Le cardinal Juan Aldemar de Herriega se tenait sur le clocher de la cathédrale de Vera Cruz, et il pensait ses dernières pensées. La nuit d’Hispaniola, nuit de mer, claire et tranquille, s’étendait sur la ville, avec ses odeurs d’hortensias et d’acacias, et une autre odeur un peu sucrée. En dessous, sur les bords de la place de la cathédrale, brûlaient déjà les torches, dont la lueur éclairait la statue équestre de Philippe II. Le roi de marbre brandissait une épée, désignant l’Ouest, appelant tous les catholiques à se battre pour la renommée et la gloire de l’Empire. Le cardinal bredouilla une prière et regarda devant soi, dans le gouffre empli de ténèbres. Prier n’avait en réalité plus aucune espèce d’importance, les mots lui étaient venus aux lèvres machinalement. Par habitude. Herriega n’avait plus le droit de prier. Ce fait l’emplit d’accablement et de douleur. L’horloge sonna : il était minuit, un nouveau jour commençait, le 13 août de l’année 1696 ; un jour dont Herriega n’avait nul besoin. Quand retentit le troisième coup, le cardinal se jeta de la tour, trouvant le temps, avant de s’écraser contre les pavés, d’implorer encore une fois le pardon du monde.
Les coups de l’horloge étouffèrent le bruit de la chute, un sang rouge sombre s’écoula tranquillement des pavés vers le caniveau, comme n’ayant plus rien à voir avec le suicide du chef de l’Eglise d’Hispaniola.
Onze jours plus tard, un soir de chaleur exténuante, se trouvait sur cette même tour l’émissaire de Charles II à Hispaniola, le cardinal jésuite Manolo Santiago y Calderon, membre de la Sainte Inquisition : il regardait fixement, pris de vertiges et essuyant la sueur sur son front, le gouffre où s’était interrompu le cheminement terrestre d’Herriega. Il était arrivé dans le Nouveau Monde le matin du même jour, après avoir entrepris pour la première fois de sa vie un si long voyage par voie de mer, voyage dont il ressentait toujours la fatigue. Le vice-roi Fernando Segovia l’avait accueilli avec pompe : la batterie côtière avait même tiré une salve d’honneur quand était apparu le drapeau royal, tous les nobles de Vera Cruz étaient venus le saluer au port, on l’avait fait transporter au palais sur une chaise à porteur au milieu des vivats de la foule des autochtones, et on lui avait offert un riche repas. Mais il avait refusé tout divertissement et ordonné à Segovia de le mettre immédiatement au courant. Les deux hauts dignitaires se tenaient à présent sur le clocher ; Segovia étendit les bras en poussant un soupir, légèrement nerveux, le visage luisant.
«Je dois vous demander de reconsacrer la cathédrale. Un esprit égaré, certes, mais il n’y en a pas moins eu profanation…»
Calderon opina du chef mais ne répondit pas. Le fait que le corps du suicidé avait été malgré tout inhumé sur ordre du vice-roi d’Hispaniola en terre consacrée et que les maçons lui bâtissaient présentement une chapelle n’était en fait pas la raison de la visite du Jésuite. Bien sûr, il aurait fallu ne pas autoriser l’inhumation d’Herriega à côté d’autres croyants, non plus que l’extrême-onction ni la lecture de prières mortuaires en son honneur. Bien sûr. Mais la cause de la mort du dignitaire ecclésiastique, ou plutôt la façon dont il était mort, devait nécessairement être tenue secrète, compte tenu des circonstances. Pour ne pas ébranler la foi des sujets de l’Empire, pour ne pas jeter une ombre sur l’Eglise, pour ne pas laisser le monde savoir qu’il pouvait exister une raison obligeant un prêtre catholique à se donner la mort. Naturellement, Segovia s’effrayait que l’inhumation en terre consacrée, sur son ordre, d’un apostat, pût être la cause de l’arrivée de l’inquisiteur. Calderon laissa le vice-roi s’inquiéter, cela ne l’en rendait que plus attentif. Segovia avait évidemment agi comme il le devait, la cour avait approuvé son geste. Mais il était encore trop tôt pour en parler.
Calderon avait connu Herriega, il s’en souvenait comme d’un homme inébranlable et déterminé. Herriega avait volontairement repoussé les conforts de sa patrie pour servir Dieu dans le Nouveau Monde, en tant que simple missionnaire s’il le fallait. Il était parti en qualité de prêtre et s’était élevé en vingt ans à la fonction de chef de l’Eglise d’Hispaniola. Puis une nuit, onze jours plus tôt, il avait abjuré son dieu et sa foi en s’ôtant la vie. Calderon devait établir la raison de ce geste.
«Est-ce que quelqu’un est au courant ? demanda Calderon d’une voix étouffée.
— Qu’il a laissé une lettre ? Personne d’autre que moi et Jeronimo. Mais lui ne dira pas un mot. Officiellement c’était un accident.»
Jeronimo était le serviteur autochtone d’Herriega, un moine, un dévoué serviteur de Dieu qui les avait salués avec déférence à la porte. L’inquisiteur n’y avait pas fait particulièrement attention. Il n’avait pas encore eu affaire aux aborigènes, ici à Hispaniola. Mais naturellement, il connaissait bien les activités des tercios de l’Atlantique, après tout il avait lui-même béni les troupes de Charles II à Leipzig ; il s’était trouvé au côté du roi à la bataille de Maastricht, quand les dociles unités de convertis avaient réduit les protestants en poussière. Et le père Calderon connaissait bien le Jésuite Pedro Ibarriaga, qui avait conquis une haute position à la cour ; un homme de foi jouissant d’une intuition étonnante en matière de technologie, un scientifique avisé, qui était originaire de cette région, des environs de Vera Cruz.
Le Jésuite jeta encore un regard dans l’abîme et sentit la tête lui tourner. Il essaya d’imaginer les derniers instants du père de Herriega, essaya de deviner ce qui avait pu se passer dans l’esprit de celui-ci, mais il n’y parvint pas, en sachant encore trop peu. Ils sortirent de la cathédrale sans dire un mot, retournèrent au palais de Segovia en calèche. Les habitants de Vera Cruz savaient qui se trouvait dans la calèche, et ils se rangeaient respectueusement le long des routes, se prosternaient, criaient des mots de louange. L’escorte dut même parfois repousser des pécheurs repentissants qui s’approchaient de manière trop entreprenante.
«Ils veulent se confesser à vous, dit Segovia avec un vague sourire. Alléger le fardeau de leurs péchés.
— Est-il si lourd ? s’étonna Calderon.
— Pas davantage que celui de n’importe quel petit fermier andalou. Mais ils sont accablés par les mille cinq cents ans pendant lesquels la grâce du Seigneur ne s’est pas étendue jusqu’à eux.»
Calderon opina. «Nulle part dans la Cortilière nos missionnaires n’ont rencontré plus de succès qu’à Hispaniola. Ni dans les Caraïbes, ni dans les Andes ni au Pérou.
— Permettez-moi de penser qu’il y a d’autres raisons. Du reste, en ce qui concerne le Pérou, nous nous attendons à voir arriver dans les prochaines jours la flotte de Tierra Firme, qui est partie de Maracaibo. On dit qu’ils portent une importante cargaison d’or. Voilà un mois que nous avons envoyé l’Armada de la Guardia à leur rencontre. Vous vous intéressez aux nouvelles en provenance de la Cortilière ?
— Mais certainement. Ceci dit, je m’intéresse encore davantage aux raisons qui ont, en dépit de sa piété, poussé Herriega au suicide.
— C’est une énigme pour moi aussi, soupira Segovia. Une question angoissante, désespérante. Je me prends souvent à me demander si j’ai vraiment envie de savoir.
— Dites-moi franchement, dit soudain Calderon, est-ce que vous considérez vraiment qu’il s’agisse d’un accès de folie ?
— Je ne vois aucune autre raison, répondit Segovia d’un ton embarrassé. En voyez-vous une ?
— Je vous concède que sa lettre était étrange. Mais en tout cas elle écarte tous les soupçons de meurtre.»
Calderon avait vu la lettre — disons plutôt les quelques lignes confuses — pour la première fois à Hispaniola. Et l’expression «sans sépulture» indiquait bien clairement que le père de Herriega n’espérait pas, en tant que suicidé, d’autre traitement après sa mort. On n’enterre pas les suicidés en terre consacrée. Ici les intérêts de l’Etat en avaient décidé autrement. Quoi qu’il en soit, on ne s’attend pas à ce qu’un homme qui a perdu la raison, qui est devenu fou sans raison, laisse un message aussi clair.
«C’est vrai, répondit Segovia. Le père de Herriega n’avait sans doute plus toute sa tête. Un catholique dévoué, enthousiaste et fervent, que le Seigneur dans sa miséricorde a châtié, comme s’il avait voulu mettre la solidité de sa foi à l’épreuve.
— Quelles ont été ses activités pendant ses derniers jours ?
— Il était occupé, pour l’essentiel, par l’organisation d’expéditions dans les terres. Il venait de rentrer de la Sierra Titauna, où l’on trouve encore beaucoup de lieux de culte païens que nous nous attachons à détruire. Les autochtones nous y aident volontiers, pas comme au Pérou. On dit qu’on verse beaucoup de sang là-bas.
— Seulement pour la gloire de Dieu, remarqua le Jésuite.
— Naturellement, naturellement, s’empressa de dire Segovia. Mais depuis le jour où Sanchez, le navigateur de Juelva, a jeté l’ancre ici — et cela fait plus de deux cents ans — il n’y a eu à Hispaniola ni révoltes ni soulèvements. Et croyez-moi, il ne s’est pas écoulé un jour où je ne me sois demandé pourquoi nous avons reçu tant de grâce du Très-Haut, pourquoi nous avons été bénis par le don de cette province. Nos combats en Europe et ailleurs n’auraient pas été si heureux, si nous n’avions…
— Oui, je sais, l’interrompit Calderon. Et ces expéditions ?
— En cherchant de l’or, on a trouvé dans la Sierra Titauna certains lieux de culte immémoriaux, expliqua le vice-roi. Des tunnels et des catacombes, des autels sur lesquels on sacrifiait sans doute des êtres humains vivants. Le père de Herriega a pris en charge leur destruction, a procédé à des exorcismes et consacré les chapelles que nous avons fait construire pour purifier les lieux.
— Et les indigènes ?
— Oh, ils étaient les plus zélés de tous. C’est de là justement que vient leur fardeau de péchés, de la culpabilité qu’ils ressentent pour leurs anciens souverains. Vous avez peut-être entendu évoquer ces vieilles légendes ?»
Calderon se rappela fugitivement ses discussions avec Pedro Ibarriaga, se rappela l’étrange et authentique ardeur que l’Hispaniolais ressentait pour la foi, mais aussi les étranges motifs de celle-ci. Voilà des décennies que les dogmatistes ne se demandaient plus dans leurs disputes si la cause de la naissance de la foi pouvait être hérétique, si un homme qui reconnaît absolument les Saintes Ecritures peut être hérétique en raison des causes primaires. Saint Ignace de Loyola avait dit, en considérant la situation à Hispaniola, que tous les alliés que le Seigneur envoyait à l’Empire devaient être accueillis avec ferveur ; que la Providence divine étant illimitée, nous ne pouvons en distinguer toutes les formes, et que l’hérétique n’est pas celui qui accepte les Saintes Ecritures sans conditions, mais celui qui les lit d’une façon non conforme aux préceptes de l’Eglise.
«Je connais ces légendes, répondit Calderon. Elles disent que les fondateurs de ces villes immémoriales ne voulurent pas écouter l’enseignement du Prince élu du dieu, le chassèrent du pays, et qu’en punition le Tout-Puissant infligea aux rebelles un tremblement de terre et une inondation…
— Et ils envoyèrent sept vaisseaux chercher le Prince disparu de par le monde, pour apaiser la colère du dieu, continua Segovia. Tout fut recouvert de cendres, tout s’écroula et disparut, et Atlatayamo ne pourra retrouver sa grandeur avant le retour de leur Prince…
— Atlatayamo ? demanda Calderon. Ah oui, c’est ainsi qu’ils nomment leur pays ?
— Précisément. Bien qu’il n’y ait pas grand-chose de commun entre cette vieille histoire et les Saintes Écritures, il est étrange que l’enseignement de leur Prince — dont après les catastrophes il demeura plus d’adeptes que d’opposants — soit si proche de la Sainte-Trinité, de la Rédemption et de toutes les autres vérités de notre sainte foi.
— Comme l’a dit le bienheureux Ignace, dit Calderon avec un vague sourire, l’important n’est pas le «pourquoi» mais le «comment». Notre mission est de parvenir à un objectif, et les façons d’y parvenir ne dépendent que de la grâce de Dieu. En un mot, ils ont pris Sanchez pour leur Prince disparu…
— Pour son successeur, précisa Segovia. Et ils se prosternèrent devant la croix. Mais nous voici arrivés.»
Le père Calderon ne resta pas longtemps au palais : il fit un dîner frugal, pria dans sa chambre puis entreprit de se promener en ville. A sa requête, cela se fit incognito, sans escorte. Il se promenait en simple habit de moine à travers les rues vespérales de Vera Cruz, savourant le long coucher de soleil et regardant les gens ; il absorbait l’image même que feu Herriega avait dû voir chaque jour. Il marcha sur le bord de mer, admira les silhouettes des galions, respira l’air enivrant de l’océan, qui se distinguait tellement de l’air étouffant et poussiéreux de Madrid. Fraîcheur et pureté… Les gens qu’il croisait étaient pour la plupart d’origine espagnole, les indigènes vivaient en principe hors la ville, s’occupant d’agriculture. De ce point de vue, Hispaniola était une merveilleuse oasis. La plupart des galions dans le port se chargeaient de denrées alimentaires, qui, avec les vents favorables qui régnaient en ce moment, arriveraient à Séville ou La Corogne en six à sept jours. Carcasses de viande salée, abricots, pommes, céréales et ces étranges tubercules bruns : autant de denrées consacrées, qui permettaient de survivre aux famines provoquées par les canicules espagnoles. Et dont avaient également leur part les tercios de l’Atlantique, ces coriaces unités du Nouveau Monde, sur lesquelles les forces de l’Empire reposaient en grande partie. Car les indigènes — les atlatayamos, se souvint Calderon — n’étaient pas seulement des maîtres en matière d’agriculture, ils savaient aussi combattre avec un zèle tout spécial contre les adversaires de la Sainte Foi. Oui, qui sait quel destin aurait été celui de l’Empire si, une centaine d’années plus tôt, l’Armada constituée grâce aux immenses forêts des terres d’Hispaniola n’avait pas défait la marine des Anglais puritains, ne s’était pas acquis la suprématie sur l’Atlantique, forçant les vaisseaux britanniques à observer de loin, soumis, les manœuvres du nouveau Seigneur des Mers. On dit que les conquêtes de ces hautains Nordiques dans l’énorme Cortilière sont dans un état tout à fait pitoyable : guerres incessantes contre les Français, assauts des autochtones et attaques pirates. Oui, bien sûr les Français, tout comme les Portugais, étaient des alliés soudoyés par Madrid, dociles et industrieux. Le roi de France lui-même n’était qu’un pantin, un minuscule morceau de mosaïque dans la Pax Hispanica, à qui l’on avait eu la bonté d’accorder le droit de fonder ses propres colonies dans la Cortilière. Du moins là où les intérêts de l’Espagne ne s’étaient pas encore portés, et seulement dans le but d’éradiquer les appétits anglais dirigés vers le Sud.
Calderon croisa une troupe de guerre constituée d’indigènes sous le commandement d’un lieutenant castillan. Tous firent une révérence à la vue du moine, et demandèrent la bénédiction. Calderon la leur accorda. Puis il regarda longuement ces autochtones aux larges épaules, il admira leur maintien et leur pas assuré. Il s’agissait visiblement d’un groupe destiné à protéger un galion faisant route vers la mère-patrie, ou bien à venir en renfort aux tercios de l’Atlantique. Plutôt cette dernière hypothèse, oui, car dans les eaux de la Pax Hispanica, cela faisait longtemps que les galions n’étaient plus menacés par le moindre danger sérieux. Cette solide troupe atteindrait probablement trois semaines plus tard les Flandres, la Rhénanie ou la Thuringe où elle irait renforcer les garnisons de l’Empire, ou bien la Pologne, d’où elle surveillerait la frontière contre les Tatars. Les foyers de révolte des protestants n’avaient pas encore été écrasés partout, quelques princes teutoniques notamment s’entêtaient à résister. Et l’Angleterre, bien entendu, que les ongles de Madrid n’atteignaient pas encore.
Oui, les autochtones d’Hispaniola étaient des combattants formidables, un indispensable complément aux forces de la mère-patrie. Le pays dont la découverte avait jadis forcé Alonso Sanchez à revoir ses conceptions en matière de géographie et à renoncer à aller jusqu’aux Indes, était devenu pour l’Espagne la source inépuisable permettant la réalisation de tous ses désirs. Un pays de cocagne, pensa le père Calderon en se dirigeant vers les faubourgs pour s’en retourner au palais en faisant un grand tour. C’est à peu près à ce moment, quand il quitta la rue pavée pour une route argileuse, qu’il se rendit compte que quelqu’un le suivait.
Depuis les lieux plus fréquentés jusqu’aux faubourgs, ce moine avait sans cesse suivi le père Calderon, sans même vraiment se dissimuler. Maintenant le Jésuite le reconnut, lorsque le capuchon laissa brièvement apercevoir son visage : Jeronimo. Voyant qu’il était découvert, le moine fit de loin une révérence et s’approcha d’un pas rapide. Il dépassa l’inquisiteur en lui faisant d’un mouvement de la tête signe de le suivre. Au bout d’un moment, il disparut par la porte de la chapelle consacrée à Saint Sébastien. Calderon haussa les épaules et le suivit. L’air froid et l’obscurité, si différents de la chaleur qui régnait dans la rue, le clouèrent un instant sur place, puis ses yeux s’accoutumèrent à l’obscurité et il vit celui qui l’avait suivi à genoux devant l’autel.
Jeronimo priait.
Le père Calderon attendit puis s’agenouilla à côté de l’ancien serviteur d’Herriega. Presque immédiatement, celui-ci mit fin à sa prière et dit brusquement, d’une voix étouffée mais incontrôlée : «Oh mon père, pardonnez-moi, pardonnez à un pécheur indigne et insignifiant l’insistance, l’outrecuidance avec laquelle je vous ai attiré ici. Pardonnez-moi d’avoir osé importuner un si haut et si honorable serviteur de Dieu, pardonnez-moi, si vous le pouvez, et peut-être alors le Seigneur me pardonnera-t-il aussi.
— Sa grâce et sa miséricorde sont infinies, répondit Calderon, stupéfait mais voulant encourager Jeronimo à en dire davantage.
— Amen, murmura Jeronimo. Je n’avais pas d’autre possibilité de m’entretenir avec monseigneur, car je n’ose et ne veux m’ouvrir qu’à vous de ce que j’ai à dire.
— Parle, mon fils.
— J’ai beaucoup péché.
— Souhaites-tu te confesser ? Combien de temps s’est écoulé depuis ta dernière confession ?»
Le moine ne répondit pas tout de suite. Il rassembla ses esprits. «Il s’est écoulé trois jours, et chacun d’eux a encore alourdi le fardeau de mes péchés.
— As-tu donc menti en confession ? demanda sévèrement Calderon.
— On dit que la vérité se trouve dans l’âme, et je ne me suis jamais risqué à Lui dissimuler mon âme. Jamais avant la mort de mon vénérable maître. Oh, n’exigez pas de moi une confession, mon père, car je ne ferais que partager ma douleur et mes péchés. Je n’ai pas grand-chose à dire, ou plutôt à demander. Je voudrais seulement que le Seigneur pardonne à l’âme égarée que je suis.» Le moine se tourna, Calderon ne voyait pas son visage dans l’obscurité mais il entendait des sanglots et une voix coupée de larmes. «Partez, je vous en conjure ! Que l’âme d’Herriega se lamente en enfer, car il a fait fi du plus saint commandement du Très-Haut et il n’est plus possible d’y faire quoi que ce soit, les choses ne feront qu’empirer si vous restez ici. Partez, quittez Hispaniola !» Quand il eut présenté cette exigence outrecuidante, le moine s’effondra en larmes devant Calderon.
«Calme-toi, mon fils, dit lentement l’inquisiteur. Tu sais que le chemin du pardon passe par la purification et la contrition.» Il dit cela pour gagner du temps, tout en faisant glisser le capuchon de la tête de Jeronimo. L’homme était jeune. Se pouvait-il que cet autochtone fît l’erreur de considérer comme «plus saint commandement» celui selon lequel «Tu ne coucheras point avec un homme comme on couche avec une femme»… Calderon savait, par ses fréquentes visites dans les cloîtres espagnols, que la mortification de la chair, quand elle n’est pas pratiquée avec efficace et dévotion, peut parfois mener aux plus effroyables excès. N’avait-il pas rencontré de telles âmes égarées parmi les Jésuites, à Madrid même ?
«Tu te sens coupable de la mort d’Herriega ?» demanda Calderon.
Les sanglots s’intensifièrent et le jeune autochtone opina du chef, tout en cognant son front contre le sol. C’était donc si simple après tout, pensa le Jésuite. Si simple et si commun. Le suicide est pourtant un châtiment trop dur, un péché trop grave pour ce genre de faute.
«Pourquoi devrais-je partir ?
— Je… j’ai… je l’ai tué…
— Est-ce toi qui as poussé Herriega du haut du clocher ?
— Non.
— Alors comment ?
— Oh, ne le demandez pas. Partez, je vous en conjure. Au nom de Dieu, de l’Empire et du salut de votre âme !»
Le fait qu’un simple moine s’adressât de la sorte à un cardinal envoyé par le roi était des plus étranges. D’une audace inouïe, à vrai dire. En particulier quand la cause en était dans les désirs sacrilèges et la sodomie. Oui, Calderon aurait maintenant pu confesser de force le moine brisé spirituellement, pour plus tard se prévaloir de ses privilèges spéciaux et briser le secret de la confession, de façon à rapporter au roi qu’Herriega ne s’était suicidé que sous l’aiguillon de sa détresse spirituelle, après avoir rompu ses vœux monastiques et dans la crainte de ne plus pouvoir à l’avenir modérer ses passions. C’était tout simple.
Mais était-ce la vérité ?
«Lève-toi, ordonna Calderon. Je ne puis te donner l’absolution avant que tu ne te sois confessé.
— Partez ! gémit le moine.
— Confesse-toi ! Et soulage ton âme.»
La flotte Tierra Firme partie de Maracaibo avec toutes les richesses des conquistadores arriva au port de Vera Cruz avant la date escomptée. Les vents avaient été favorables, comme toujours quand le temps est clément sur l’Atlantique, entre mars et octobre. On n’avait plus vu de pirates dans ces eaux depuis des décennies. Malgré tout, l’Armada de la Guardia devait accompagner les vaisseaux et leurs trésors, car les rumeurs selon lesquelles la flota ne transportait pas que de la laine et des tissus étaient parvenues aux oreilles anglaises. Or certains navires effectuant le trajet vers la Nouvelle-Angleterre se mutinaient parfois, afin de quitter une route maritime ennuyeuse pour entreprendre un raid beaucoup plus fructueux. Les corsaires anglais n’étaient pas un danger en soi : pour se lancer à l’assaut de galions de guerre il leur manquait aussi bien les capacités que la volonté, mais tant que le bastion protestant en Albion n’était pas définitivement réduit, Charles II ne souhaitait pas prendre de risques inconsidérés. Il circulait également des bruits au sujet de téméraires corsaires marocains, qui auraient parfois attaqué de plus petites embarcations au large des Açores. Non, l’Armada était nécessaire et les dépenses qu’elle impliquait parfaitement justifiées. De même que le fait qu’une flotte restait constamment basée à Hispaniola. La Junta de Armadas comprenait trois flottes : la première sillonnait la Mer Méditerranée, la seconde longeait les côtes de l’Europe, du Danemark au Portugal, s’assurant que les forces anglaises ne devinssent pas trop imposantes, ni le commerce avec les colonies trop florissant. La troisième surveillait la côte nord d’Hispaniola, autour du trente-sixième parallèle. Bien que l’intéressante route découverte à la suite de Vega et des Portugais ces dernières années, menant à la côte sud de l’Afrique et au-delà — vers les Indes —, fût une tentation bien trop grande pour qu’on la laissât sans protection. Sur une initiative venant secrètement de Sa Majesté, on bâtissait déjà un port sur la côte est d’Hispaniola, à Monte Video, pour protéger la route des Indes.
La flota arriva à Vera Cruz début septembre, accompagnée de vivats et de célébrations. A Hispaniola, on remplissait les réserves de boisson et de nourriture, on radoubait les navires, on faisait des affaires, quoique pour la plupart les vaisseaux fussent chargés d’or et d’argent, qui appartenaient notoirement au roi et à lui seul. Hispaniola était pour l’Empire un don de la nature du point de vue logistique, une base arrière pour la conquête de l’immense continent s’étendant à l’ouest. La Pax Hispanica, qui s’étendait de la Sicile à la Cortilière en passant par la Méditerranée et la mère patrie et incluait Hispaniola, formait à sa façon un empire méridien, comme Calderon se rappelait que Pedro Ibarriaga l’avait dit. Plus exactement un empire méridien diagonal, si l’on en croyait les derniers travaux des Jésuites géographes.
Calderon se trouvait sur une terrasse du palais aux côtés de Fernando Segovia, et observait le majestueux ballet des voiles s’approchant par la mer. Depuis le port résonnèrent des coups de canon, le peuple était en fête, les héros arrivaient.
«Chaque jour est jour de fête, dit le vice-roi, quand ils reviennent de la Cortilière. De lointains pays, de grands mystères et de nouvelles découvertes. On dit que l’or s’y trouve en quantités phénoménales.
— Plus que dans les Indes, ajouta Calderon. Si l’on en croit le compte-rendu de la dernière expédition de Vega, les autochtones là-bas sont beaucoup plus développés et n’ont aucune intention de se soumettre au trône aussi facilement qu’ici ou au Pérou.
— Le père de Herriega entendait toujours avec une grande curiosité les récits de conquistadores, soupira Segovia. La géographie l’intéressait beaucoup — comme tous les Jésuites sans doute ?
— Notre ordre a un profond respect pour les hautes sciences, opina Calderon. Dieu a créé le monde et nous l’a donné à découvrir. Toute science qui élargit notre entendement mène plus près de Dieu.
— C’est ce que disait aussi Herriega. Il pensait même que si nous avions, par un malheureux hasard, dépassé Hispaniola et découvert d’abord la Cortilière, cela aurait pu avoir ensuite des conséquences douloureuses pour l’Espagne. Trop d’or, trop loin…
— C’est possible, opina Calderon en pensant combien il eût été difficile de mener des guerres à la fois en Europe et loin par-delà l’océan.
— Beaucoup d’hommes de mer allaient se confesser à Herriega ; le trajet depuis la Cortilière est fort long, et il peut se passer beaucoup de choses sur les vaisseaux.»
Le mot de «confesser» rappela à Calderon le serviteur d’Herriega, le malheureux Jeronimo, qu’il avait sans fondement soupçonné de sodomie. Il pensa aussi à sa propre curiosité géographique vis-à-vis des massifs de la Sierra Titauna : c’est là-bas qu’il trouverait la clé de la détresse morale d’ Herriega.
«Vous n’êtes guère volubile au sujet des résultats de votre mission, l’interrompit Segovia. Ces jours-ci vous préférez vous retrancher dans la bibliothèque. Non pas que je me permette de vous fixer les moindres limites ou exigences, mais à moi aussi, la mort du pauvre cardinal a infligé une très profonde blessure morale.
— Quand je parviendrai à des résultats, vous serez le premier à en être avisé, l’assura le Jésuite. Mais peut-on vraiment expliquer la folie de façon logique ?» Il esquissa un sourire.
Segovia comprit la pique. «C’est mon obéissance à Dieu qui m’empêche de voir derrière son suicide d’autres motifs, dit-il d’un ton sec. Mais il semble que vous ne puissiez vous contenter de cette explication, n’est-ce pas ?
— Souvent si l’on devient fou c’est qu’il y a une raison», se borna à dire Calderon.
On entendit des coups de canon venant du port ; le «San Gregorio», porte-étendard de l’Armada, se dirigea fièrement vers son lieu d’ancrage. Il était suivi de trois galions de guerre plus petits. Les navires marchands, il y en avait quatorze en tout, toujours encadrés de vaisseaux protecteurs, déclenchèrent chez les foules amassées sur la berge des cris de liesse et de réjouissance. C’est que beaucoup de navigateurs et de conquistadores étaient originaires d’Hispaniola : aussi bien Espagnols, Portugais qu’Atlatayamos.
Segovia et Calderon eux aussi se dirigèrent vers le port, en calèche. A la demande du vice-roi, le Jésuite devait dire une messe au port, puis confesser et absoudre les officiers et capitaines.
Les festivités, la messe, les confessions toujours semblables : jamais en une seule journée Calderon n’avait eu à absoudre de tant d’effusions de sang ni de meurtres… Et l’or et l’argent apportés par la flota, eux aussi, avaient empoisonné l’âme des conquistadores qui les avaient extraits au Pérou, en les rendant envieux. Ils avaient tué leurs propres compagnons, tué des autochtones innocents, incendié, pillé. Dans certains cas Calderon ne pouvait plus rien faire pour leur âme, ils n’étaient plus bons qu’à servir l’Empire, et c’est dans cette vue que le Jésuite les laissait partir, péchés absous.
Le soir, les conquistadores se rendirent en ville, Segovia avait renforcé les patrouilles de surveillance — il ne se produisait malheureusement que trop de rixes et de viols lors des visites de la flota. Il y eut au palais une réception, à laquelle étaient conviés tous les nobles du pays. Les invités avaient évidemment fait route vers la capitale longtemps auparavant, car on ne connaissait la date de l’arrivée de la flotte qu’à deux semaines près. Il vint des convives de l’autre grande ville, Porto Bello, située dans le voisinage de Vera Cruz, ainsi que bon nombre de membres de la noblesse de terre depuis les provinces de Nueva Andalusia et Lemurio ; de riches marchands avec leurs fières donnas et leurs filles, qui parmi les vaillants navigateurs cherchaient les plus braves et jetaient de provocantes œillades à l’abri de leurs éventails. Il vint des hidalgos et des grands depuis les parties reculées d’Hispaniola, Agultorpo, Gadeiro, Canopus, San Veronica, Grenada, Monterrey. Le père Calderon remarqua avec étonnement que la belle langue espagnole était déjà parlée ici de toute autre façon que dans la mère-patrie. Il fut frappé de l’abondance de vocables inconnus de lui qui s’étaient introduits dans leur langue, sans doute des mots originaires d’Hispaniola. Il y avait aussi beaucoup d’Atlatayamos à la fête, tant des marchands que des hommes dont on avait récompensé les services par des titres de noblesse. Ils étaient en règle générale de haute taille, avec un teint évoquant le bronze, ils portaient moins de vêtements à la mode, ils étaient plus réservés, plus humbles et plus dévots.
L’orchestre dans la salle de bal commença à jouer, le vin coulait à flots, et le père Calderon dut avec affliction reconnaître que les hommes qui avaient été longtemps en mer n’avaient aucune envie, après la confession, de respecter les bonnes mœurs. Dans un coin isolé de la salle, où il s’était assis un instant pour reposer ses jambes, il mit en fuite un capitaine de galion et une belle autochtone, épouse de marchand, qui ne s’étaient sans doute pas dissimulés derrière un divan pour lire des psaumes. Dans les escaliers il aperçut des bas arrachés à des cuisses voluptueuses, et dans le jardin aux roses, entendant durant sa promenade de forts soupirs et des exclamations répétées provenant des buissons, il ne put longtemps douter de l’activité qui s’y déroulait. Le Jésuite, lassé, retourna à la salle des fêtes.
«Il y a là quelqu’un à qui j’aimerais vous présenter, l’interpella Segovia en le saisissant par la manche. Si vous ne vous êtes pas déjà vus au port. Señor Juan Spinola.
— Nous nous sommes aperçus, dit Calderon en faisant un signe de tête à un officier râblé, le capitaine du «San Gregorio». J’entendrais avec plaisir des nouvelles de la Cortilière.
— Oh, je pourrais en donner jusqu’à l’aube, mon père, dit le capitaine d’une voix de stentor. Il suffit de demander !
— Combien de temps avez-vous été en mer ?
— Trois ans déjà. Et j’ignore tout de ce qui s’est passé à la cour. J’étais vers le nord, en train de combattre des navires anglais qui venaient coloniser les terres bordant l’Hudson, lorsqu’est arrivé l’ordre de les laisser en paix…
— C’était une ruse, l’informa Calderon. Cela n’irait en rien contre nos intérêts, s’ils colonisaient leur part du Nouveau Monde, là-bas dans les recoins froids et stériles de la Cortilière. Il n’y a pas là-bas d’or, et plus nombreux seront les Protestants qui quittent l’Europe, mieux ce sera.
— Comment se passent les choses en Europe ? demanda le capitaine.
— Bien, grâce à Dieu, répondit Calderon. Notre domination est toujours aussi forte en Sicile, en Italie, en Autriche, dans les Flandres, en Pologne, ainsi que dans les principautés teutonnes méridionales. Les régiments d’Hispaniola mènent en ce moment avec leurs alliés des combats acharnés contre les Turcs dans les Balkans. Si nous parvenons à y briser les forces du sultan, alors nous pourrons envahir l’Anatolie d’ici deux ans. Il est possible que pour ce faire nous devions renforcer la flotte méditerranéenne au détriment de la nôtre.»
