Le conseiller Wenzel partait à la retraite : gerbes de fleurs et mots d’adieu, pour cet employé qui avait servi l’établissement pendant près d’un demi-siècle et s’était peu à peu confondu avec lui, en se ternissant au fil des années. Il dépensa pour le Conseil toutes ses forces intellectuelles, dit-on de lui lors de la réunion organisée à l’occasion de son départ. Ensuite de quoi retentit un quadruple hourra pour le futur retraité qui, après avoir respiré à travers l’établissement, se retrouvait aujourd’hui comme un poisson jeté sur la terre ferme.
À quelque temps de là, on vit errer autour du bâtiment un vieux monsieur, en qui chacun reconnut le conseiller Wenzel. Le visage tourné vers la fenêtre de son ancien bureau, il se tenait debout sous les tilleuls, les mains enfoncées profondément dans les poches de sa veste, en proie à une perplexité résignée. Si je pouvais encore m’asseoir là un instant, semblait-il penser, examiner quelques dossiers… Oui, m’installer encore une fois sur ma chaise et me mettre à rédiger, à choisir les termes d’une décision. Comme un affamé au seuil d’un restaurant, il paraissait humer, le museau levé, les parfums d’un monde dont on l’avait exclu.
Un jour d’hiver, alors que la tempête avait bloqué les routes, le personnel découvrit, assis sur une chaise du vestibule, un homme qui ne pouvait être autre que Wenzel. De l’ancien conseiller, digne et conscient de son rang, ne demeurait plus que l’enveloppe charnelle. Tout le reste, dans ce visiteur recroquevillé et couvert de neige, exprimait le désarroi et l’abandon.
— Et si on lui donnait du travail, suggéra quelqu’un. L’idée fut aussitôt mise en application : une recherche interrompue devait être menée à bien, des comptes réclamaient un traitement statistique.
S’inclinant en tous sens, Wenzel remercia de ce que l’on se fût souvenu de lui. Il marmonna quelques mots inaudibles à l’adresse de ses bienfaiteurs et repartit en serrant les feuilles contre sa poitrine.
Tout au long de l’hiver, on vit ainsi le conseiller Wenzel entrer et sortir de l’établissement : d’un pas hésitant, il s’avançait avec déférence, puis repartait, sa pile d’actes serrée dans sa serviette en cuir. Il emportait et remettait ses travaux comme s’il s’agissait de trésors inestimables.
— Pauvre diable, entendait-on à son sujet dans les couloirs.
— N’avait-il donc rien d’autre, dans la vie, que cette chaise de bureau élimée ?
— Il se met à saliver dès qu’il aperçoit son vieux cabinet de travail.
Au printemps, le directeur général atteignit l’âge de la retraite. Il se retira, laissant la place à un homme neuf, plus sérieux, dont la première initiative fut de débarrasser les environs du Conseil des individus indésirables. Entrée interdite aux personnes étrangères au service, annonça un écriteau à la porte extérieure, et le gardien reçut l’ordre d’éloigner impitoyablement des parages du bâtiment tous ceux qui n’avaient rien à y faire.
C’est à la fin avril, par une après-midi glaciale où l’hiver s’imposait à nouveau, que l’on vit pour la dernière fois Wenzel devant l’établissement. Scrutant les fenêtres avec nostalgie, le conseiller en retraite se tenait à sa place habituelle, sous les tilleuls, dans une immobilité presque totale. D’après ceux qui l’observaient, par les fenêtres situées du côté de la porte, son regard absent, perdu dans le lointain, révélait une torpeur profonde. Au mépris des ordres du directeur, on lui lança par les fenêtres une masse de papiers en attente d’archivage, dont on jugea que l’on pouvait tout aussi bien se passer. Tel un mendiant ramassant des pièces de monnaie, le conseiller recueillit les formulaires et les fiches qu’on lui avait lancés, fourra sous son manteau sa poignée de feuilles et s’éloigna sans jeter un regard en arrière.
Quelques mois plus tard, le conseiller Wenzel quitta le monde des vivants. Pendant que se déroulaient ses funérailles, on put voir devant l’établissement un chien errant, dont la queue basse et le museau inquiet, flairant le vent, témoignaient de l’absence de foyer. Convaincu de l’hostilité des humains, le chien restait là, à frissonner entre deux tilleuls, paraissant de temps à autre se remémorer quelque chose ou s’abandonner à une pensée soudaine.
— Et si on lançait de quoi manger à ce pauvre cabot, suggéra un employé. L’idée fut aussitôt mise en application depuis plusieurs fenêtres ouvertes. L’un avait justement un paquet de biscuits, un autre une tablette de chocolat entamée. Par les moyens les plus divers, le personnel exprima sa compassion pour l’animal. Mais celui-ci, dédaignant ce qu’on lui offrait, continuait à gémir et à clamer son délaissement. Un beau jour, alors que les employés du bureau numéro quatre avaient déjà tenté en vain de le séduire avec force os et morceaux de viande, le concierge parvint à l’attirer dans l’entrée, où l’on défila pour le caresser. Aucune marque d’affection ne put cependant dissiper cette solitude désemparée qui émanait de sa queue basse, de ses yeux, de ses pattes et de son pelage. Incarnation de l’abandon, le chien demeurait assis sur ses pattes de derrière, une douleur sans nom au fond des yeux, s’animant parfois subitement comme s’il reconnaissait quelque chose.
Personne ne savait où il disparaissait ni d’où il surgissait. On le revoyait de temps en temps, toujours assis au même endroit sous les tilleuls, son corps maigre de chien occupé tout entier par l’attente.
— Wenzel, énonça un jour un employé à propos de l’animal, et le nom aussitôt fut sur toutes les lèvres. Wenzel !
— Si on essayait avec un dossier ! suggéra un autre, poursuivant l’idée de son collègue. Un instant après, une liasse de papiers fut lancée par la fenêtre.
Saisis par une irrésistible envie de chahut, et paraissant avoir perdu le contrôle de leurs actes, les employés assistèrent alors à un spectacle qui ne correspondait guère à l’image qu’ils se faisaient des chiens. Jusque par les fenêtres les plus éloignées de la porte, on put voir l’animal manifester sa joie, se ruer avec ardeur sur ce qu’on venait de lui jeter, puis s’en aller, après avoir happé les feuilles entre ses mâchoires comme des friandises.
Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin