L’artiste W.

      Avant qu’il ne parte s’installer en Belgique, j’avais des relations assez étroites avec le célèbre artiste W. Ce que j’avais appris à apprécier tout particulièrement chez lui, c’était son énergie inépuisable et sa vivacité intellectuelle, qui se déployait parfois depuis le début de la matinée jusqu’à la fin de la nuit. Il possédait également une exceptionnelle capacité de travail : à chacune de mes visites, je trouvais son atelier rempli de nouvelles toiles, que lui achetaient avec entrain des gens dotés d’un goût très sûr et de moyens financiers confortables, aussi bien dans notre pays qu’à l’étranger. C’est sans doute à l’instigation de ses clients étrangers qu’il s’est installé en Belgique, mais jusqu’à présent il n’y a guère connu le succès, et l’on raconte qu’il a également modifié son comportement social. Un de nos amis communs, qui se consacre depuis quelque temps à la politique, a passé récemment quelques jours à Bruxelles dans le cadre d’un voyage professionnel et a voulu profiter de l’occasion pour prendre contact avec W. Mais seul le répondeur téléphonique de celui-ci a réagi à ses nombreux appels. Lorsqu’il s’est présenté en personne au domicile de W. à une heure tardive, croyant que notre ami était peut-être entièrement absorbé dans son travail, personne n’est venu lui ouvrir, bien qu’il ait frappé longuement à la porte. Il n’a entendu à travers celle-ci que de puissants ronflements, qui faisaient penser au sommeil profond de quelqu’un qui a abusé de l’alcool.
      Quand cette histoire a commencé à circuler, l’avis général était que W. avait apparemment été victime de la dépression qui frappe si souvent les artistes installés à l’étranger et leur ôte toute capacité de travail. Mais une explication différente n’est pas totalement exclue.
      Quelque temps avant le départ de W., je lui rendis visite dans son atelier. Il ne m’entendit probablement pas sonner, car il avait l’habitude de travailler en écoutant de la musique à plein volume. Lorsque j’entrai par la porte ouverte, je vis courir sur le plancher à toute allure une minuscule créature, dont je ne perçus pas clairement la forme, mais je pensai qu’il s’agissait d’un animal.
      Tu a pris un animal de compagnie ? lui demandai-je avec étonnement, car je me souvenais de son aversion pour les animaux domestiques.
      Mais non, me répondit-il. Pourquoi penses-tu cela ?
      Il m’a semblé voir à l’instant une petite bête, insistai-je.
      Tu as dû mal voir, marmonna-t-il d’une voix revêche. Il n’y avait personne ici.
      Mais enfin, m’énervai-je, il n’y a rien de honteux à cela ! Si tu as envie d’avoir des animaux, c’est ton droit et tu n’as pas besoin de le cacher.
      Sans plus me répondre, il continua à peindre avec une tension incompréhensible. Voyant que je n’arrivais pas à discuter avec lui, je le quittai assez rapidement.
      Pourtant, mes yeux ne m’avaient pas trompé. Une semaine plus tard, je rencontrai W. par hasard dans un café. Sur ses épaules s’agitait un petit animal qui avait à peu près la taille d’un écureuil, mais dont la tête et les membres ressemblaient un peu à ceux d’un singe.
      Tu avais raison, avoua W. lorsque j’eus attiré son attention sur cette créature. Cela fait déjà quelque temps qu’il me tient compagnie en permanence. Mais sur le moment j’ai sans doute eu honte de le reconnaître, car je savais qu’on ne me considère pas comme un grand ami des bêtes.
      J’appris que W. était venu au café ce jour-là pour célébrer l’anniversaire d’un de ses amis, et l’on me proposa de me joindre à la compagnie. Après la fermeture de l’établissement, on décida de poursuivre la soirée chez W. Mais lorsque nous arrivâmes chez lui, la plupart des membres du groupe avaient déjà perdu leur humeur festive. Certains partirent tout de suite, d’autres s’installèrent quelque part pour dormir. Je me préparai moi aussi à prendre congé.
      Je commence à avoir sommeil, expliquai-je, et pourtant nous aurions encore tant de choses à nous dire.
      Cela peut s’arranger, me répondit une voix qui n’était pas celle de W. Elle venait du petit animal qui se trémoussait sur son épaule, lequel, ainsi qu’il apparut, comprenait parfaitement notre langue et pouvait également s’exprimer dans celle-ci très correctement, bien qu’il grasseyât les R de façon assez particulière. Il s’était à présent éloigné de W., qui bavardait avec les autres invités, et était assis sur le coin d’un placard dans le vestibule, les pattes confortablement repliées sous ses fesses. Je lui demandai qui il était.
      Je suis un prêteur de sommeil, m’expliqua-t-il avec obligeance. Si vous êtes très fatigué, mais que vous devez absolument repousser le moment de vous coucher, je peux vous prêter le nombre d’heures de veille que vous souhaitez. Le taux d’intérêt que j’applique est très modeste, surtout comparé à celui que les banques prélèvent sur l’argent : il est seulement de cinq minutes pour une heure. Vous me paierez la prochaine fois que vous vous endormirez : vous dormirez alors le nombre d’heures que vous m’avez empruntées, augmenté des intérêts.
      Y a-t-il d’autres obligations ? demandai-je prudemment. Peut-être avez-vous par exemple des exigences concernant le contenu de mes rêves ?
      Oh non, répondit-il. Je vous garantis qu’en me remboursant vous aurez un sommeil réparateur et sans rêves.
      C’est tentant, déclarai-je. Et je décidai de lui emprunter quelques heures, afin de poursuivre la discussion avec W.
      À votre service, dit l’animal en s’inclinant d’un air espiègle. Pour la suite, je peux vous laisser mon numéro de téléphone. Mais dans un avenir proche, vous savez où me trouver : je n’envisage pas de quitter votre ami de sitôt.
      Pourquoi donc ? ne pus-je m’empêcher de demander, en fourrant distraitement sa carte de visite dans ma poche intérieure, une carte que j’ai d’ailleurs conservée jusqu’à aujourd’hui.
      Votre ami est l’un de mes rares clients à avoir, pourrait-on dire, des difficultés de paiement. Dès que le sommeil commence à se faire sentir, il m’emprunte de nouvelles heures de veille. Et à ce jour, sa dette augmentée des intérêts a atteint des proportions tellement colossales que je crains même parfois de m’embrouiller dans mes comptes. Il est probable que, s’il se mettait au lit maintenant, il ne s’en relèverait pas pendant des semaines, voire des mois. Mais ce n’est pas cela qui me force à veiller sur lui.
      L’animal se gratta la nuque, exactement comme un humain.
      Quoi donc, alors ?
      Sa santé, soupira-t-il. J’ai peur que W., avec son mode de vie, ne se ruine la santé au point de ne plus être capable de résister à un si long sommeil, le jour où il se couchera.
      Pourquoi fais-tu cela ? demandai-je à W., qui était venu entre temps nous rejoindre et avait entendu la fin de notre conversation.
      Que pourrais-je faire d’autre ? répondit-il, en écartant les mains en signe d’impuissance. Si je renonçais à mes activités sociales pour me consacrer exclusivement à mon travail, tout le monde ne tarderait pas à m’oublier — tu sais bien toi-même à quel point le public chez nous est capricieux. Et si je voyais des gens sans discontinuer, je n’aurais plus du tout le temps de travailler. La maigre estime que j’ai pu obtenir de mes semblables est fondée en quelque sorte sur ma double réputation, et elle ne résisterait pas longtemps à la disparition de l’une des ces composantes. Voilà pourquoi je ne peux plus me permettre de dormir, du moins ici où tout le monde me connaît. Comment pourrais-je justifier ma soudaine disparition ?
      Je fus bien forcé d’admettre qu’il avait raison. Pourtant, je décidai d’utiliser les quelques heures empruntées à l’animal d’une façon différente de ce que j’avais d’abord envisagé. Je quittai l’atelier de W. en m’excusant et me dépêchai de rentrer chez moi pour terminer un compte rendu sur le dernier recueil de notre grande poétesse qui attendait depuis déjà deux ou trois semaines sur mon bureau.
      Le matin, je dormis longtemps et profondément. En me réveillant, je me sentis parfaitement reposé. C’était déjà la fin de l’après-midi.
      
      Quelques semaines plus tard, j’allai faire mes adieux à W. à l’aéroport. Je le regardai longuement à travers la porte de verre, pendant qu’il faisait la queue devant le contrôle des passeports. Sans cela, je n’aurais sans doute pas remarqué le fait suivant : au moment où il tendit ses papiers au garde frontière, il laissa soudain échapper un bâillement.

Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin