Depuis le matin, une chaleur étouffante régnait sur la ville. Dans l’après-midi, des nuages noirs avaient commencé à s’amonceler dans le ciel. Après le travail, elle avait dû aller acheter un billet à la gare routière pour se rendre le surlendemain à Riga. Heureusement les guichets des lignes internationales étaient ouverts jusqu’à dix-neuf heures. Le nouveau millénaire venait de commencer, c’étaient les vacances et tous ceux qui en avaient la possibilité partaient en voyage.
Son billet en main, elle se dirigea vers l’arrêt de bus où une foule de gens se pressait, comme toujours à cette heure-là. Elle vit le bus qu’elle comptait prendre tourner au coin de la rue et venir se ranger devant le trottoir. En quelques foulées, elle se trouva au milieu du flot humain.
Elle n’aimait pas les bousculades. Elle attendit patiemment à l’extérieur que la plupart des voyageurs soient montés. Elle remarqua alors du coin de l’œil une femme vêtue d’une longue jupe bleu ciel et d’une veste de la même couleur, qui progressait péniblement vers le bus, tenant une valise dans chaque main et en tirant tant bien que mal une troisième derrière elle. Il émanait d’elle quelque chose d’étrange, qui ne tenait pas seulement à ses vêtements plutôt surprenants pour une touriste. Ses valises étaient énormes, l’une d’entre elles était manifestement très lourde, car en la traînant elle était pliée en deux comme un canif. En la voyant, on s’attendait à ce qu’elle s’effondre d’un instant à l’autre en pleine rue au milieu de son tas de bagages, mais elle tenait bon. Derrière de grandes lunettes encadrées par des cheveux d’un noir de jais, ses yeux jetaient des regards perçants.
Une expression de reproche se lisait sur son visage.
« Est-ce que ce bus va au centre-ville ? demanda-t-elle en anglais avec un curieux accent.
— Oui », répondit-elle. Un homme assis près de la porte s’empressa de l’aider à hisser ses valises et lui fit une place à côté de lui. Le bus était plein à craquer et il semblait impossible d’avancer plus loin que les sièges situés près de la porte.
Évidemment, la femme n’avait pas de ticket. Elle sortit son porte-monnaie et, levant soudain les yeux vers elle, lui demanda où elle pourrait en acheter un. Elle lui expliqua. Quand la femme eut la réponse, elle se leva et, un billet de vingt dollars à la main, se fraya un chemin jusqu’au chauffeur. Celui-ci regarda longuement le billet et fit non de la tête. Elle parut un instant désemparée, mais retourna rapidement à ses valises qui encombraient le passage.
Elle se rappela soudain qu’elle avait dans son portefeuille un carnet de dix tickets. Elle-même utilisait son abonnement mensuel. Elle détacha un ticket et le tendit à la femme, qui entreprit alors de lui expliquer quelque chose en faisant tinter des pièces dans sa paume, mais elle secoua la tête : ça n’allait pas la ruiner ! La femme ignorait l’existence du composteur. Elle lui reprit donc le ticket et, une fois l’opération effectuée, le lui rendit. L’autre lui dit qu’elle arrivait de Vilnius en autocar, qu’elle ne savait pas comment les choses fonctionnaient dans cette ville et qu’elle n’avait pas encore changé d’argent. Elle n’avait pas non plus trouvé de station de taxis.
Les gens les regardaient. La femme rangea le ticket dans son porte-monnaie, la fixa à nouveau du regard et déclara qu’elle venait d’Argentine, qu’elle était institutrice et qu’elle avait pour habitude de voyager chaque été dans différents endroits du monde. Que, dans son pays, les enseignants avaient des réductions importantes sur les billets d’avion. Cette fois-ci, elle avait choisi de visiter les pays baltes, car la presse en avait parlé récemment et elle voulait maintenant les découvrir de ses propres yeux. Elle avait passé cinq jours à Vilnius, elle trouvait que c’était une belle ville, et elle avait l’intention de rester aussi longtemps à Tallinn, après quoi elle partirait pour Riga, d’où elle rentrerait chez elle. L’une de ses valises était pleine de livres qu’elle avait achetés à Vilnius, et elle était vraiment lourde.
Elle ne lui demanda pas si elle avait une valise séparée pour les livres de chacun des trois pays : cela aurait été se mêler de ce qui ne la regardait pas. Le long voyage de cette institutrice venue de l’autre bout du monde méritait son respect.
Le bus remonta la rue Juhkental, dépassa le marché central et s’approchait déjà de l’hôtel Olümpia, derrière lequel on apercevait la façade blanche du ministère des Affaires étrangères.
« Mon Dieu ! le nombre de voitures de luxe qu’il y a ici ! Il n’y en avait pas autant en Lituanie. Est-ce qu’il y a beaucoup de millionnaires en Estonie ? » s’exclama l’institutrice, comme si elle s’adressait à tous les voyageurs. Elle regarda quelques minutes par la vitre et ajouta d’un ton plus tranquille : « En Argentine, la voiture est un objet utilitaire, les gens roulent même dans des voitures vieilles de cinquante ou soixante ans. »
Pensant qu’elle devait répondre quelque chose à cela, elle bredouilla que beaucoup de gens en Estonie s’en sortaient plutôt bien, mais c’était aussi peut-être parce qu’à l’époque soviétique, se procurer une voiture était un vrai parcours du combattant. Elle commençait à lui expliquer le système des autorisations d’achat délivrées par les syndicats, lorsque l’institutrice, pointant de l’index le massif de roses devant le ministère des Affaires étrangères, s’écria : « Vous avez si peu de fleurs ! C’est le premier parterre que je vois ! »
Elle soupira. Cette touriste avait raison : en ce début de millénaire, la ville était toujours aussi peu fleurie. Elle savait, pour l’avoir vu elle-même, que depuis plusieurs étés le centre-ville de Riga était orné de tours de fleurs colorées et foisonnantes. Mais à Tallinn, le temps des grandioses tours de fleurs n’était pas encore venu.
« On en trouve plus dans le sud de l’Estonie », glissa-t-elle, et elle ajouta : « En Estonie du nord, le climat est rude, beaucoup de plantes vivaces ne passent pas l’hiver. » C’était bien connu : plus on allait vers le sud, plus les villes étaient fleuries.
La femme ne répondit rien, elle regardait toujours par la vitre et observait les alentours. « Et les enfants ? dit-elle en haussant les sourcils. Pourquoi ne voit-on aucun enfant en train de jouer au ballon ? Les enfants d’ici ne jouent pas au ballon ? » s’étonna-t-elle, et on sentait dans sa voix une véritable perplexité.
À cela elle ne sut que répondre. Effectivement, on ne voyait pas d’enfants dehors, mais c’était l’été et ils devaient être à la campagne ou à la plage. Et d’ailleurs, où pourraient-ils bien jouer au ballon dans le centre-ville ?
Les autres passagers les observaient tour à tour. Heureusement, il n’y en avait plus pour longtemps.
« Si vous voulez aller dans le centre, vous devez descendre au prochain arrêt », dit-elle avec délicatesse.
Étonnée, la femme leva les yeux : « Déjà ! Mais comment vais-je trouver mon chemin ensuite ? Je n’ai aucune idée de l’endroit où est mon hôtel ! » s’exclama-t-elle d’une voix paniquée, et elle déplia aussitôt un plan de la ville tout chiffonné, dans la marge duquel étaient écrits le nom et l’adresse de son hébergement.
Elle jeta un regard à l’adresse, réfléchit un instant, et prit sa décision : elle aussi allait descendre, elle accompagnerait cette institutrice venue de si loin jusqu’au début de la rue Harju, là elle lui montrerait le chemin — impossible de se perdre —, puis elle reviendrait en courant pour prendre le bus suivant et se rendre à l’autre bout de la ville, où elle devait garder ce soir-là son petit-fils.
Lorsqu’elle leva le regard, elle s’inquiéta en constatant qu’une moitié du ciel au-dessus du centre-ville avait pris une teinte bleu noirâtre, tandis que l’autre moitié était encore illuminée par un soleil vif. Cela créait un étrange effet de lumière, comme un film dans l’obscurité d’une salle de cinéma. Elle avait un parapluie, mais elle n’avait pas envie de se faire surprendre par l’orage.
« Je vais vous montrer comment rejoindre l’hôtel, puis vous pourrez y aller toute seule ».
La femme la regarda un instant, un petit sourire ironique s’ajouta à l’expression de reproche de son visage, mais elle ne répondit rien. En descendant du bus, l’institutrice avait empoigné deux valises et lui avait laissé prendre la troisième, la plus lourde. Elle tentait de la traîner, mais de temps en temps les roulettes se bloquaient, et à chaque bordure de trottoir il fallait la soulever.
« Il paraît que les touristes envoient les livres chez eux par la poste, pour ne pas avoir à payer l’excédent de bagages à l’enregistrement », dit-elle d’un ton prudent, en évitant d’être trop explicite. Elle essayait de lui tendre une perche, bien qu’elle n’en sache à vrai dire pas davantage sur cette pratique.
« Non, déclara la femme avec détermination, moi je ne fais pas comme ça, je veux pouvoir feuilleter pendant le voyage les livres que j’achète. Je m’imprègne davantage des lieux. » Le ton de sa voix et son regard étaient devenus plus résolus. Soudain, comme si quelque chose lui était revenu à l’esprit, elle demanda :
« Où se trouve l’église catholique ici ? Il faut absolument que j’aille à la messe ! » En voyant l’air stupéfait de son accompagnatrice, l’institutrice s’écria : « Non, non, pas maintenant bien sûr ! J’irai à l’église demain matin », et elle jeta un bref coup d’œil aux nuages noirs.
Elle lui expliqua que l’église se trouvait à proximité. L’institutrice parut ravie et son visage s’éclaira un peu.
Alors qu’elles se dirigeaient vers la place de l’Hôtel de ville, l’Estonienne commença à transpirer à grosses gouttes. Elle s’arrêta et s’essuya le visage avec un mouchoir. La précédant de quelques pas, dans sa tenue bleu ciel ondulante d’un autre temps, l’institutrice observait les clochers de la vieille ville. De loin, elle ressemblait à un nuage tombé du ciel. Une chaleur étouffante les enveloppait comme un film plastique.
« Quand ces églises ont-elles été construites ? Qui les a construites ? » demanda l’institutrice, et son visage exprimait un intérêt sincère.
Elle mentionna des dates, expliqua le contexte historique et précisa qui régnait à cette époque sur l’Estonie. Elle montra de loin à l’étrangère la vieille pharmacie et lui recommanda d’y entrer si elle en avait l’occasion. Évidemment pas maintenant, mais une autre fois. Un sourire ironique se dessina à nouveau sur le visage de l’autre.
Elle sentait qu’elle aurait dû poser quelques questions à l’institutrice sur son pays, mais ses pensées étaient occupées par l’orage qui pouvait éclater à tout instant et elle s’inquiétait de savoir comment rejoindre au plus vite l’arrêt de bus. Il faisait beaucoup trop chaud. Fallait-il vraiment faire la conversation, qui plus est dans son mauvais anglais, alors qu’un orage s’annonçait et que son esprit était accaparé par autre chose ?
« Désormais vous êtes indépendants », constata l’institutrice. Elle hocha la tête, il faisait vraiment chaud.
Soudain, la femme se mit à parler de son pays. Il y avait dans sa voix quelque chose de fiévreux.
Elle avait l’impression que si elle faisait quelques pas de plus, elle s’évanouirait. L’étrangère ne lui avait pas demandé une seule fois si elle ne devait pas se dépêcher d’aller quelque part avant que l’orage éclate. Elle trouvait apparemment naturel que, malgré l’orage imminent, elle l’accompagne jusqu’à l’hôtel et tire sa lourde valise remplie de livres en lui parlant de la lutte pour l’indépendance. Voilà ce que pensait l’Estonienne, saisie par un nouvel accès de faiblesse. Elle n’avait jamais supporté la chaleur.
À l’angle de la rue menant à l’hôtel, elle regarda sa montre. Il lui restait très peu de temps pour attraper le bus qu’elle devait absolument prendre.
Elle était un peu fâchée, surtout contre elle-même : l’institutrice serait très vite à l’abri à l’hôtel, tandis qu’elle devrait parcourir près d’un kilomètre au pas de course pour retourner à l’arrêt de bus. On entendait déjà le tonnerre qui grondait de plus en plus fort.
La femme n’en finissait pas de parler. Elle n’avait plus la force de l’écouter.
Pourquoi ne pas poser cette valise par terre, lui dire au revoir et m’en aller ? se demandait-elle. Avant même d’avoir pu aller au bout de sa réflexion, elle vit l’institutrice pivoter sur ses talons et, à son grand étonnement, lui adresser soudain un sourire charitable.
« On dirait qu’elle lit dans mes pensées », songea-t-elle.
Encore deux ou trois cents mètres et elles arriveraient enfin. Il lui restait tout juste le temps.
Elle ne se souvenait pas qu’il y avait un hôtel à cet endroit. Mais à présent il y en avait un ! Il ne devait pas être là depuis très longtemps. Il lui semblait que dans ce bâtiment se trouvait auparavant un grossiste en papeterie et fournitures de bureau. Il se créait sans cesse de nouveaux hôtels et restaurants, et cette papeterie qui avait fait son temps avait dû fermer.
À cause de la chaleur sans doute, la porte de l’hôtel était grande ouverte. L’entrée et la réception étaient désertes. Il n’y avait personne nulle part. Pas même un vigile. Heureusement, il faisait un peu plus frais dedans que dehors.
Elle eut l’impression que, si elle s’attardait ici, elle raterait aussi le prochain bus. Elle imaginait déjà son fils s’inquiétant de son retard. Le grondement menaçant du tonnerre résonnait dans le ciel. Elle devrait l’appeler, mais utiliser son téléphone portable par temps d’orage lui paraissait risqué. Elle avait entendu dire que c’était déconseillé.
Son cœur battait très fort et elle avait la gorge sèche. L’air était saturé d’électricité, le ciel au-dessus de la ville s’assombrissait de minute en minute, alors qu’il n’était pas très tard. Des grappes de nuages noirs émergeaient de l’horizon, dessinant des motifs mystérieux autour des grands amas de cumulus. La ville s’enfonçait dans une étrange pénombre. Elle n’avait jamais rien vu de tel. L’institutrice ne prêtait pas attention à la météo. Elle arborait toujours son air de reproche, comme si ses pensées étaient ailleurs.
Elle aurait dû la prévenir dès la descente du bus qu’elle était pressée, qu’on l’attendait. Mais elle n’en avait rien fait. Elle avait sans doute eu peur de la mine réprobatrice de l’institutrice et du sentiment de malaise qu’elle en éprouvait. Elle l’avait accompagnée, un peu comme une écolière qui ne voulait pas partir en randonnée, mais qui, incapable d’inventer la moindre excuse pour y échapper, traînait à présent des pieds, l’humeur mauvaise.
Les minutes passaient.
« Bonjour, où est le réceptionniste ? Et le portier ! » cria soudain l’institutrice en anglais, et elle la regarda. L’Estonienne haussa les épaules. L’autre l’avait mise à bout. Elle voulait partir au plus vite.
Par la porte, on voyait les passants se hâter comme des fourmis avant la pluie.
Le réceptionniste en costume noir surgit enfin, haletant, le col de sa chemise déboutonné à cause de la chaleur. Il vérifia la réservation dans son registre, puis accompagna l’institutrice, soudain plus animée et plus loquace, jusqu’au premier étage. L’escalier en bois était extrêmement abrupt. « Comme l’escalier du ciel », songea-t-elle en levant les yeux.
Pas de portier à l’horizon.
L’institutrice, tout en discutant avec le réceptionniste, regarda par-dessus son épaule et lui fit un signe de la main. Elle ne comprit pas si cela signifiait que l’autre lui permettait de partir ou attendait au contraire qu’elle les suive en hissant la valise de livres dans les escaliers, tant qu’elle y était. Elle entendit un bruit de clés et le jacassement de l’institutrice se perdit quelque part. La fenêtre de la chambre était sans doute ouverte, car un courant d’air traversa soudain le vestibule et la porte d’entrée claqua violemment.
« Espérons qu’elle ne s’est pas verrouillée », s’inquiéta-t-elle, et elle écouta les voix qui venaient de l’étage. Ils discutaient toujours. Après un instant de réflexion, elle fit résolument rouler la valise de livres à côté de la réception, sous l’escalier, et sortit de l’hôtel en toute hâte. Elle ne pouvait pas attendre plus longtemps.
Elle n’avait pas imaginé un adieu solennel, ni une poignée de main. Elles ne se reverraient probablement plus.
Elle se dépêcha.
Les grondements de l’orage enflaient de plus en plus. L’air tremblait. La statue de la biche au pied de Toompea semblait bouger. Mais elle comprit que c’était seulement l’air qui vibrait. Dans cette atmosphère d’avant l’orage, la ville entière semblait différente.
Elle regarda l’heure. Si elle avait pris le bus précédent, elle serait déjà arrivée. Place de l’Hôtel de ville, elle accéléra le pas.
Le bus bondé arriva à toute allure. Au moment précis où les portes se refermèrent, il se mit à pleuvoir. Pendant une dizaine de minutes, elle entendit le battement de la pluie sur le toit du véhicule. Le ciel grondait. On avait fermé les lanterneaux, mais malgré tout de l’eau coulait sur le plancher. Il pleuvait des cordes. Impossible de rien voir à travers les vitres embuées. Une moitié du ciel était noire comme du charbon, l’autre était encore légèrement bleue à l’horizon. Des éclairs traversaient les nuages et des coups de tonnerre assourdissants retentissaient. C’était étrange d’être dans ce bus sous une telle pluie. Mais elle n’avait pas peur. Le bus avançait aussi sûrement qu’un bateau sur une rivière, elle éprouvait une sensation d’irréalité.
Lorsqu’elle parvint à destination, la pluie avait cessé et le soleil brillait, mais de rares gouttes tombaient encore. La chaussée était recouverte de flaques d’eau. En traversant la voie ferrée, elle aperçut près du pont de chemin de fer, à quelques centaines de mètres, des arbres renversés. Les rues étaient jonchées de branches de toutes tailles. Il y avait si peu d’endroits secs que ses pieds étaient trempés. Elle vida l’eau de ses chaussures et se mit à la recherche des zones les moins humides sur les bords de la chaussée recouverts de gazon. À vrai dire, elle n’avait plus besoin de se presser, car elle serait de toute façon en retard, et puis qui se préoccupe de ponctualité par temps d’orage…
« Drôle de femme », se dit-elle en repensant à l’institutrice. Les bons enseignants sont des hypnotiseurs, avait-elle entendu dire pendant ses études. Elle ne se souvenait plus précisément si ces propos venaient d’un assistant en pédagogie ou d’un enseignant de didactique qui faisait des miracles avec un flanellographe.
Parvenue au portail de la maison, elle remarqua que quelque chose avait changé dans le jardin. Soudain, elle comprit : la lumière éclairait la cour différemment. Celle-ci semblait beaucoup plus spacieuse et claire.
Alors seulement elle vit que le vieil et grand épicéa qui poussait près des fondations gisait de toute son envergure en travers de l’allée. Le jardin de devant était entièrement couvert de branches. En tombant, l’arbre avait heurté la voiture garée devant la fenêtre et l’avait écrasée. La vieille Moskvitch 407, à côté d’elle, était presque intacte, seul son toit était un peu cabossé.
Son fils, sorti sur le perron, examinait les dégâts.
L’épicéa n’était pas tombé pendant la tempête, mais au moment où celle-ci était déjà finie, alors que le soleil brillait et qu’il n’y avait apparemment plus rien à craindre. « Il y a environ vingt minutes », estima-t-il en regardant sa montre.
Un grand fracas s’était soudain fait entendre et l’arbre s’était effondré. Un tourbillon de vent avait tordu le tronc, le détachant des racines, et celui-ci, resté encore debout après l’accalmie comme sous l’effet d’une force intérieure, avait fini par se casser.
C’était une puissante tornade qui avait causé ces ravages. Les bourrasques étaient venues de l’intérieur des terres, avaient longé à vive allure la voie ferrée, brisant les arbres sur leur passage et détruisant les toits, puis, arrivées à la rivière qui marquait la limite de la ville, elles avaient brusquement tourné au niveau du vieux pont de chemin de fer et, traversant en trombe le jardin, avaient arraché l’épicéa qui se trouvait sur leur chemin. Tout avait commencé subitement. Quand son fils, sa compagne et leur enfant, qui étaient assis dans le jardin, avaient couru se mettre à l’abri et avaient réussi, avec toutes les peines du monde, à refermer la porte du balcon, le toit s’était soudain mis à vrombir comme un avion qui décolle. Mais il était récent et avait tenu bon.
Elle s’efforça de ne pas penser à ce qui se serait passé si elle était montée dans le bus précédent, celui qu’elle voulait prendre à tout prix, et si l’épicéa était tombé alors qu’elle marchait sur la longue allée menant à la maison. Elle se rappela qu’en traversant la ville avec l’institutrice, elle avait eu le sentiment d’être une éternelle élève. Elle avait bien envisagé de lâcher la valise et de continuer son chemin, mais avant qu’elle puisse aller au bout de cette idée, l’institutrice s’était retournée et lui avait adressé un sourire charitable. Comme si elle savait quelque chose qu’elle-même ignorait. Ou comme si c’était elle qui devait être reconnaissante à cette enseignante de lui avoir donné l’occasion de l’aider plutôt que l’inverse. Les rôles s’étaient inversés à un moment donné. Et elle ne s’en était pas rendu compte.
Elle avait vraiment essayé de tout faire pour que cette étrangère soit satisfaite de son séjour, même si celle-ci avait affiché dès le début un masque réprobateur qui ne s’était effacé qu’un bref instant.
Debout à côté de l’épicéa brisé par la tempête, essayant de compter les cernes de l’arbre, elle se souvint que, déjà dans le bus, l’institutrice lui avait déclaré qu’elle était une voyageuse expérimentée.
Traduit de l’estonien par Armande Baret, Jules Bouton, David Martin, Françoise Sule et Antoine Chalvin.