œuvre, ou plus précisément de siffler sa marche extatique, Robert H. tomba rapidement dans l’autre extrême. Son regard se brouilla, s’ensommeilla, et il cessa presque complètement de respirer.
Nous restâmes auprès de lui jusqu’au soir, observant tristement son engloutissement progressif dans le fauteuil, jusqu’au moment où il ne resta plus la moindre trace du poète, pas même la bosse de son nez. Peut-être que le café — le Grand Monde du Café — l’avait accueilli en son sein ? Quels espaces, quels parfums, quelle lumière allait-il trouver là-bas? Nous ne le savions pas. Nous ne pouvions sur ce point qu’échafauder des hypothèses. Convaincus d’avoir fait ici-bas notre devoir, nous commandâmes encore pour chacun un double café, à la mémoire et pour la célébration de notre ami, le poète Robert H.
Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin