Ce garçon voulait devenir coureur cycliste – comme naguère Ants Väravas. Il voulait voir des villes lointaines, parcourir des routes escarpées, remporter des courses. Lorsque venait le printemps, les jeunes cyclistes s’égaillaient sur les routes comme des petits canards ; il était l’un d’entre eux.
Son équipe s’entraînait souvent au bord de la mer. À environ quinze kilomètres de la ville, la route s’écartait vers la gauche et montait brusquement à l’assaut de la colline. Ici commençait le quartier des villas d’été. Des chemins de terre serpentaient à travers la pinède du côté des villas et, au-delà, une abrupte falaise de grès dégringolait vers la mer. En deux ou trois endroits, des escaliers de bois branlants menaient à la plage. C’est là que les garçons faisaient généralement une halte ; ils laissaient les vélos au sommet et gambadaient sur le rivage jonché de pierres.
Par endroits, la falaise était effondrée et les framboisiers s’engouffraient dans les brèches ; du haut, les rejets d’aulnes venaient à leur rencontre. Chaque année, les chutes de neige abattaient quelque grand et vieil arbre. Au fil du temps, la mer et la pluie en faisaient un squelette dénudé, mais certains restaient accrochés au sommet par les racines et continuaient à verdir. La roche était creusée de grottes, dont la plupart n’étaient que de simples renfoncements peu profonds. L’une d’entre elles, toutefois, était une vraie caverne dissimulée derrière une étroite ouverture. Les cyclistes passaient toujours par cette grotte, s’interpellaient ou criaient des gros mots – ça résonnait bien.
Cette fois-là, ils étaient trois à l’intérieur – lui et deux autres garçons. Il y faisait sombre et humide. À un moment, il regarda du côté de l’ouverture – presque ronde et d’un bleu aveuglant, étincelant – et vit l’orifice se refermer subitement sur lui-même, juste un instant, comme un simple tressaillement, puis se rouvrir. Il poussa un cri et recula de quelques pas, bousculant un de ses camarades.
« Où est-ce que tu cours, imbécile ! » s’écria celui-ci, courroucé.
« Ils n’ont rien remarqué ! » se dit le garçon, et il s’empressa de sortir sur leurs talons. Sur le chemin du retour, il ne s’apaisa pas, pensant à cette vision. Une idée lui traversa soudain la tête – n’avait-il pas oublié sa montre sur une pierre, quand ils étaient allés nager ? C’est ce qu’il cria aux autres en faisant demi-tour tout seul, bien qu’il sentît parfaitement la montre dans la poche de sa culotte.
Le soleil se couchait. À l’est, le bleu profond du soir gagnait – la mer et le ciel se fondaient l’un dans l’autre. Les vagues se teintaient de reflets verts. La falaise était noyée dans une lumière orange, et les moindres aspérités jetaient des ombres acérées. L’ouverture de la grotte s’assombrissait et sa fraîcheur venait à la rencontre du garçon. Elle paraissait maintenant plus petite qu’au jour. Peut-être l’orifice se refermait-il chaque nuit, comme une fleur de pissenlit ou de tulipe, et la contraction précédente en aurait été le signe avant-coureur ? Il se tenait debout sur une pierre basse, à quelques mètres de l’ouverture. Ses cuisses nues avaient la chair de poule. Il fit un pas hésitant, puis se hâta de remonter l’escalier.
« La prochaine fois je regarderai ça de plus près, au grand jour », se dit-il.
Le lendemain était un samedi, il n’avait pas besoin de travailler après la classe. Il mangea rapidement en sortant de l’école, enfourcha son vélo et se dirigea seul vers la falaise.
Sautant de rocher en rocher il s’avança dans la mer, s’accroupit et tâta l’eau de la main. Il avait hâte d’être à l’époque où l’on pourrait réellement nager, et pas seulement patauger – en ce moment, l’eau était encore glacée. La mer immense clapotait et étincelait entre les rochers. Il pouvait voir au fond de l’eau la surface plissée du sable jaune, les galets ; les algues vertes ondulaient paisiblement. Le ciel était d’un bleu resplendissant. Une mouette cria. Au sommet de la falaise, dans la verdure du feuillage déjà indistinct, les oiseaux pépiaient.
La lumière du soleil ne parvenait plus jusqu’au pied de la falaise. L’entrée de la grotte, bouche profonde et obscure ouverte dans la paroi, semblait promettre une ombre fraîche et ne paraissait plus, aujourd’hui, aussi effrayante. En quelques bonds, le garçon regagna la plage et pénétra dans la caverne, comme il l’avait toujours fait auparavant, quoique cette fois-ci avec un petit peu plus d’excitation.
Ses yeux n’étaient pas accoutumés à l’obscurité. Il tendit involontairement les bras devant lui et fit quelques pas en avant, vers le milieu de la grotte. Subitement, la peur s’empara de lui. Il se retourna pour s’enfuir et aperçut l’ouverture toute fripée, comme creusée de rides ; les parois gluantes le retenaient – comme si la grotte, telle une de ces horribles fleurs carnivores, avait cherché à l’avaler ! Un disque bleu brilla devant ses yeux et le sol se déroba sous ses pieds. La caverne eut encore quelques convulsions, puis l’expulsa.
Étendu sur le sable, entre les rochers, il se sentait faible, ébranlé et effrayé, mais par-dessus tout blessé et honteux. Il éclata en sanglots.
La caresse du vent du soir, venant de la mer, le ramena à lui. Il leva la tête. Le soleil disparaissait dans la mer. Les derniers rayons rosés frôlaient la surface de l’eau et embrasaient le ciel. L’ouverture de la grotte était derrière lui. Il lui semblait sentir non pas le vent soufflant de la mer, mais le passage de l’air inspiré par la caverne. Son malaise se réveilla. La brise le caressait ; il s’imaginait léger comme une plume, emporté avec le souffle. De nouveau, la peur le saisit. Se relevant brusquement, il escalada à toute vitesse la volée de marches.
Sur tout le chemin du retour, il pédala tant bien que mal, sans oser repenser à son aventure, et ce n’est qu’en atteignant l’escalier de la maison qu’il se rendit compte qu’il n’en pouvait plus. L’appartement était au premier ; il n’avait qu’une dizaine de marches à gravir en portant son vélo, mais il tomba assis sur la première. Une ampoule électrique éclairait la cage d’escalier et la tiédeur de l’appartement descendait jusqu’à son dos. Il réalisa progressivement qu’il était déjà tard, affreusement tard. On devait l’attendre – sa mère, anxieuse, et son grand-père irrité. Il ne ressentait plus de fatigue, mais le cœur lui pesait tant qu’il n’avait pas le courage de se remettre sur pieds.
Il s’efforça de passer silencieusement dans le vestibule et étouffa un juron quand le cadre de sa bicyclette vint heurter la porte d’entrée… Sa mère et son grand-père, dans l’embrasure de la porte du salon, lui faisaient face. Professeur de statistique à l’Institut, sa mère aimait l’ordre et la précision.
« Est-ce que tu vas te décider un jour à abandonner le vélo ? » demanda-t-elle.
Le garçon haussa les épaules et regarda à terre. Il n’osait pas lever les yeux ; il sentait face à lui les sourcils épais et broussailleux de son grand-père et les lunettes brillantes de sa mère. Il les avait toujours craints. Brusquement il leva les yeux : ils l’observaient effectivement, mais ne lui parurent pas redoutables. En cet instant, au contraire, grâce à eux, il se sentit subitement hors de danger. Oh ! quelle sécurité et quelle paix on goûtait sous leur protection ! Ils ne cherchaient qu’à le préserver de ce mal qui rôdait en lui et lui tendait avec obstination pièges et embûches ; qu’à le protéger de la grotte ! Ils s’étaient fait du souci pour lui. Les bonnes joues rondes de maman étaient comme effondrées, et il semblait à l’enfant que les verres de ses lunettes étaient embués. Il voulut crier qu’il les aimait, qu’il ne quitterait plus la maison, quelle que soit la punition qu’ils lui infligeraient ; qu’il voulait précisément ce qu’ils attendaient de lui – être un bon garçon, de toutes ses forces ! Il serait aussi un coureur cycliste célèbre, il remporterait des Grands Prix, et eux seraient si fiers de lui ! Il avala seulement sa salive, se mit à cligner des yeux, puis regarda par terre et passa furtivement un doigt sur la jante nickelée. Les pantoufles du grand-père arpentaient avec régularité le vestibule, de long en large. Une merveilleuse odeur de boulettes de viande, en provenance de la cuisine, s’insinuait avec force jusqu’à ses narines – sa grand-mère lui faisait réchauffer le dîner.
Après cela, l’entraînement se fit plusieurs fois de suite sur une autre route ; il ne lui fut donc pas difficile d’éviter la grotte. Et Dieu sait s’il voulait l’éviter ! Pourtant, à chaque fois qu’on choisissait un autre chemin, il sentait un pincement au cœur, une imperceptible déception : pas grand chose à coup sûr, mais une sensation tenace, comme si un faible aimant l’avait attiré vers la caverne. Et un beau jour, alors que Mihkel et lui partaient pour rouler à deux après la classe, il prit de lui-même la direction de la falaise.
« Après tout, pensa-t-il, ai-je vraiment peur ? Et de quoi, d’abord ? Si je ne veux pas y entrer, elle ne va pas sortir de la falaise à ma rencontre ! En fait, je vais là-bas simplement parce qu’on y trouve d’excellents cailloux pour faire des ricochets ! »
Mihkel était grand et costaud. Il tenait la lèvre inférieure pendante, jurait et racontait des blagues obscènes – par pure habitude. À l’entraînement, c’était lui le plus rapide, le plus audacieux, le plus fort. L’entraîneur, néanmoins, ne lui voyait aucun avenir : il fumait déjà, et goûtait aux alcools. En outre, il se lassait vite de tout. Cette fois encore, il oublia complètement son idée de ricochets et, sautant de pierre en pierre, se dirigea vers la caverne. Retenant son souffle, le garçon le suivait du coin de l’œil.
Mihkel disparut à l’intérieur, mais aucun mouvement ne se produisit : la grotte resta aussi ouverte qu’à l’ordinaire.
« Hoo-oi ! » hurla Mihkel ; sa voix résonnait.
L’autre sursauta.
« Oh-hoo-hoo ! » beugla encore Mihkel, à plein gosier. Il sembla au garçon que la falaise tremblait.
Ce n’étaient que quelques miettes d’argile qui dégringolaient, et se seraient peut-être aussi bien détachées sans ce cri. Peut-être un petit caillou avait-il été délogé au passage d’une souris sur le bord de la falaise.
Il rejoignit son camarade, pénétrant dans la caverne comme dans un quelconque renfoncement – sans trop savoir pourquoi, il sentait qu’aujourd’hui la grotte resterait immobile. Maintenant, debout en son centre, ce pressentiment lui inspirait de la déception ; il aurait souhaité qu’elle donnât un discret signe de vie, fût-ce un simple tressaillement, et cette impassibilité le choquait. Ses yeux s’accoutumaient à l’obscurité et appréhendaient le vaste espace qui l’environnait : de la roche au-dessus de lui sourdait de l’eau qui tombait goutte à goutte. Au milieu, le sol avait été abondamment foulé, mais sur les bords il restait une couche d’argile tendre. Une boîte de conserve vide gisait à terre, des débris de branchages, des morceaux de papiers ; dans un coin, des excréments. Le garçon releva la tête avec mépris. Il vit, pendantes devant l’ouverture de la grotte, des tiges de framboisiers et des touffes d’herbe, comme une chevelure emmêlée. C’était de ce trou glaiseux et malpropre qu’il avait eu peur ! Cela l’avait fait pleurer, il avait fait attendre sa mère à cause de… ça !
Une grosse araignée noire passait le long de son pied.
« Laisse-moi fumer ! dit-il à Mihkel.
– Eh ! tu n’y connais rien, tu aspires n’importe comment ! » répondit l’autre.
C’était vrai qu’il n’y connaissait rien, mais quelle importance ? Il tira deux ou trois bouffées, puis approcha la cigarette de la paroi de la grotte. Il observait l’extrémité brûlante qui vacillait légèrement en frôlant la paroi, et il lui sembla que celle-ci cherchait à reculer. Non, il n’allait pas pisser ou chier dans un coin, il voulait imprimer plus profondément la marque de son mépris ! Le mégot s’éteignit en grésillant. Tout à coup, le garçon ressentit en lui-même un ébranlement douloureux – comme s’il avait enfoncé sa cigarette dans la chair d’un être vivant. Autour de la trace noire, sur le rocher, des gouttes d’eau apparurent, comme des larmes.
Toute la nuit, il se retourna dans son lit sans trouver le sommeil. Quelque chose au fond de lui l’oppressait. Il se mettait sur le dos, regardait les yeux grands ouverts le plafond qui s’éclaircissait, se tournait sur le côté, en chien de fusil, fermait les yeux de toutes ses forces, et aussitôt des taches noires se mettaient à danser et à lui marteler les tempes.
« Je suis un traître ! » murmurait-il en s’étendant brusquement, les yeux écarquillés.
Petit à petit, ses paupières retombaient.
« Elle avait confiance en moi, tout ça n’était destiné qu’à moi ! » Le murmure plaintif s’écoulait derrière ses paupières mi-closes.
« Je lui ai fait mal ! »
« Je lui ai fait mal ! Traître ! » : le martèlement derrière ses tempes ne lui laissait pas de répit. La nuit passa ainsi.
Au matin, l’alarme de son réveil le fit tomber du lit. Il n’aurait pas su dire s’il s’était finalement assoupi, ou si la sonnerie l’avait surpris les yeux ouverts. Il n’avait cependant pas sommeil, tout au contraire. Il sentait toujours le même élancement dans les tempes, comme le bourdonnement, le grincement d’un câble métallique tendu. Tout l’irritait, le mettait en colère – la sonnerie du réveil, la chute de la brosse à dents pendant sa toilette, rebondissant et tintant sur le sol de pierre, et sa grand-mère qui, comme pour le faire enrager, lui demandait s’il avait bien dormi… À l’école, il fut appelé au tableau pour expliquer quelque chose à propos de l’accélération lors de la chute libre. Il connaissait évidemment la réponse, mais une espèce de torpeur s’empara soudain de lui. Un vieillard, qui moisissait désormais dans la grisaille poussiéreuse de l’histoire, avait un jour lancé des cailloux du sommet d’une tour bancale. Il lui semblait maintenant si ridicule, si absurde de raconter cette histoire, qu’il préféra ne pas ouvrir la bouche. Le professeur tenta de lui extirper la réponse ; les filles du premier rang gloussaient. Il ressentit de la haine à leur égard et pinça les lèvres.
Le soir, tandis que sa grand-mère le scrutait de son regard soucieux et compatissant, comme un malade ou un condamné à mort, il se mit de nouveau en colère.
Sa mère marchait de long en large dans la pièce.
« Je te confisque ton permis de bicyclette ! déclara-t-elle. Pour deux semaines. »
« Foutaises ! » pensa-t-il, et des larmes amères jaillirent dans ses yeux. Non par dépit – tout cela était du vent pour lui ! Toutes leurs interdictions, leurs commandements, même le vélo ! Mais il les haïssait. Ce qui le mettait hors de lui était simplement que sa mère ait dit : « Pour deux semaines », et encore sa façon de presser ses doigts face à face, de redresser ses lunettes – l’auriculaire délicatement relevé –, ou le bourrelet de graisse molle tremblotant sur ses hanches.
Puis son grand-père le prit par la main et se mit à lui expliquer l’accélération des corps en chute libre. Il agitait un doigt sous le nez de son petit-fils, mâchonnait ses lèvres et postillonnait, comme si ses connaissances sur la chute libre lui avaient donné une quelconque supériorité et le droit d’imposer son opinion. Le garçon le regardait avec une hébétude hostile. Sa mère qui ne savait pas dominer sa gourmandise, le professeur, le grand-père, cet homme qui n’avait rien de mieux à faire que de jeter des pierres du haut d’une tour : tous cherchaient à le faire plier, à le maintenir sur ce chemin le long duquel ils traînaient leurs pantoufles, pour lui faire traîner les siennes à leur suite !
« Où est mon père ? » avait-il envie de leur lancer à la figure. « Qu’avez-vous fait de mon père ? » Il voulait voir comment sa mère pâlirait, puis rougirait, voir son grand-père rester enfin muet… Il lui jeta un regard presque triomphant, et passa soudain de l’hostilité à la stupéfaction : il le voyait pour la première fois. Que de rides ! Comme une feuille de chou flétrie, toute blanche. Le cou maigre et veineux. Si petit et desséché, avec juste un gros ventre flasque, comme un ballon à moitié dégonflé – mais c’était le portrait de sa grand-mère ! Ils étaient parfaitement semblables… et dire qu’il l’avait pris pour un grand homme !
Tard le soir, dans sa chambre, ayant finalement retrouvé son calme, il était encore bouleversé par cette découverte. Il sentait que quelque chose de profond avait bougé en lui.
« Papa ! » chuchota-t-il.
Où son père pouvait-il bien être en ce moment ? Il fallait bien qu’il fût quelque part. Peut-être naviguait-il sur l’océan Pacifique, assis dans sa cabine, buvant du rhum, triste à l’idée qu’il devait avoir un fils mais n’était pas capable de deviner où.
Le garçon prit sa lampe de poche, se glissa dans la salle de bain et se déshabilla. Dans la pénombre, à la seule lueur de sa torche, face à la glace, il essaya un instant de mimer ce père, pour lui tout seul.
« Reviens ! » murmura-t-il très doucement, et ses yeux s’embuèrent : son père si grand, fort comme un chêne ; la forêt de poils sur sa large poitrine et ses avant-bras musclés, l’épaisse barbe noire ; son père l’emmenait avec lui écumer toutes les mers du globe, se bagarrait dans les tavernes des ports, jouait du couteau… La grotte – ils iraient ensemble ! Lui saurait bien quoi faire !
La vision se clarifia, et il n’y eut plus dans la glace que son corps nu et longiligne de jeune garçon, sa tignasse blonde et ses rondes joues enfantines…
Chez lui régnait maintenant une grande agitation : bravant l’interdiction, il avait disparu avec sa bicyclette, profitant d’un moment où sa mère et son grand-père étaient au travail et sa grand-mère sortie faire des courses. Le cas était d’autant plus grave qu’il n’avait jamais désobéi de la sorte dans le passé – il était docile, travaillait bien, et il n’y avait en fait que très rarement motif de le corriger, auquel cas il reconnaissait spontanément ses torts et ne se révoltait pas contre la punition. Il était sans doute arrivé quelque chose.
Ils téléphonèrent à son entraîneur, à ses amis, mais il n’y avait pas d’entraînement et aucun de ses camarades ne se trouvait actuellement dehors à vélo : Ants travaillait chez lui, Jaak était au club radio de l’école… La mère tournait en rond dans la pièce, avec aux pieds ses bottines à hauts talons : elle revenait de voir Mihkel, chez qui il n’y avait pas le téléphone. Mais, lui-même consigné à la maison, celui-ci ne savait rien ; et maintenant, elle avait oublié d’ôter ses souliers.
Elle s’appuya au rebord de la fenêtre : la nuit était si claire, si belle ! Sur le boulevard, des couples déambulaient, vieillards ou jeunes tourtereaux. Des enfants couraient en criant sur le trottoir, devant la maison…
« Laisser des enfants courir dehors aussi tard, les gens sont vraiment fous ! » se dit-elle machinalement, et aussitôt la pensée de son fils perdu seul quelque part lui serra douloureusement le cœur. Elle s’éloigna de la fenêtre, rajusta ses lunettes.
« Il faut téléphoner à la milice », déclara-t-elle en pressant ses mains l’une contre l’autre.
– Euh…, murmura le grand-père, à qui l’intrusion de la milice dans sa vie familiale était franchement désagréable.
– Attendons jusqu’à dix heures et quart, dit la mère. Pas une minute de plus ! »
Et il arriva. Non pas comme un voleur, ou en se faufilant discrètement comme un enfant en faute : il cala soigneusement sa bicyclette contre le mur du vestibule et se tint devant eux, comme dans l’attente d’un accueil joyeux. Sa mère se précipita vers lui.
« Où as-tu traîné si longtemps ? » s’écria-t-elle, éclatant en sanglots. Le garçon l’enlaça, enfouit son visage dans ses cheveux – il avait une bonne demi-tête de plus qu’elle.
« Je ne le ferai plus, je t’assure, jamais je ne referai une chose pareille ! » dit-il à sa mère sur un ton consolant, en la caressant. Il ne disait pas cela en pleurnichant comme un enfant, mais lui offrait ces paroles comme le plus gracieux des présents.
« Maman ! » pensa-t-il encore avec émotion, une fois dans son lit. Ses proches lui semblaient soudain si chers ! Sa mère, avec sa manière comique de froncer le nez lorsqu’elle était irritée ou soucieuse et lui faisait des reproches, ce qui lui donnait l’air d’un lapin, d’un petit lapin blanc très doux… Qu’importait qu’on lui eût de nouveau interdit le vélo ; ils restaient pour lui bien-aimés, et peut-être plus encore à cause de cela : ils l’aimaient et se faisaient du souci pour lui.
Il ne regrettait toutefois pas ce qu’il venait de faire, car il n’y avait pas d’autre solution – c’était sa faute : il avait été peureux et grossier, avait fui face à la grotte et, sans avoir honte de sa propre couardise, avait voulu se venger au moment où elle se tenait ouverte et sans défense devant lui. Aujourd’hui, il y était retourné et s’était planté là, jambes arquées et les talons solidement enfoncés dans le sol.
« Mets-moi en pièces, si tu veux ! » avait-il chuchoté, prêt à tout. La grotte avait commencé à se refermer sur lui. Un instant, au passage d’une cataracte chaude, il s’était trouvé plongé dans le noir ; sur son visage et son dos la sueur ruisselait, froide, revigorante comme une source, et il avait compris tout à coup que la grotte lui répondait, réagissait à son rythme, au rythme de sa respiration, à ses volontés. Elle jouait avec lui !
Ses yeux commençaient à se fermer. Le plafond pâle sombra dans l’obscurité en ondulant légèrement. C’était comme s’il se trouvait de nouveau environné par cet espace doux et ténébreux. Il eut l’illusion que des pompes se mettaient en marche sous son matelas et lui imprimaient des soubresauts qui prirent graduellement de l’amplitude, lui donnant même mal au cœur, jusqu’au moment où il s’éleva dans l’air, secoué comme dans un vieux coucou. Et soudain… il volait ! C’était si facile ! Il flottait dans l’air sous le plafond, virait de bord en manœuvrant les bras, tournait autour de la suspension. C’était vraiment si simple, et tellement mieux que le vélo ! Et lui, pauvre fou qui jusqu’à maintenant avait préféré le vélo !
Un jour, aux environs de la Saint-Jean, il était de nouveau en route vers la grotte. L’année scolaire s’était achevée sans encombre et il devait bientôt partir pour le camp d’entraînement, mais il avait obtenu de sa mère l’autorisation de faire auparavant une randonnée de deux jours avec Jaak. Il n’aurait pas eu la permission de partir avec Mihkel, mais Jaak était toujours présenté chez lui comme le modèle à suivre – et, de même, lui chez Jaak.
Pour éviter toute crainte dans sa famille, il avait appelé son camarade une dernière fois le matin du départ, mais n’avait pas composé le dernier chiffre du numéro et avait crié dans le combiné muet, d’une voix forte et enjouée, de façon à être entendu dans tout l’appartement : « Allô ! Jaak ? Tu es prêt ? On se retrouve devant chez toi, je pars tout de suite ! »
Qui aurait pu deviner que Jaak était en ce moment en excursion à Kiev avec son club radio ?
Les fois précédentes, le garçon avait regretté que la grotte ne fût pas plus près de la ville, en un lieu proche de chez lui, par où il aurait pu passer en rentrant de l’école. À présent, c’était l’inverse : il aurait voulu aller le plus loin possible, rouler toute la journée sous le soleil brûlant et, fatigué, en nage, les genoux tremblants, atteindre enfin l’ombre fraîche de la grotte comme le pèlerin arrive à La Mecque. Il pédalait aussi lentement qu’il lui était possible, mais ne mit pas plus d’une heure et demie pour arriver.
Il planta sa tente au sommet de la falaise, entre les noisetiers, et passa là toute la journée, étendu par terre devant la tente, comptant les nuages blancs et boursouflés qui, de temps à autre, passaient au-dessus de sa tête. L’eau était encore trop froide pour qu’on pût s’y baigner vraiment et il y avait donc peu de passage au bord de l’eau – il était peu probable que quelqu’un, pénétrant dans la caverne, vînt le déranger, même en plein jour. Mais il attendait le soir. Il avait toujours dû passer ici à la hâte, et la grotte avait parfois réagi, d’autres fois non – sans doute parce que quand il était pressé il n’arrivait pas à se concentrer, ou même à en ressentir réellement l’envie. Aujourd’hui au contraire, il pourrait s’oublier dans les profondeurs de la grotte, oublier le temps, la maison, être tout entier réceptif à cette élasticité – à cette oscillation verticale de plus en plus ample, puis à cette ondulation évanescente –, la contrôler, la diriger… Lorsque le soleil eut disparu sous le bord de la falaise et que l’air fut devenu plus frais, il se leva et descendit l’escalier aussi lentement que possible, goûtant pleinement chacun des pas qui le rapprochaient de son but.
Il fit face à la roche. Dans les rayons du soleil couchant, au centre de la paroi de grès flamboyante, l’orifice béait sur un rythme régulier. Le garçon poussa une exclamation, comme s’il avait reçu un coup sur l’oreille – la grotte respirait ! Quelqu’un jouait là-dedans le jeu qui lui était réservé !
Il fit demi-tour et se précipita droit vers la mer. Sur son chemin se trouvait un gros rocher qu’il entreprit d’escalader, s’efforçant de ne pas dévier de sa ligne droite. Il atteignit le sommet, aperçut en contrebas d’autres pierres acérées sur lesquelles déferlait une mince vague.
« Piquer une tête ici, pensa-t-il, et tout serait réglé ! »
Le soleil embrasait la surface de l’eau. Blanche et fantomatique, une apparition fugitive passa au fond de l’eau, comme une écume jaillie de toute cette rougeur. Submergé de pitié pour lui-même, il se jeta à plat ventre sur le caillou en se mordant les lèvres, et se mit à lécher la roche salée.
Le sable crissait. Il écouta, releva la tête. Deux gardes-côtes marchaient le long de la falaise. Il s’aplatit contre son rocher. Les deux hommes passèrent sans le voir – le caillou était assez loin dans l’eau, et incliné vers la mer. Il les suivit du regard. Ils marchaient d’un même pas, et il lui sembla les voir s’arrêter un instant, comme perdus dans leurs pensées.
Il se dressa sur les coudes. Sa respiration était lente, fatiguée. La pierre gardait un peu de la tiédeur du jour et, sous son ventre, semblait elle-même s’élever et s’abaisser. Tout en haut, sur la falaise, les arbres bruissaient. Ce murmure gonfla, se confondit avec le rythme des vagues qui déferlaient. La bouche de la grotte se dilatait et se rétractait silencieusement, faiblement – le rivage, la mer, la terre respiraient ensemble. Non loin de là, sur un autre rivage, ses grands-parents assoupis ronflaient doucement. Sa mère respirait. Son père dormait, la tête appuyée sur sa table ; dans un coin de la cabine, la bouteille de rhum vide roulait au gré du mouvement du navire. Haut dans le ciel, une mouette planait, remuant paresseusement ses ailes.
Traduit de l’estonien par Jean Pascal Ollivry