Le banc

     « Viens t’asseoir avec nous ! » s’écria celle qui se trouvait le plus à droite, et qui était sans doute aussi la plus jeune, en me faisant signe d’approcher. J’esquissai un vague sourire et fis mine de ne pas les voir. Elles étaient alignées sur un long banc, comme du linge mis à sécher qu’on aurait oublié sur le fil : usées et défraîchies, à l’écart de la fête, mais tournées vers le feu de la Saint-Jean, les yeux rivés sur les rares danseurs. Pour l’instant cependant, c’était moi qu’elles observaient. 
     Prise de panique, je cherchai une excuse polie pour décliner l’invitation, mais rien d’approprié ne me vint à l’esprit. Madis était parti chercher à boire, il avait disparu et je ne voyais personne à qui me raccrocher dans les parages. Je ne connaissais de toute façon pas grand-monde ici. 
     Celle qui se trouvait à gauche de la première me lança à son tour :
     « Viens donc ! Ne fais pas la fière ! »
     Ces paroles ne me laissaient plus le choix : je ne voulais surtout pas qu’on me trouve hautaine. J’allai m’asseoir à côté de la première.
     « Vous êtes la nouvelle propriétaire de la ferme de Metsa ? » demanda alors une voix qui appartenait à une femme assise plus loin, presque à l’autre bout du banc. Celle-ci, en dépit de la chaleur du soir, était emmitouflée dans plusieurs châles de laine. On ne voyait d’elle que son visage ridé au nez pointu et aux lèvres minces. 
     « Oui, je m’appelle Lola.
     — Moi c’est Milli, répondit le paquet de laine en hochant dignement la tête. Milli Sepp. »
     Elle ajusta ses couvertures et donna un léger coup de coude à sa voisine, une petite vieille dont je distinguais à peine le profil. 
     « Et ça, c’est Vaike, dit Milli. Vaike ne parle pas beaucoup. »
     Effectivement : Vaike ne réagit pas, elle continua à regarder droit devant elle. Sa silhouette maigre se fondait dans l’obscurité. Elle ressemblait plus à un esprit qu’à un être humain. Une sorte d’ombre, informe, une surface d’un gris uni aux contours imprécis, un bloc d’obscurité silencieuse. Peut-être n’avait-elle pas entendu ce que Milli avait dit, ou plus vraisemblablement elle n’y attachait pas d’importance.
     « Et moi c’est Maie », enchaîna l’autre voisine de Milli. Elle portait une superbe robe décolletée en soie. Sa chevelure abondante restait bien en place, comme si elle s’était fait coiffer. Elle était peut-être allée chez le coiffeur du bourg.
     « Mare », dit à son tour la voisine de Maie, dont les cheveux pendaient négligemment. « Je viens de la ville moi aussi, mais ici ce n’est pas un problème. Tout le monde s’entend bien. »
     À côté de Mare, il y avait Riina, à côté de Riina, Terje, à côté de Terje, Kaire. Et plus loin, Lilian et Eevi. Le banc était long et je ne parvins pas à mémoriser tous les noms. Celle qui était assise à côté de moi et qui m’avait interpellée en premier s’appelait Liis. Elle ne devait pas être beaucoup plus âgée que moi, peut-être au-delà de la trentaine. Pourtant elle avait l’air d’être aussi vieille que ses voisines, comme si ce long banc avait étiré les années qu’elle avait vécues jusqu’à rendre sa vie aussi longue que celles des autres. 
     « La ferme de Metsa a une bonne variété de cassis », déclara Riina, d’une voix étonnamment grave qui la distinguait des autres et donnait du poids à ses paroles. « L’ancienne propriétaire faisait toujours des confitures. Une centaine de pots chaque été. C’est un bon remède contre la fièvre en hiver. Si tu n’as pas assez de bocaux, je pourrai t’en donner. J’en ai rassemblé tout un tas avec le temps.
     — Merci », répondis-je. En réalité je n’avais pas prévu de me lancer dans les confitures, mais je gardai cela pour moi. 
     « Je pourrai aussi te fournir en bocaux », promit Milli et toutes les autres femmes firent de même. 
     Je les remerciai.
     Le banc sur lequel nous étions assises était massif et grossier, avec sa surface polie par l’usage et ses nombreux pieds. 
     Ceux-ci étaient épais, bien enfoncés en terre, comme s’il se trouvait là depuis des siècles et avait fini par s’intégrer au paysage. Les jambes des femmes semblaient être du même calibre que les pieds du banc : certaines étaient dissimulées dans des collants beiges, mais la plupart étaient nues, et les lanières coupantes des sandales avaient laissé des marques sur leurs larges pieds. Des jambes enflées à force d’être debout, des jambes de bonnes travailleuses, qui portent avec bienveillance le fardeau des soucis du monde entier. Infatigablement, avec conscience et abnégation. À présent, elles se reposaient, car on peut bien se le permettre de temps en temps. C’était tout de même la nuit de la Saint-Jean, la fête de la lumière.
     « Et les rats. Des rats, tu dois en avoir pas mal là-bas ? demanda Terje.
     — Il y en a quelques-uns, avouai-je en rougissant. On les entend gratter la nuit.
     — C’est typique », dit Terje en hochant la tête, et toutes les femmes sur le banc firent entendre un murmure approbateur. 
     Cela jeta un froid. Il était clair maintenant que c’étaient bien des rats. Et non des souris, dont il aurait été plus facile de venir à bout. De vrais rats, bien gros, avec les poils ébouriffés, leurs queues nues traînant sur le sol et leurs dents couvertes de microbes. Je m’en étais doutée auparavant : la nuit, j’avais entendu des grattements et des petits coups venant du mur de la chambre à coucher et j’avais trouvé des crottes dans les tiroirs de la vieille commode transférée dans le cellier. Les placards avaient été récurés par les anciens propriétaires et ne révélaient rien. Mais les bruits des pattes me dérangeaient et m’inquiétaient. Et aussi les grattements. Cela me rappelait une histoire de rats qu’on m’avait racontée : pendant la guerre, des rats avaient dévoré quelqu’un pendant son sommeil. Ils étaient arrivés affamés et il n’était resté qu’un cadavre rongé jusqu’aux os. Madis n’était pas dérangé par les grattements. Ce veinard dort toujours d’un sommeil de plomb, surtout ici à la campagne où l’air frais assomme. 
     « Tu n’as pas de chat ? demanda Riina.
     — Non.
     — Je peux te donner un chat. J’en ai rassemblé tout un tas avec le temps.
     — Moi aussi je peux t’en donner », ajouta Milli, et toutes les autres femmes renchérirent.
     Je cherchai des yeux Madis, il fallait que je lui dise pour les rats. Mais je ne le vis pas. 
     « Ton mari t’a abandonnée en plein milieu de la fête ? » demanda la femme qui pensait au début que je faisais la fière. Je crois qu’elle s’appelait Krista. Ses yeux étaient rouges, un peu comme ceux d’un gardon, mais je ne savais pas si c’était parce qu’elle avait pleuré ou pour une autre raison. 
     « Il est parti chercher à boire, bredouillai-je en guise d’explication.
     — C’est typique », répondit Krista en hochant la tête, avec ce qui me semblait être une note de joie mauvaise. Et les femmes sur le banc firent entendre un murmure approbateur. « Boire, ils aiment ça. »
     Je ne cherchai pas à les contredire : inutile de leur répondre que Madis buvait rarement une bière ou un verre de vin. Je ne voulais pas les chagriner. Elles ne vivaient sans doute pas la même chose avec leurs maris. 
     « Et ton mari, il s’emporte facilement ? » demanda Mare.
     — Qu’est-ce que tu veux dire ? »
     Je ne savais pas quoi répondre.
     « Est-ce qu’il tape ?
     — Il tape ? Il tape quoi ?”
     — Toi !
     — Non. Il ne me bat pas.
     — Ça viendra », estima Krista. Ses yeux de gardon étincelaient.  
     « S’il ne te bat pas encore, il s’y mettra bientôt.
     — S’il te bat, il n’y a rien d’autre à faire que de prendre ton mal en patience ! ajouta Milli doucement. Tout supporter. Souffrir et subir ! Et réfléchir à ce que toi tu pourrais faire pour que ton mari se sente mieux à la maison. »
     Tout le banc de femmes fit de nouveau entendre un murmure approbateur. 
     « S’il cogne fort et que tu as mal, applique quelque chose de froid ! dit Riina. Des glaçons par exemple. Je peux t’en passer, j’en ai en réserve. »
     Et les autres promirent aussi de m’en donner. Seule Vaike la fantomatique restait silencieuse, de même que Liis, à côté de moi, qui regardait ses genoux d’un air pensif. Je remarquai alors les marques bleues sur ses jambes.
     Entre-temps, les danseurs étaient devenus plus nombreux. C’est souvent le cas à la tombée de la nuit. Finalement, j’aperçus au loin Madis qui semblait être à ma recherche. Je lui fis un signe de la main, mais comme il ne m’avait pas remarquée, je me levai pour qu’il me voie. Au même moment, le bas de ma robe qui était resté accroché au bord du banc se déchira. À vrai dire, cela me fit de la peine, car c’était ma robe préférée, celle aux papillons verts.
     Le temps que j’inspecte tristement l’accroc, Madis s’était envolé. Je savais au moins dans quelle direction le chercher. 
     « Je vais peut-être y aller, leur dis-je. Ravie d’avoir fait votre connaissance.
     — Tu t’ennuies avec nous ? demanda Kaire, d’un ton qui me parut hostile. 
     — Non, pas du tout.
     — Alors, reste encore un peu ! » insista Liis. Sa voix était empreinte d’une peur sourde, comme si ma présence était pour elle d’une importance extrême. Je la comprenais : à sa place j’aurais préféré me trouver en une autre compagnie, et en effet j’avais fait mon choix : j’étais sur le point de partir pour rejoindre Madis, oublier les soucis, rire et danser.
     Je ne répondis rien. J’espérais que la requête de Liis glisserait au loin, qu’elle se dissoudrait dans la part indéfinie du monde qui s’étendait autour de moi, mais ce ne fut pas le cas. Une tension planait entre nous, en attendant de voir comment les choses allaient tourner : vers une indifférence égoïste ou une compréhension bienveillante. S’en aller et oublier cet étrange banc, ou bien rester un peu, apprendre à les connaître, se plonger dans leur vécu, leur témoigner du respect, de l’empathie. Tout un banc de femmes m’observait en attendant fébrilement ma réponse, prêtes à sortir de leur manche la réprobation cachée dans leur mouchoir. Elles m’avaient vue comme une des leurs, elles avaient cru en moi, et j’allais les abandonner. 
     Je retombai à ma place. Non par compassion envers Liis, mais par peur de la clairvoyance de Kaire, car effectivement je m’ennuyais avec elles. Ou plus exactement j’éprouvais de la gêne. Elles étaient très différentes de moi. Mais je ne voulais pas qu’elles sachent que je pensais cela. Je n’étais tout de même pas hautaine. Il ne faut pas être hautain.
     « Et les enfants, c’est pour quand ? demanda alors une femme dont j’avais oublié le nom. 
     — Ils ne viendront pas par le bus de demain, tentai-je de plaisanter. C’est une urgence qui peut attendre.
     — Tu es vraiment sûre ? s’énerva la femme dont j’avais oublié le nom. Au début, on croit qu’on a tout le temps, mais après c’est trop tard.
     — Trop tard, murmurèrent les autres en écho.
     — Bien sûr que j’y ai songé, rétorquai-je rapidement. Ce serait bien d’avoir un enfant.
     — Un enfant, c’est vraiment trop peu, estima une deuxième femme dont j’avais aussi oublié le nom.
     — Deux, c’est aussi trop peu, ajouta une troisième anonyme. 
     — Trois aussi. Trop peu. »
     Murmure.
     « Quatre, c’est trop. »
     Murmure.
     Je ne sais pas combien de temps s’écoula avant que j’aperçoive de nouveau Madis, car le temps se comportait différemment en ce lieu : certains instants se figeaient subitement, mais le temps filait à une vitesse inhabituelle. Les minutes étaient tantôt repliées, tantôt déployées en éventail, et il était difficile de prévoir sous quelle forme elles allaient se présenter. Seule certitude : Madis n’était pas seul, il était accompagné d’une jeune fille que je ne connaissais pas. Ils se dirigèrent vers la piste de danse. Je me sentis mal à l’aise en les voyant danser. La fille était jolie. D’une beauté naturelle. Elle balançait ses cheveux à gauche et à droite. Sauf évidemment pendant les danses plus lentes, où sa chevelure s’étalait sur son dos, la main de Madis posée dessus.
     Toutes les femmes du banc voyaient ce qui se passait.
     « C’est typique », constata Krista, et un murmure d’approbation unanime se fit entendre. Je la regardai et l’un de ses yeux de gardon me lança un clin d’œil. « Ils aiment les p’tites jeunes. »
     Une part de moi voulait protester, leur expliquer qu’elles avaient mal compris. Cette jeune fille était probablement une de nos parentes, une des nombreuses cousines de Madis. Ou peut-être l’amie d’un collègue, une vague connaissance, ou une personne sans aucun lien avec Madis. Il dansait avec elle par pure courtoisie. Ou tout simplement pour passer le temps, car je l’avais laissé seul.
     Mais je ne dis mot, car je n’avais pas le courage de les contredire.
     « Il faut leur pardonner, dit Milli doucement. Ils n’y peuvent rien, il faut qu’ils dispersent leur semence. C’est plus fort qu’eux, c’est dans leur nature.
     — C’est important de perpétuer la vie », affirma l’une des femmes dont j’avais oublié le nom.
     Les larmes me vinrent aux yeux.
     « Si ça te rend triste, prends de la valériane ! me conseilla Riina.
     — Je peux t’en donner, j’en ai plein. En gouttes et aussi en comprimés. »
     Elles étaient toutes prêtes à partager leur valériane avec moi. Sous forme de gouttes et de comprimés. Elles étaient toutes prêtes à m’aider, à me donner des conseils, à être toujours là pour moi. On pouvait compter sur elles, elles ne trahissaient pas, elles avaient une direction, une fréquence, une pression et une densité bien définies. Le bonheur était dans les petites choses, patience et longueur de temps, un tien vaut mieux que deux tu l’auras. 
     Je voyais se rapprocher leur bienveillance bonifiée d’année en année par l’expérience, une sagesse qui avait résisté aux rafales des siècles avançait le long du banc avec assurance, sans hésitation : elles savaient ce qui était bien, ce qui était mal, elles savaient le pourquoi et le comment. Il était grand temps pour moi de m’en aller.
     « Merci ! dis-je avec une politesse appuyée. Merci ! Merci ! Un grand merci ! Merci infiniment ! Qu’est-ce que je ferais sans vous ! Mille mercis ! »
     J’appuyai résolument mes talons contre le sol pour me lever.
     Elles m’observaient avec intérêt. Elles savaient déjà que je ne pourrais pas me mettre debout. Elles savaient que ma robe était collée au banc. Pas seulement ma robe, mais aussi mon derrière. Il s’était enfoncé dans l’assise, solidement coincé dans le creux qui épousait sa forme.
     En plaçant mes pieds dans une meilleure position, je me lançai dans une nouvelle tentative. De mon mollet fixé au banc, juste au niveau de mon tatouage, un petit bout de chair se détacha. Je poussai un cri de douleur. La plaie se mit aussitôt à saigner, quelques instants plus tard des filets de sang coulèrent le long de ma jambe avant de tomber goutte à goutte dans l’herbe. 
     « Sur une plaie, il faut mettre du plantain, marmotta Riina. Je peux t’en donner, il en pousse plein chez moi. »
     Je tentai d’incliner le banc, mais il ne bougea pas. J’essayai de toutes mes forces, en vain : le poids des femmes le maintenait fermement en place. 
     « Moi aussi, je peux te donner du plantain », dit Milli. Et les autres lui firent écho, sur un ton de mauvais augure qui évoquait le bruit que font les vieilles lignes électriques dans l’humidité du soir. 
     Ces murmures se muèrent imperceptiblement en un son continu, tantôt plus faible tantôt plus fort. Il ondoyait et ondulait, étouffant tous les autres sons, y compris la musique qui venait de la piste de danse.
     J’essayai de nouveau de me lever, mais sans succès. Le seul résultat que j’obtins fut que mes fesses se mirent à saigner.
     J’appelai Madis, mais il ne sembla pas m’entendre. C’était compréhensible, car ma voix était noyée dans la rumeur sourde du banc.  Je tentai de la couvrir en criant plus fort, je braillai son nom à maintes reprises, je m’égosillai à en perdre la voix, mais lui ne remarquait toujours rien et continuait de danser. Je ne renonçai pas, je ne restai pas silencieuse : je me mis à hurler comme une furie, comme prise de folie, je criai même quand il n’y eut plus personne à appeler, car Madis et la jeune fille s’en étaient allés une fois la danse terminée. Je me tus seulement quand Liis, à côté de moi, posa sa main sur la mienne et la serra délicatement. Pour me rassurer. Me consoler et m’encourager. La main de Liis était maigre et noueuse, la peau de ses doigts ridée comme du papier froissé. Je n’osai pas regarder ma propre main.
     Milli se mit alors à chanter. Son chant prenait naissance dans le murmure commun. Elle commença d’abord doucement, d’une voix tremblante, avec des paroles lacunaires, puis le son gagna en puissance et ressembla de moins en moins à un murmure et de plus en plus à un chant. Maie et Mare se joignirent à elle, imitées par plusieurs autres femmes, et bientôt tout le banc chanta, à l’exception de Vaike bien sûr. Quand le chant parvint jusqu’à Liis, à ma propre surprise, j’ouvris moi aussi la bouche. Je ne me rappelais pas avoir appris ces chants autrefois, et pourtant j’en connaissais toutes les paroles, pas seulement les refrains, et les mélodies aussi sortaient naturellement de moi, comme si ces chants étaient mes propres chants. Des chants répétitifs et traînants qui ne conduisaient nulle part et ne finissaient jamais. Il y avait dans cette monotonie quelque chose de rassurant et de suggestif. Cela ressemblait à un mantra qui aide à maintenir la concentration des sens et à garder la bonne direction. Quelque chose qui empêche tout élément étranger de s’introduire pour ébranler la sérénité de l’esprit. Les autres participants de la fête ne nous prêtaient pas attention, ils étaient bien trop pris par la danse. Ou peut-être n’avaient-ils pas envie de nous entendre, ils préféraient un autre rythme. Ce rythme si familier qui me plaisait autrefois s’éloignait de plus en plus de moi à chaque couplet. 
     Le chant se termina comme il avait débuté : les voix aiguës des femmes se muèrent en un murmure monotone, puis se fondirent en un sifflement de vieilles lignes électriques, avant de s’éteindre en un bourdonnement inaudible. Je remarquai alors l’absence de Vaike.
     À la place de la petite vieille bâillait un espace gris. Elle s’était totalement fondue dans le crépuscule. C’est sans doute le cours naturel des choses : on perd d’abord le désir de changer l’ordre du monde, l’envie d’avoir son mot à dire, et ensuite les contours disparaissent et c’est fini.
     Maie dit quelque chose, puis Mare. Elles parlaient et les autres femmes aussi. Seule Milli restait silencieuse. Mais je ne suivais pas trop leur conversation, je me contentais d’émettre de temps en temps un murmure approbateur. L’angoisse que j’éprouvais auparavant m’avait quittée, je n’étais pas triste. J’étais juste comme ça.
     Au bout d’un moment, le soleil se coucha et le ciel s’assombrit peu à peu. Le feu brillait quand même suffisamment pour éclairer les lieux, et je vis que le sang avait cessé de couler de ma plaie. Je restai en silence à ma place. Aucune envie de bouger, même pas d’éloigner les moustiques. À l’autre bout du banc, Maie s’enveloppa dans sa couverture.
     Madis n’était toujours pas visible et je ne l’attendais plus vraiment, mais quand je vis la fille avec qui il avait dansé venir dans notre direction, je sortis de ma torpeur. J’eus brusquement l’espoir que Madis l’avait envoyée à mon secours, qu’elle m’apportait un message de sa part. Une bonne nouvelle bien sûr, par exemple que Madis était sur le point d’arriver, qu’il fallait encore patienter un tout petit peu. Mais comme la jeune fille s’arrêta non loin de nous sans nous prêter attention, je compris qu’il n’en était rien : elle s’était trouvée par hasard à proximité du banc.
     Elle était là, à regarder son téléphone, la tête légèrement penchée, sa jupe presque aux genoux dévoilait des jambes longues et fines. Elles n’étaient pas bronzées : la peau hâlée n’est plus à la mode chez les jeunes. Elles étaient d’une pâleur uniforme comme celles d’une poupée. Lisses, sans piqûre d’insecte, légères et insouciantes. Vivantes. Faites pour danser. 
     Je ne ressentais aucune colère à son égard. Au contraire. Elle me plaisait.
     Liis, à côté de moi, me donna un coup de coude, mais je savais déjà ce que je devais faire.
     « Hé ! » lançai-je. Elle leva les yeux de son téléphone et nous vit. « Viens t’asseoir avec nous ! »
     La jeune fille hésita.
     « Viens donc ! Ne fais pas la fière ! » lui cria Liis.

Traduit de l’estonien par Françoise Sule