Cela plut au capitaine : «Nous n’avons guère eu à mener de grandes batailles. Beaucoup de pirates traînent dans les Caraïbes, et à ma grande honte je vous avouerai que je connais certains de leurs capitaines.
— Vous voulez parler de ces marauds qui ont abandonné le service du roi et ont décidé de se faire bandits, à l’instar des Anglais ?
— Exactement. Malheureusement, soupira Spinola, ils pourraient être plus nombreux encore. C’est vraiment une honte de laisser notre grande flotte désœuvrée quand nous pourrions combattre bravement ailleurs pour la gloire du roi.
— Je ferai part de vos paroles à Charles, promit généreusement le Jésuite. Est-ce donc si calme dans les Caraïbes ?
— Il semble que les Français aient le dessus dans leurs combats au nord, les corsaires ont de plus en plus tendance à attaquer leurs vaisseaux. Vous pouvez également transmettre ceci à Charles. J’avais songé à un assaut sur les villes anglaises de concert avec les Français.»
Oui, pensa Calderon, si seulement le roi écoutait davantage les Jésuites et les vaillants hommes de mer… Il ne s’entourerait plus de poètes et d’artistes un peu trop enclins à railler les mystères divins. Bientôt à Madrid on ne lira plus qu’Épicure à la place de la Bible, et en lieu et place de la fumée des bougies se répandront au palais les fragrances de subtils parfums parisiens. On ne peut se consoler qu’en songeant que dans les autres cours la situation n’est pas plus brillante. La rigueur est remplacée par la gaieté. Depuis qu’Alonso Sanchez a découvert Hispaniola en l’an de grâce 1474 par un heureux hasard, alors qu’il se dirigeait vers les Indes, depuis cette date tout a changé. Madrid n’avait pas encore conclu avec les Habsbourg les mariages qui allaient placer l’Autriche et les Flandres sous sa coupe. On ne rêvait pas encore à la Pax Hispanica.
Et peu de têtes couronnées avaient su s’inquiéter du coup du sort que représentait la découverte d’Hispaniola. La route des Indes — la route de la terre promise — on s’en promettait monts et merveilles. Et en 1498, un Génois entré au service des Anglais, le capitaine Giovanni Caboto, partit de Bristol pour aller vers l’Ouest, jusqu’à ce qu’un nouveau continent lui apparût.
Les Indes !
Les Indes ?
De l’or, c’est tout ce que les Anglais se mirent aussitôt à chercher, laissant à l’Espagne le temps d’explorer Hispaniola. Et d’y trouver tout ce qui l’a rendue si grande aujourd’hui. Les Français aussi, en ces temps anciens, commencèrent à voyager vers la Cortilière, vers le continent à qui l’on n’avait pas donné le nom de Caboto son découvreur, mais celui d’un navigateur portugais inconnu, Juan Vas Cortiliar, que le roi Alphonse Toscanelli envoya chercher une route en ouest vers les Indes. C’était l’époque où le Portugal songeait encore à établier son propre empire.
Cortiliar dépassa la côte Nord d’Hispaniola et espéra, en faisant voile le long de la côte Sud du pays découvert par Caboto, parvenir en Asie. Personne ne savait que ce pays était si grand et qu’au-delà des îles Caraïbes — là où Cortiliar avait le premier fait escale — se prolongeait le gigantesque continent. Et que précisément là-bas, au Pérou, à Carthagène se trouvaient de l’or, de l’argent… des trésors inépuisables. Hispaniola, en revanche, deviendrait une place-forte logistique pour la Pax Hispanica, un rempart contre les voyages de découverte des protestants.
Le père Calderon connaissait bien la géographie et l’histoire, avait toujours fait en sorte que les espoirs des Jésuites de voir le gouvernement se fonder sur la connaissance et la foi fussent entendus à la cour, que les ducats ne fussent pas seulement dépensés pour la magnificence des châteaux et de la noblesse, mais fussent également consacrés par l’Etat aux découvertes en sciences naturelles. Car c’étaient précisément les sciences et la foi qui avaient façonné la Pax Hispanica. Ainsi bien sûr que les guerriers d’Hispaniola et les dons infinis de la nature.
«Évidemment, ajouta le capitaine Spinola quelque peu inquiet, nous avons besoin de davantage d’hommes pour nos nouvelles possessions au Pérou. L’or s’y trouve à profusion, mais y vivre sur une longue période demeure difficile. Nombre de colonies dépérissent. Sauf votre respect, Hispaniola est nettement plus attirante.
— En tant que lieu où l’on peut s’installer après avoir vécu en Andalousie ou en Castille ? demanda le Jésuite. Oui, je vous entends. Mais de toute évidence il ne serait pas judicieux que trop de monde quittât l’Espagne. Jusqu’ici Sa Majesté n’a consenti à envoyer à Hispaniola qu’un nombre d’hommes jugé nécessaire au gouvernement des autochtones et à la gestion des richesses du lieu. Si l’élite de notre jeunesse faisait voile vers le Nouveau Monde, cela pourrait porter préjudice à l’économie de l’Etat.»
Ils discutèrent encore longtemps. Calderon entendit parler des curieuses bêtes qui vivent dans la Cortilière, de ses richesses surhumaines, de détails à glacer le sang sur les aborigènes, il sut combien difficile était le travail des missionnaires qui devaient rendre compréhensible à ceux-ci la parole de Dieu. Comme le Jésuite s’en avisa avec un léger étonnement, le capitaine Spinola s’avéra un fin observateur et un discoureur passionnant. Il prétexta finalement de sa fatigue non feinte pour se retirer dans sa cellule. La fête au palais continua jusqu’au matin. La flota resterait une semaine à Vera Cruz avant de mettre le cap avec ses trésors vers l’Espagne. A la même date à peu près, le père Calderon organiserait une petite expédition dans l’intérieur des terres, vers le massif de la Sierra Titauna, pour découvrir le secret qui avait forcé Juan de Herriega à se jeter du haut du clocher
Calderon passa les journées qui précédaient à discuter avec Jeronimo et à visiter la bibliothèque de la cathédrale de Vera Cruz. Depuis sa confession, le moine passait son temps dans le jardin attenant à l’église, mécontent de soi, honteux d’avoir essayé, de manière si puérile, de forcer le cardinal à repartir. Mais Calderon ne lui en voulait pas. Il lui avait pardonné le «péché» que Jeronimo croyait être la cause de la mort d’Herriega. Le Jésuite assurait le moine qu’il ne pouvait être responsable de la curiosité bien compréhensible que ressentait Herriega, ni du devoir qui lui incombait en tant que cardinal — détruire les lieux de culte païens.
Dans la bibliothèque, Calderon remercia mentalement ces excellents prêtres qui avaient rendu compte par écrit de beaucoup des choses qu’ils avaient entendues et vues durant le premier siècle de la découverte d’Hispaniola. Beaucoup de travaux étaient parvenus jusqu’à Madrid, Séville et Salamanque, mais la plupart des manuscrits demeuraient ici. Quant à Jeronimo, il avait été élevé dès son enfance dans la foi catholique, mais se rappelait néanmoins les traditions que connaissaient sans doute tous les Atlatayamos — les légendes au sujet du Prince disparu.
Le cardinal de Herriega avait donc entrepris, dans les derniers mois de sa vie, d’organiser des expéditions vers les terres intérieures, en particulier vers les montagnes de la Sierra, où l’on avait découvert de vieux lieux de culte païens jusqu’alors inconnus, ainsi que de l’or…
Hispaniola n’était pas particulièrement riche en or. Cependant il avait dû y en avoir beaucoup, car on avait trouvé dans les ruines d’une civilisation ancestrale un grand nombre de vestiges de fours servant à fondre l’or. Les fouilles dans les montagnes ne révélèrent en revanche que deux mines, abandonnées depuis des siècles et désormais vides. On trouva bien davantage de cuivre jaune, c’est-à-dire du laiton, un mélange de zinc et de cuivre qui rappelle énormément l’or.
En deux cents ans, les prêtres et les conquistadores avaient détruit à Hispaniola tout ce qui ce rapportait de façon ou d’autre au passé atlatayamo, aux temps immémoriaux pour lesquels les locaux avaient tant de mépris. Et c’est justement à la Sierra Titauna qu’avait trait le «péché» de Jeronimo : il avait dit à Herriega que d’après les croyances locales, au pied de la montagne Trpocant se trouvaient des catacombes où avaient été enterrés selon les rites ancestraux tous les souverains d’Atlatayamo. Aucun autochtone n’y était allé, l’endroit passant tout à la fois pour un sanctuaire et un lieu de malédiction. A vrai dire personne n’était tout à fait sûr qu’une nécropole s’y trouvât. Des rumeurs, de vieilles croyances, rien de plus… Des traditions héritées d’un temps que l’on craignait d’évoquer.
Mais certaines trouvailles éveillèrent l’intérêt d’Herriega et il interrogea de nouveau son serviteur, avant de l’obliger à fouiller et chercher dans les archives. Pourquoi ? Calderon ne voyait pas d’autre raison que le fait que, si véritablement les montagnes cachaient quelque chose de mystérieux et d’impie, alors le devoir d’Herriega était de détruire cette chose. Jeronimo avait donc passé de longues journées à la bibliothèque, mis les fragments fondés sur les écrits des prêtres en rapport avec les traditions populaires et finalement fourni à Herriega un dossier sur la base duquel celui-ci s’était mis en route. Il revint, ne dit pas un mot à Jeronimo, rapporta simplement à Segovia qu’il n’avait rien découvert de nouveau, écrivit une lettre d’adieux et se jeta du clocher.
«C’était un péché, mon père, affirmait Jeronimo les larmes aux yeux. Cet endroit est maudit, habité par Satan. C’est moi qui l’y ai envoyé, je lui ai parlé de la nécropole, je suis responsable de sa mort.
— Alors prie, lui intima Calderon, et apporte-moi le document que tu as rédigé pour le cardinal !
— Vous n’avez pas le droit d’y aller, dit le moine d’une voix oppressée. C’est un endroit maudit, démoniaque !
— Nous n’en savons rien, répliqua le cardinal. Ce ne sont que tes suppositions, Jeronimo. Apporte-moi le dossier.»
Calderon ne put en apprendre grand-chose de nouveau. Le document commençait par raconter les légendes atlatayamos, selon lesquelles Atlatayamo avait jadis été un grand et puissant empire, régi par des souverains clairvoyants qui vivaient dans de hautes et sublimes villes. Il y avait dix villes, distribuées en cercle autour du centre du pays, où se trouvait une montagne gigantesque, le volcan Titauna. On construisait des vaisseaux, on parcourait les mers, on pratiquait les beaux-arts, on faisait progresser la science et la vie spirituelle. Mais la richesse ne faisait que s’accroître, et les habitants d’Atlatayamo devinrent avides, paresseux et arrogants. Ils se prosternaient devant des idoles. Le Seigneur vit que leur façon de vivre était mauvaise, et il infligea à Atlatayamo un tremblement de terre ; le Titauna cracha le feu et la colère de Dieu, l’océan submergea les côtes et dans une immense fureur dévastatrice détruisit tout ce qui était resté debout. Peu s’en tirèrent vivants.
Il s’écoula des milliers d’années, et les industrieux Atlatayamos recontruisirent leur monde disparu. A présent ils accordaient plus d’attention à la tempérance et à la crainte de Dieu. Peu à peu, les villes et la grandeur passée furent restaurées. Et de nouveau les rois, dans l’oubli du châtiment passé, commencèrent à se faire mérite de leurs richesses ; l’avidité, la débauche, l’idolâtrie reprirent le pouvoir. Un Prince, incapable de supporter davantage cette vie, entreprit un pèlerinage sur le Titauna et, au sommet de celui-ci, après s’être voué à la tempérance et à la méditation, il reçut en partage une vision céleste. Il redescendit se mêler aux Atlatayamos et entreprit de colporter le nouvel Enseignement, d’après lequel les hommes doivent vivre selon les principes du Dieu unique et juste, pour ne plus encourir la fureur du Très-Haut. Pour confirmer ses dires, pour confirmer que Dieu s’était incarné en lui, le Prince fit des miracles. Il eut beaucoup de disciples, mais aussi beaucoup d’ennemis.
Une révolte éclata, qui mena à la guerre, à un grand bain de sang. Le Prince, qui lui-même n’y prit pas part, passant son temps à prier sur le Titauna pour que les hommes reçussent leur part d’entendement, fut finalement jeté en prison puis exilé. Car une loi immémoriale empêchait que l’on versât du sang royal. Et depuis ce temps, Atlatayamo ne reçut en partage que douleurs et souffrances, par quoi l’on voyait l’affirmation de la colère divine. Puis, quelques années seulement après l’exil du Prince, le Titauna entra de nouveau en éruption. Avant que ne survînt une nouvelle catastrophe, on dépêcha sept navires qui devaient parcourir le globe pour chercher le Prince disparu. On fit porter par chacun des navires deux colonnes de cuivre jaune où étaient écrites les prières du peuple — toute la triste histoire d’Atlatayamo. Ceci devait prouver au prince que l’on se souvenait de lui et que l’on attendait son retour.
Mais aucun des navires ne revint.
Il n’y avait du reste nulle part où revenir, car les sillons de lave coulaient sur tout le territoire, qui tremblait et s’enfonçait tandis que les villes tombaient en morceaux. Le Très-Haut avait une nouvelle fois déversé sa rage sur Atlatayamo. De nouveau, peu de gens survécurent : seuls les gens qui avaient suivi l’enseignement du Prince. Atlatayamo avait été deux fois châtiée de son arrogance. On cessa de reconstruire les cités ancestrales. Dieu ne laissera pas son peuple élu aux mains du destin, croyait-on désormais, un jour le Prince reviendra. Alors Atlatayamo se relèvera de ses ruines pour servir Dieu et la vraie foi.
Calderon continuait de feuilleter les pages qui décrivaient l’enseignement du Prince. Oui, il y avait dans tout ceci quelque chose de la foi chrétienne originelle, mais considérablement simplifiée et tendant même vers l’hérésie. Mais ce n’était pas important. Les prêtres avaient corrigé la foi des Atlatayamos, ce qui n’était guère compliqué puisque ceux-ci étaient illettrés. Ils acceptèrent volontiers l’existence du Père, du Fils et du Saint-Esprit à la place de Dieu, du Prince et du Titauna.
Les Atlatayamos avaient pris les vaisseaux d’Alonso Sanchez pour des émissaires du Prince — ce peuple humilié n’avait en effet jamais vu de navires auparavant. Et ils s’étaient agenouillés devant la croix.
On disait que dans les entrailles du Titauna avaient été enterrés dans les temps anciens les rois d’Atlatayamo. Une nécropole sacrée. Mais il s’agissait de rois maudits. D’après la tradition orale, on les y conservait tels qu’ils avaient été de leur vivant.
Une expédition passant par là avait découvert de l’or. Il s’en trouvait des veines dans une caverne murée du massif. Manifestement une cache secrète des souverains. C’est à ce stade que Jeronimo parla de la nécropole à son maître. Herriega voulut aussitôt voir l’endroit. Il y alla, le vit et se tua.
Calderon appela Jeronimo. «Dis-moi, mon fils, lui intima-t-il, as-tu une raison de penser qu’après être revenu de la nécropole Herriega ait perdu l’esprit et ait souffert de démence ?
— Il ne m’en a pas parlé, répondit brièvement le moine. Il avait fait la rencontre de forces démoniaques et…
— Il connaissait des exorcismes et serait venu à bout de n’importe quel démon, l’interrompit le Jésuite. Sa troupe était-elle nombreuse ?
— Le père de Herriega est revenu seul de la nécropole.
— Comment ? demanda Calderon bouleversé. Segovia n’avait rien mentionné de tel.
— Vingt hommes partirent de Vera Cruz. A l’entrée de la supposée nécropole, mon maître n’a pris avec lui que trois Atlatayamos, les autres commencèrent à chercher de l’or. Seul mon maître est revenu.
— Et tu crois qu’Herriega s’est donné une mort sacrilège parce qu’il avait rencontré dans la nécropole des puissances démoniaques ?
— Que puis-je imaginer d’autre ?
— Tu sais que le suicide est la forme la plus grave d’insoumission à Dieu. Qu’aucun homme n’est maître de sa propre vie, que c’est Dieu qui a donné à l’homme la vie et la possibilité d’en user droitement. Et le suicide est une tentative de dérober ce qui appartient légitimement à Dieu. Et c’est également le plus cruel méfait de l’homme envers soi-même, car de cette façon il s’ôte à lui-même le plus grand don et la possibilité de la Rédemption.
— Oui, mon père. Je sais cela.
— Tu sais que le suicide interdit la résurrection, sur quoi se fonde la suprême grâce de notre Seigneur ?
— Oui.
— Et tu persistes pourtant à expliquer le suicide d’Herriega par sa rencontre avec des puissances démoniaques, alors même que son pouvoir le mettait au-dessus d’elles ?» dit le Jésuite d’un ton pressant.
Jeronimo secoua la tête, désespéré. «Je ne suis qu’un pauvre pécheur et je ne peux rien expliquer. Si ce n’est que mon péché est ici devant vous. Je n’aurais pas dû…
— Tu n’as fait qu’obéir à ton maître. Et ce n’est pas ta faute si lui a dédaigné de remplir ses obligations envers son seigneur. Et lui, de Herriega, n’a même plus le droit de se qualifier de pécheur.
— Il est mort.
— À tout jamais.»
La nuit qui précéda le départ vers la Sierra Titauna, le père Calderon se plongea encore une fois dans les vieux manuscrits de la bibliothèque. Il feuilleta encore les documents qu’il avait lus à Madrid avant son départ pour Hispaniola. Il compara sans relâche les notes d’Antonio de Lerca, premier chef de l’église d’Hispaniola, au Timée et au Criton de Platon ; il trouvait beaucoup de contradictions dans leurs travaux, mais aussi beaucoup de ressemblances.
Pendant deux cents ans les doctes avaient disputé au sujet de l’Hispaniola découverte par Alonso Sanchez, cette terre presque aussi vaste que l’Europe au milieu de l’Océan Atlantique, se demandant si elle pouvait être l’Atlantide décrite par Platon, Proclus, le chroniqueur égyptien Manéthon, Strabon, Arnobe et d’autres doctes de l’Antiquité. Les colonnes d’or qu’Alexandre de Macédoine et Hérodote avaient vues de leurs propres yeux à Tyr avaient-elles un rapport avec celles que les navigateurs atlatayamos avaient transportées pour convaincre leur Prince ? Comme la plupart des Jésuites instruits, Calderon pensait qu’Atlatayamo était bien l’Atlantide et qu’aux oreilles de Platon n’étaient parvenus que des bruits affaiblis au sujet des catastrophes. Le continent était demeuré, mais la civilisation qui avait connu la navigation et colonisé de lointaines terres s’était évanouie. Calderon prit des notes, parcourut de vieux parchemins et se serait presque mis à sommeiller derrière sa pile de papiers, si deux documents parlant à première vue de choses différentes n’avaient pas éveillé son attention.
Il y avait d’abord une remarque de Lerca disant que les indigènes croyaient en la nature sacrée du Titauna ; c’était une sorte de pilier du monde. Mais il était difficile d’en affirmer la cause — soit l’idée de perdition attachée au volcan, soit la vision du Prince à son sommet, ou bien la majesté de la montagne même. En tout cas c’est là qu’ils avaient enterré leurs rois. Tels qu’ils avaient été de leur vivant. Ce dernier passage amena Calderon à feuilleter le récit du voyage en Egypte de Jose de la Lloparte. Cet explorateur du début du siècle avait décrit en détails les Pyramides, les richesses qui y étaient dissimulées et les croyances locales. Or une auréole païenne régnait également autour de ces énigmatiques constructions. Les anciens souverains d’Égypte avaient été enterrés à l’intérieur de ces montagnes artificielles, c’est là que se trouvait le lieu de leur dernier repos. Une nécropole. Les momies — des morts conservant semblance de vivants.
Il était difficile de ne pas voir ici un point commun, et Calderon se prit à réfléchir : où donc étaient parvenues les nefs atlatayamos en ces temps reculés ? Lequel avait instruit l’autre ? A ces questions, le périple vers la Sierra Titauna qui commençait le lendemain devait apporter des réponses. Calderon se demanda si le père de Herriega n’avait pas lui aussi étudié les vieux manuscrits avant l’expédition, n’avait pas réfléchi aux mêmes choses. Il lui sembla que l’âme maudite du suicidé flottait autour de lui et l’incitait à renoncer à des connaissances qui devaient rester un secret pour l’éternité.
Avant de s’endormir, le cardinal but un pichet d’un vin rouge et sucré de Cadix.
Le 19 septembre 1696 l’émissaire de Charles II à Hispaniola, le cardinal jésuite Manolo Santiago y Calderon, membre de la Sainte Inquisition, se trouvait sur le clocher de la cathédrale de Vera Cruz. Le soir était calme, le vent amenait de l’Atlantique un souffle de mer enivrant, on entendait de la musique en provenance de la ville. Une nouvelle claire nuit d’été s’annonçait. La statue équestre de Philippe II, en bas sur la place, exhortait à aller vers l’Ouest, vers de nouveaux pays inexplorés, pour apporter honneur et renommée à la Pax Hispanica, porter dans tous les recoins du monde le message de l’Empire catholique. Le roi portait une épée, à sa poitrine pendait une croix. Le cardinal Calderon murmura une prière en silence et quand il baissa la tête, un abîme étourdissant s’ouvrit devant lui. Une semaine plus tôt seulement il s’était tenu au même endroit et avait médité les raisons du geste effrayant d’Herriega. A présent il les connaissait.
Mais il ne voulait pas se souvenir.
Le bref instant que dure la chute sur les pavés de la place est-il suffisant pour que le regret pénètre votre âme et inverse le cours du temps ? Où commence dans les pensées de l’homme le principe divin, et où prend-il fin, dans ce mortel hurlement de panique où subsiste l’aspiration vers une Éternité de vie et de rédemption ?
Calderon se rappela la lettre d’adieux d’Herriega, quelques lignes hâtivement griffonnées. Une lettre dont à présent il saisissait le contenu.
Un simple cadavre. Mort sans sépulture. Que pourrais-je être d’autre ?
Le cardinal ressentit le vertige accoutumé. Ce n’était pas comparable avec l’escalade de la Sierra Titauna, les étroits sentiers qu’il avait fallu gravir. Ici depuis la tour de la cathédrale, la vue était plus large et plus haute. Il ferma les yeux et se rappela, se persuadant lui-même, que lui, Calderon, était plus brave qu’Herriega.
Si Herriega avait pesé le pour et le contre, alors c’est qu’il y avait eu en lui davantage de foi.
L’expédition n’était pas grande. Calderon dans un équipage, deux moines en guise de serviteurs, mais pas Jeronimo, qui même menacé d’anathème avait refusé de les accompagner à la Sierra Titauna. Il y avait également trois soldats prévus par le protocole, trois aides autochtones et deux muletiers qui avaient aussi accompagné Herriega. Ils connaissaient la route. Le chemin vers le Titauna, qui s’élevait dans le lointain, prenait une semaine depuis Vera Cruz. La majestueuse chaîne de montagnes et son point culminant ne semblaient nullement se rapprocher, ils se dressaient toujours quelque part au loin. Sur le chemin ils dépassèrent de nombreuses ruines de villes, virent de grandioses vestiges de la grandeur passée d’Atlatayamo. Que les indigènes avaient négligée des siècles auparavant, par dévotion pour l’enseignement du Prince et mépris à l’égard des mœurs de leurs antiques souverains. On voyait ensuite des plaines verdoyantes à l’infini, de beaux pâturages, où les habitants d’Hispaniola travaillaient dur pour leurs nouveaux seigneurs, permettant la pérennité de l’Empire, lui apportant renom et honneur éternel. Les canaux creusés dans l’ancien temps irriguaient les champs. Les forêts, qui servaient à construire les armadas et les flottes surveillant les frontières maritimes de la Pax Hispanica, étaient utilisées pour protéger la route des Indes.
Le Titauna.
Si paisible, sublime, grandiose, majestueux, sacré, divin.
Comme la colline de Sion, pensa le père Calderon. Ou comme ces mystérieuses pyramides, puisque la montagne se détachant de la chaîne semblait effectivement triangulaire.
En arrivant au pied des montagnes ils firent leur première longue halte. La montée promettait d’être rude. Les muletiers connaissaient le chemin. Tout le jour ils évoluèrent sur d’étroits sentiers, puis on montra à Calderon l’endroit d’où Herriega avait continué avec les cinq autochtones. Trois jours plus tard il était revenu seul. Il était évident que l’endroit où ils étaient arrivés marquait bien l’emplacement d’un ancien lieu de culte. On y avait amassé des blocs de pierre taillée ; du flanc de la montagne s’ouvrait une vue sur la vallée. Cela fit penser Calderon à une scène de théâtre. Sur les bords de la vallée, des centaines et des milliers d’Atlatayamos pouvaient tenir, au moment de l’enterrement de leurs rois. Des amas de pierres effondrés et les vestiges de colonnes ouvragées semblaient évoquer un portail monumental. C’est par là qu’on avait fait passer le roi défunt. Pour aller où ? Il n’y avait qu’une route. Vers l’amont, vers les montagnes.
La première portion du chemin avait jadis été pavée, mais il fallait ensuite grimper sur des hérissements de pierres. La colère des dieux s’était manifestée. Mais on pouvait cependant distinguer une route. Dans les jours suivants, le père Calderon apprit ce que c’est qu’une expédition en montagne, dans une direction inconnue, quand on ne peut se guider qu’à l’aide d’un rapport incertain et des marques laissées d’aventure par des prédécesseurs. De fait, les lieux où l’expédition d’Herriega avait dressé son camp étaient les seuls vestiges : quelques emplacements de foyers, des restes de pauses consacrées à se restaurer, la carcasse d’une mule à la jambe cassée…
La proximité de leur destination fut enfin indiquée par des ouvertures de grottes murées, des inscriptions hiéroglyphiques sculptées dans la roche ainsi que par la chose que Calderon avait le plus attendue et redoutée.
Les trois Atlatayamos qui avaient accompagné Herriega mais n’étaient pas revenus.
Même de loin la puanteur des cadavres indisposait l’odorat, les cailloux dont on avait recouvert les corps ayant été depuis longtemps dispersés par les bêtes : les charognards avaient eu de quoi faire un festin. Calderon examina ce qui restait des corps et se convainquit qu’il ne parviendrait pas à décider de la cause de la mort. Les cadavres avaient reposé l’un contre l’autre, dans une fosse commune, sous des petites pierres ramassées sur le versant de la montagne. Mais aussi longtemps qu’il chercha, le cardinal ne trouva rien que ressemblât à une croix. Herriega aurait aisément pu confectionner une croix en liant deux branches.
Comment un vieux prêtre pouvait-il, seul, tuer trois hommes dans la force de l’âge ?
Ou bien était-ce un accident ? Une avalanche, par exemple ? Qui en épargnant un seul homme l’avait forcé à commettre un suicide. Avaient-ils trouvé des trésors immenses dont ils étaient convenus de procéder au partage, avant qu’Herriega n’assassinât sournoisement ses compagnons, sans être plus tard capable de supporter le remords ?
Ou bien — et Calderon s’épongea le front en y songeant — peut-être n’était-ce ni un accident ni un crime, mais justement cela même qu’Herriega n’avait trouvé la force d’accomplir que dans le clocher de la cathédrale de Vera Cruz ?
Le soir du même jour ils parvinrent au portail derrière lequel s’ouvrait, selon toute évidence, le chemin de la nécropole. Les massives portes de laiton étaient ornées d’horribles figures, parmi lesquelles dominaient celles du chien, de la tête de bœuf et de la croix. Les portes étaient fermées d’une lourde chaîne dont la précédente expédition était venue à bout. Les guides de Calderon savaient ce qui les attendait, ils exigèrent une messe, ce à quoi consentit le cardinal. On alluma les torches avant de s’avancer.
Bien vite, Calderon comprit qu’il était bien plus simple de s’égarer dans ces catacombes que d’y éclaircir le motif du suicide d’Herriega. Leurs pas sonnaient creux tandis qu’ils erraient au hasard de l’obscur labyrinthe. Il ne fallait cependant pas craindre de se perdre, un souffle de vent permettant de s’orienter vers la sortie. Deux heures plus tard, Calderon commença à saisir le style de construction des antiques païens et l’organisation interne de la nécropole. Il y avait un couloir principal d’où partaient des boyaux obliques menant aux sépulcres des différents souverains. Ils en visitèrent plusieurs, où ils trouvèrent d’énormes cercueils de pierre entourés de nombreux autres plus petits et de trésors en bonne quantité. Les parois des chambres mortuaires étaient décorées de pictogrammes évoquant la vie des rois. Ils rappelèrent à Calderon les notes prises par La Lloparte en Egypte et les nécropoles du même type en Toscane.
Pas le moindre démon, et rien d’intéressant à vrai dire. Il ne semblait pas non plus que des objets précieux en or eussent été emportés. Ils s’enfonçaient toujours plus profondément dans les profondeurs rocheuses, s’orientant progressivement, à en juger par l’apparence des tombes, du passé vers les époques récentes. Calderon admirait la bravoure et la détermination de ses guides, si bien pénétrés de la foi qu’ils ne s’effrayaient plus des tabous païens.
Ils arrivèrent enfin à la dernière chambre.
Elle était ouverte.
Ce dernier sépulcre était différent des autres : il n’y avait ici nuls ornements ni nuls trésors, pas de cercueil délicatement ouvragé. C’était la dernière tombe de la lignée renommée des rois atlatayamos, simple et modeste. Ici l’histoire prenait fin, le présent commençait.
Le couvercle de ce banal cercueil de pierre avait été retiré : Herriega n’avait pas eu le temps ou la volonté de laisser le mort reposer en paix. Calderon ordonna à ses aides de rester en faction à la porte et s’approcha du sarcophage. Le motif du suicide d’Herriega ne pouvait se trouver ailleurs que dans ce cercueil.
Oui, il y était.
La peur et l’horreur qui saisirent Calderon tandis qu’il était penché sur le cercueil faillirent lui faire jeter la torche sur la momie. C’eût peut-être été la meilleure solution.
Le vent dans le clocher emmêlait les cheveux de Calderon. Les mains convulsivement agrippées à la balustrade, il leva la tête et cessa de regarder vers le bas, vers le chemin fatal qu’avait suivi Herriega. Ce chemin n’était pas pour lui. Et ne le serait jamais. Herriega avait été un saint homme, il était resté fidèle à sa foi jusqu’à la fin. Jusqu’à la toute dernière extrémité. Seuls les plus déterminés, les plus zélés, peuvent se conduire de la sorte.
Jeronimo apparut aux côtés de Calderon, venant des escaliers. «Le vice-roi vous cherche, dit-il doucement. J’étais seul à savoir où vous trouver…
— J’arrive, murmura Calderon.
— Est-ce que tout va bien pour vous, mon père ?»
Pour moi ? Est-ce que tout va bien ? Mais bien sûr, pensa le cardinal, tout va très bien. Comme pour ces barils de poudre que les fidèles Jésuites transportent actuellement vers la Sierra Titauna. Ramener l’or jusqu’à la chambre du trésor du roi, puis détruire un lieu de culte païen. Surtout ne pas examiner la dernière chambre mortuaire. Ils obéiront, ils sont dociles et craignent Dieu. Lui, Calderon, avait été capable de donner cet ordre. Pas Herriega. Il y avait en lui trop de sainteté.
Loin sur l’océan, quatre voiles faisaient route vers l’Espagne. Avec à leur bord de nouveaux tercios recrutés parmi les Atlatayamos. Ils ont tous leurs propres obligations, leurs propres guerres : aujourd’hui en Europe, bientôt dans la Cortilière et aux Indes. Ces voiles, là-bas, pensa Calderon, ne me donnent pas le droit. Se suicider est trop simple… Et manifestement ma foi n’est pas aussi forte que celle d’Herriega.
«Les exorcismes ont-ils été utiles ? demanda Jeronimo d’un ton hésitant.
— Oui, mon fils. Très utiles. Ils sont toujours utiles.
— Alors la nécropole est maintenant purifiée ?»
Une nécropole ? Oui, c’est une nécropole. Il y a là-bas des morts. De simples cadavres. Un simple cadavre. Mort sans sépulture. Que pourrais-je être d’autre ?
Il se tourna vers le moine. «Oublie Herriega. Il n’est pas mort par ta faute.»
Jeronimo fit une révérence en signe de soumission.
La faute. Ce mot avait-il encore la moindre signification ? Calderon pourrait-il jamais absoudre à nouveau quelqu’un de ses péchés, tout en sachant qu’il y avait une erreur dans les mythes et les légendes des Atlatayamos ? Qu’un des sept navires partis à la recherche du Prince était finalement revenu. Les catastrophes naturelles et l’impénétrabilité des siècles, ainsi peut-être que la prudence des navigateurs mêmes, n’avaient pas permis aux aborigènes d’Hispaniola de se souvenir, de savoir que le Prince avait été enterré là où sa qualité royale l’appelait. Enterré en secret, il y avait si longtemps. Pourtant ils l’avaient trouvé — dans un pays lointain, étranger, et ils l’avaient ramené avec la croix sur laquelle les hommes de main de Pilate l’avaient cloué, dont les branches avaient été placées dans son cercueil et sur laquelle figurait encore l’inscription. IESVSNAZARENVSREXIVDAEORVM. Ils l’avaient momifié, manifestement dès la Palestine, et l’avaient secrètement emporté. Ressuscité d’entre les morts…
«Partons, soupira Calderon. Je veux certifier au vice-roi qu’il a bien agi en inhumant Herriega en terre consacrée. Demain je bénirai de nouveau la cathédrale.»
Septembre-octobre 2000
Traduit de l’estonien par Martin Carayol.