(Fin du quatrième acte)
(Depuis le seuil, une ombre apparaît sur le plancher de la salle. Dans l’encadrement de la porte se tient TIINA, pâle et famélique, les vêtements en désordre. Gênée, elle n’ose pas lever les yeux.)
JAANUS (la voit le premier) : Notre enfant disparue !
MARGUS (se levant d’un bond pour courir au devant de Tiina, réjoui) : Tiina ! Enfin, tu es revenue !
LE FERMIER (forçant Margus à s’asseoir) : Reste là ! C’est moi qui vais lui parler !
(Margus n’ose pas bouger. Son père pose lentement sa cuillère et s’avance vers la jeune fille.)
LE FERMIER : D’où viens-tu ?
TIINA (jette autour d’elle des regards suppliants, mais n’arrive pas à prononcer un mot).
LE FERMIER (d’un ton sévère) : D’où viens-tu ? Où étais-tu pendant tout ce temps ?
TIINA (timidement) : J’étais dans la forêt. Je n’osais plus revenir parmi les hommes ! (Elle se met à pleurer.)
LE FERMIER : Dans la forêt ? Ce sont les loups qui errent dans la forêt ! Que faisais-tu là-bas ?
LA GRAND-MÈRE (a quitté sa place à table et se dirige vers son lit ; elle s’arrête à la hauteur de Tiina) : Ma petite, de quoi vis-tu dans la forêt quand tu y vas ?
LA FERMIÈRE (depuis la table) : Tu le lui demandes ! La forêt est pleine de viande, tu le sais bien !
TIINA (continuant de pleurer) : De quoi je vis ? De rien, grand-mère. Dans la forêt il y a des baies, de l’oseille, des racines… (Dans un élan d’émotion, elle se jette aux pieds de la grand-mère et s’agrippe à ses genoux.) Oh, grand-mère ! Toi, tu ne me refuseras pas ton amour. J’ai tant prié Dieu, je l’ai tant supplié à genoux, mais il n’a pas pitié de moi. Cette haine indomptable revient toujours et encore, et je ne peux y rien faire ! Quand j’étais petite, j’étais bonne, grand-mère, crois-moi ! Mais quand ils ont commencé à dire que ma mère était une sorcière, quand ils l’ont battue à mort, quand ils m’ont renvoyée d’une porte à l’autre en me maudissant, alors… Alors cette haine de toutes les injustices a commencé à grossir dans mon petit cœur, comme une boule dure. Elle a grandi avec moi, et je ne peux rien faire contre. Je ne peux rien faire, grand-mère ! Rien !
LA GRAND-MÈRE : Mais tu vas dans la forêt, ma petite, et tu y restes des jours et des nuits !
TIINA (avec effusion) : Ah, grand-mère ! Dans la forêt, c’est si bon… d’enfoncer son visage dans la mousse et de pleurer… jusqu’à ce que la haine fonde, goutte après goutte, et que le cœur redevienne léger. Là-bas, on aurait envie de ne plus être humain, on voudrait juste rester là, au milieu des bois, libre, libre, libre…
MARGUS (se précipitant vers Tiina, les bras ouverts) : Tiina !
LE FERMIER (saisissant Margus par le bras et le repoussant en arrière, puis se tournant vers Tiina, avec rage) : Loup-garou !
TIINA (sursautant, comme mordue par un serpent, puis chancelant, tandis que la grand-mère s’écarte d’elle) : Toi aussi, tu le dis ! (Elle lève les bras, comme pour prier, puis met les mains devant ses yeux.) Oh, mon Dieu !
LA FERMIÈRE (depuis la table) : À la Saint-Jean, autour du feu, tu l’as reconnu toi-même, que tu étais un loup-garou ! Tout le monde t’a entendue ! Alors pourquoi cherches-tu à le nier maintenant ?
TIINA (les bras tendus vers la fermière) : Oh, mère, comment peux-tu me le reprocher ? J’étais meurtrie et folle de rage ce jour-là. J’ai prononcé ces mots sans réfléchir.
LE FERMIER (amèrement) : Sans réfléchir ? Explique-moi plutôt comment tu as ensorcelé mon fils pour l’obliger à t’aimer !
TIINA (avec une fierté grandissante) : Je n’ai pas ensorcelé Margus. Je ne l’ai pas obligé à m’aimer. Il le sait bien. Dieu le sait, et vous aussi. Si Margus m’aime et veut m’épouser (ses yeux se mettent à briller avec éclat), c’est de sa propre volonté. Moi… je ne peux qu’être fière d’avoir conquis le cœur d’un homme aussi bon que lui… et humblement reconnaissante de ne pas être seule et abandonnée dans ce vaste monde.
LE FERMIER (ne se contenant plus, criant presque) : Tu es une sorcière et tu recevras un jour le châtiment que tu mérites, comme ta mère ! Hors de chez moi, graine de vipère !
TIINA (folle de rage) : Quoi ? Je suis une sorcière ? Comme ma mère ? Tu insultes la dépouille de ma mère sous la terre et son âme au paradis ! Ma mère dont tu as pourtant, par charité, recueilli, nourri et vêtu l’enfant !
LE FERMIER (se détournant) : Que soit maudit le jour où j’ai fait cela !
TIINA (se contenant, d’abord d’un ton plaintif, puis rageusement) : Oh oui, il aurait mieux valu que vous m’abandonniez aux bêtes sauvages ! Ainsi, j’aurais bien vite cessé de souffrir. Mon âme serait retournée auprès de ma mère et dans les bras de Dieu. Vous avez donné à manger à mon corps, mais vous avez laissé mon âme souffrir de la faim. Vous m’avez nourrie et vêtue, mais vous ne m’avez pas aimée. Vous avez donné refuge à mon corps, mais mon âme est restée seule. Et elle en a cherché une autre ! La vôtre ! Pendant dix longues années. Mais elle ne l’a pas trouvée. Vous avez versé du poison dans mon âme ! Et maintenant que je viens vous demander de l’aide et de l’amour… à vous qui deviez être pour moi un père et une mère… maintenant… vous m’appelez vous aussi loup-garou ! Que cela reste à jamais comme une tache sur votre âme ! Ah ! Il n’y a plus dans mon cœur la moindre étincelle d’amour filial ni de gratitude : nous sommes quittes !
MARGUS (gémissant) : Tiina ! … Comment tu parles à nos parents !
TIINA (sur le même ton que précédemment) : Ce ne sont pas mes parents ! Et ce ne sont pas non plus les tiens s’ils n’ont pour toi ni amour ni compassion ! (Plus calmement.) Margus ! Dans le grand livre, il est écrit : l’homme quittera son père et sa mère et chérira sa femme. (Elle se retourne pour s’en aller.) Viens !
MARGUS (tristement) : Pour aller où ? Réfléchis donc un peu ! Où pourrions-nous aller ?
LA FERMIÈRE (d’un ton légèrement moqueur) : Où doit-il te suivre ? Y a-t-il un endroit où l’on ne puisse vous retrouver ?
MARGUS : Et qui nous mariera ? Qui nous inscrira dans le registre paroissial si nous n’avons pas l’autorisation seigneuriale ?
TIINA : Je connais un endroit où personne ne nous retrouvera. Dans la forêt, derrière des marais et des tourbières que même les grues ne peuvent franchir qu’en volant, il y a une colline, et dans la colline, une source et une grotte. Le mariage ? C’est Dieu qui nous mariera. Viens, si tu es à moi !
LE FERMIER : Ha ! Inutile d’essayer de l’embobiner ! Il a la tête sur les épaules.
TIINA : Viens, Margus !
MARGUS (se tait, l’air malheureux).
TIINA (tristement) : Si tu ne viens pas, Margus… alors dis-moi que tu ne viens pas !
MARGUS : Ce n’est pas possible, tu le sais bien ! Ce serait de la folie ! Nous devons trouver un autre moyen, nous devons… (Il regarde ses parents comme pour chercher un secours, et en voyant leurs visages figés il se tait.)
TIINA : Tu ne viens pas ?
MARGUS (écarte tristement les bras, sans dire un mot).
TIINA (désespérée, tournée vers Margus) : Toi aussi, tu crois peut-être que… je suis un loup-garou ? Oh, mon Dieu ! Je deviens folle ! Je n’en sais rien, après tout ! Peut-être que ma mère l’était… et moi… je l’aurais hérité d’elle, de son sang, et ce poison… (Elle écarte les bras.) Oh, mon Dieu, je n’en sais rien ! (Elle chancelle.)
LA FERMIÈRE (d’une voix forte) : Ne prononce pas le nom de Dieu si tu n’en sais rien !
TIINA (rageusement) : Les loups-garous… les loups-garous sont aussi des créatures du Seigneur !
LA FERMIÈRE : Ce n’est pas vrai ! Les loups-garous n’ont rien à faire chez les hommes ! Va-t-en !
TIINA : Moi, je suis une créature du Seigneur, quand bien même je serais un loup-garou ! Et vous ? Misérables ! Vous n’avez pas de courage ni de force, pas d’amour, pas de fidélité ! Rien ! Et vous osez vous poser en juges ? Vous ! Si je suis un loup, ma place est parmi les loups, ils feront peut-être preuve de plus de justice et de pitié ! (Elle se dirige fièrement vers la porte. Pendant qu’elle marche, sa fureur se transforme en tristesse. Sur le seuil, elle jette un regard en arrière.) Adieu, Margus ! (Elle s’en va en pleurant.)
(Rideau)
Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin