Vue du rivage, la mer est toujours belle : dans son épanouissement du soir, dans ses brumes argentées du matin, mais aussi dans ses moments de colère orageuse, quand elle dresse ses grandes masses liquides et que son incalculable étendue est grosse d’une houle vindicative et du sourd grondement des flots écumeux. Le lac Peïpous a lui aussi ses floraisons, ses brumes et ses tempêtes, mais toujours quand je le contemple je me sens vaguement intimidé, comme s’il dissimulait dans ses courants une chose inconcevable, effroyable. Peut-être parce que depuis des millénaires il marque la frontière entre deux mondes bien différents : l’Ouest civilisé et l’Est cruel et sanglant. Nulle part ailleurs ces deux mondes distincts ne se trouvent aussi proches l’un de l’autre, car seules ici les séparent les eaux basses de ce lac. Quand je m’approche du Peïpous, une inexplicable nervosité me saisit, une inquiétude, un sentiment d’oppression, comme si je me trouvais devant quelque chose de bestial et d’effrayant, comme si l’Est pouvait étendre ses griffes par-dessus les eaux. Peut-être parce que l’Est a déjà envahi cette rive, avec ses villages russes, ses joueurs d’accordéon, ses longs paletots rouges et avec tout ce qui nous est étranger et intolérable.
Mais, poussé par ma quête de nouveaux motifs et de nuances de couleurs, j’y suis souvent retourné et j’en ai rapporté beaucoup d’esquisses et de tableaux, dont l’un, « Baignade au soir », a attiré l’attention, y compris dans des expositions à l’étranger. Ce tableau, né de circonstances particulières, est lié à une aventure étrange, incroyable, et qui, comme notre lac Peïpous, semble ne pas être de ce monde. De vastes surfaces liquides, de larges étendues évoquant la mer, des criques et des plages charmantes, mais personne pour les chanter ni pour les décrire avec amour : il est comme la façade arrière d’une maison, côté cuisine, qu’il s’agit de ne pas montrer.
C’était la saison des lilas, alors que les eaux du Peïpous n’ont pas encore les couleurs de la maturité, elles sont sans caractère et d’une pudeur de vierge, tantôt d’un vert terne, tantôt tachées de bleu. Les roseaux commençaient tout juste à s’élever au-dessus de la surface. Alors que je peignais sur le rivage, mon attention fut attirée par une femme jeune et élancée, qui entreprit de se déshabiller pour aller se baigner. Je suis convaincu qu’elle m’avait aperçu, et puisqu’elle faisait si peu de cas de la présence d’un artiste, je n’avais pas de raison d’avoir honte. J’essayai de la dessiner à grands traits sur ma toile. Elle étira lentement ses bras puis se tint face au crépuscule pendant un long moment, son corps se détachant sur le fond de sable jaune et d’eau bleutée. Et quand finalement elle entra dans l’eau, elle le fit de façon à ce que son corps ravissant demeurât visible. Cela dura sans doute un certain temps, que je mis à profit pour faire quelques esquisses prometteuses : un modèle professionnel aurait difficilement fait mieux qu’elle.
Quand j’estimai que j’avais vu tout ce que la scène pouvait m’offrir en tant qu’artiste, je laissai mes pinceaux, et c’est en tant qu’homme que je me mis à admirer ses formes gracieuses, l’expression très douce de son visage, ses poses aristocratiques. Elle ne venait certainement pas de ce côté-ci du lac ; que ce fût par hasard ou par choix, elle avait dû se retrouver ici à cause des guerres, des révolutions et des destructions. Elle avait des traits slaves, ou plutôt les traits qui caractérisent la couche noble de ce peuple, et qui se distinguent si nettement de la laideur informe et négligée des paysans.
Mais manifestement mon extraordinaire modèle comprit elle aussi que sa tâche était accomplie : elle s’habilla rapidement et vint vers moi d’un pas décidé. C’était le pas d’une femme fière et sûre d’elle, et il semblait presque naturel qu’elle me demandât :
« Consentiriez-vous à me montrer ce que donnent vos esquisses ? »
Comme celles-ci étaient bien visibles, elle n’attendit pas ma permission et se mit à les regarder d’un œil expert. Visiblement fascinée, elle prit dans son sac à main une cigarette, l’alluma et se replongea dans mes dessins.
« La baigneuse est rendue avec beaucoup d’expressivité, dit-elle, et les eaux du lac sont évoquées d’une touche pleine de tempérament, de façon certes un peu marquée comme toujours dans une esquisse. Les roseaux en revanche n’ont rien à faire ici, ils ajoutent une touche vert vif qui gâche tout. Pourquoi ces roseaux ? Ils ne sont pas essentiels, non plus que le ciel. Le sable jaunâtre comme fond, le discret reflet du ciel dans le scintillement de la mer, et ainsi la baigneuse ressortira nettement. Ne faudrait-il pas une tache de soleil ici sur l’épaule, cela donnerait au bras tendu un peu plus de mouvement ?
— Vous êtes donc peintre vous-même ? demandai-je surpris.
— Moi ? Non, je ne m’occupe pas de ces choses-là ! dit-elle avec mépris en éloignant mon esquisse. Mais toute femme bien élevée se doit d’avoir de la familiarité avec ces choses, surtout en matière d’art, de littérature, de musique. Les béotiennes n’ont qu’à s’occuper de traire les vaches et de labourer.
— Même les femmes sans éducation ne labourent pas, chez nous : c’est le travail des hommes ! dis-je offusqué.
— Oui, chez vous ! rétorqua-t-elle d’un ton contempteur. Vous, des califes d’une heure ! Ici, tout est différent et si déconcertant, jamais je ne pourrai m’habituer à vos semblables ni à vos coutumes ! »
Je n’étais pas intéressé par ses opinions ni par son pays d’origine, car tout ce qui venait de l’autre côté du lac m’était irrémédiablement étranger, désagréable, comme si je pressentais déjà à l’époque que les tourbillons meurtriers de l’Est allaient bientôt nous dévaster, arrachant de notre sol toute humanité et transformant notre beau pays en un enfer absolu. Alors seulement je compris ce que la femme avait entendu par « des califes d’une heure » : notre Etat n’était entre nos mains que pour un court instant.
Je coupai le fil de son discours, car son pays et son destin personnel ne m’intéressaient aucunement : je pensais que cette première rencontre serait aussi notre dernière. Ma recherche de motifs picturaux m’avait conduit à m’éloigner de mon gîte, et je devais me dépêcher pour être de retour avant le coucher du soleil. Mais la femme se montra une interlocutrice hors pair, fervente amatrice d’art ; de certaines allusions je déduisis qu’elle avait beaucoup voyagé, visité expositions et musées, et qu’elle comptait des peintres renommés parmi ses connaissances.
Je ne remarquai pas que les eaux du Peïpous étaient comme mortes, silencieuses, leur masse de flots étales dans une attente anxieuse. Les couleurs s’étaient ternies, éteintes. Par endroits on voyait les voiles grises et immobiles des bateaux revenant de la pêche, et l’on entendait le clapotement empressé des rames sur l’eau morte. En levant le regard nous vîmes que des nuages d’orage, noirs comme le charbon, effrayants, s’étaient amoncelés depuis l’Ouest, prenant bientôt le ciel entier dans leur étreinte. Nous n’eûmes pas à attendre longtemps avant d’entendre hurler les rafales de vent, qui soufflaient sur les eaux et traçaient sur la surface lisse de profonds et chaotiques sillons. L’orage approchant, des coups de tonnerre se faisaient déjà entendre, et le crépitement des éclairs maintenait le ciel dans un continuel déluge de feu. Les oiseaux, qui peu de temps avant pépiaient, gazouillaient et sifflaient, les papillons et les libellules, tout ce qui vit, bouge et respire, sembla mourir lors de cette attente fébrile, comme à l’approche du Jugement.
« Vite, à la maison ! s’écria la femme, apeurée.
— Mais c’est que j’habite bien loin, dis-je désemparé.
— Venez avec moi ! cria-t-elle toute frissonnante en me prenant par la main. »
Nous grimpâmes un raidillon à toute vitesse avant de tourner à droite, pataugeâmes dans un champ de seigle en quête d’un raccourci et parvînmes à un bois de conifères. Il y avait là une petite habitation, sans doute une ancienne maison de campagne, maintenant décrépite, laissée à l’abandon au milieu des orties et des églantiers, et dont certains carreaux étaient brisés. Difficile d’imaginer qu’elle pût être habitée : on en aurait plus volontiers fait une tanière de sorcière ou de hiboux. Je m’arrêtai, interdit, mais la femme me tira vers la porte délabrée.
« C’est ici que j’habite ! » s’écria-t-elle gaiement.
Peut-être ne lui aurais-je pas emboîté le pas si un brusque coup de foudre, et le tonnerre qui le suivit de près, ne m’avaient pas fait spontanément me précipiter à l’abri. Là-dessus commencèrent à tomber de grosses gouttes qui annonçaient l’arrivée de la tempête. La chaleur était oppressante et contraignait ma respiration.
La pièce où nous venions d’entrer n’était pas dans un état si lamentable. Dans cette demi-obscurité mon regard rencontra un confortable canapé, quelques fauteuils et un grand lit contre le mur. Il y avait partout d’odorantes branches de lilas, dans des récipients des tailles les plus diverses, marmites, vases, cruches, gamelles et tasses, comme si l’on avait voulu couvrir de cette débauche de fleurs la pitoyable laideur des murs salis de ce qui devait être de la suie, la misère du plancher vermoulu et l’odeur de pourri qu’exhalait la pièce.
« J’ai horriblement peur ! » dit la femme, et j’entendis à sa voix que l’angoisse serrait sa gorge.
Au même moment le tonnerre fit entendre un coup si fort que moi aussi je tremblai : toute la fragile habitation semblait être secouée. Sans doute la foudre trouva-t-elle un endroit plus propice où frapper, un pin, un tremble ou un bouleau, mais elle dut en tout cas tomber fort près, car mon regard fut plein d’un feu aveuglant. La femme jaillit en même temps que l’éclair et se retrouva entre mes bras, comme si ceux-ci constituaient un abri. Ses bras si doux m’entouraient comme de longs cous de cygne et je la sentais frissonner dans mon étreinte.
Elle est si étrange, cette nuit d’été, chaude, étouffante, quand elle vient ainsi peser sur vos épaules. Dans cet air oppressant, vous entendez votre cœur battre anxieusement. L’odeur des lilas devient forte et entêtante, comme si elle voulait déverser sur vous toute la violence de son épanouissement, avant de s’acheminer au fil de la nuit vers le dépérissement et la mort. Le Peïpous lui aussi avait quitté sa langueur et faisait entendre son profond gémissement, l’incessant bruissement de ses vagues.
Souvent pendant les heures crépusculaires j’ai tenté de définir le bonheur : est-ce un état de satisfaction prolongée, durant toute la vie, ou est-ce l’ivresse d’un instant, quand une félicité inexplicable saisit votre âme, quand en vous s’efface tout ce qu’il y a de matériel, de charnel, et que votre âme s’épanouit brièvement, étincelante, légère, aspirant à des hauteurs célestes. Il vous semble avoir eu un aperçu de l’éternité, comme si vous veniez d’avoir accès à une bribe de ce que l’on vous promet après la mort. Tout en vous chante et se réjouit et vous sentez sur votre joue le souffle du grand Créateur. J’ai dans ma vie connu à plusieurs reprises de tels éclairs de bonheur, le plus souvent dans l’exaltation de la création ou la joie d’un nouveau printemps. Mais dans quelle catégorie ranger l’amour, un hasard, une belle nuit ? Je l’ignore. Son enchantement n’est pleinement ressenti qu’après plusieurs années : alors un ardent désir traverse votre cœur et vous vous sentez une nouvelle fois grisé.
Depuis longtemps la tempête s’était éloignée, le Peïpous s’était apaisé ; les trilles et gazouillements de centaines d’oiseaux entraient à flots par les fenêtres. Le matin était arrivé, avec son calme et sa chaleur estivales, un clair soleil s’infiltrait, aveuglant, par les plus petites ouvertures. J’étais réveillé mais n’ouvrais pas encore les yeux. Je laissais le soleil traverser mes paupières, caressant et chaud. Mon cerveau sommeillait encore paresseusement, ne faisant qu’écouter les mouvements de mon sang et les battements paisibles de mon cœur. Je me sentais comme un nourrisson dans son berceau. Puis ma conscience commença de s’éveiller peu à peu. Mon regard était tourné vers une fenêtre basse, je vis les lilas qui s’étaient fanés pendant la nuit et tout me revint en mémoire. Entendant une respiration silencieuse à mon côté, je tournai la tête.
Je faillis pousser un cri d’horreur.
Je ne pouvais plus détacher mon regard.
Dieu tout-puissant — une petite vieille était couchée là ! Le même visage, oui, la même bouche, mais vieillie, ridée, grisâtre. La poudre sur son visage, mal appliquée, formait des taches, et le rouge à ses lèvres ne subsistait qu’aux commissures. Tout son corps était plein d’un sommeil indolent et paisible. Je frissonnais et ne comprenais plus rien. Comment était-il possible que ma belle séductrice eût si effroyablement vieilli en l’espace d’une nuit ? Ou bien m’étais-je trompé, m’étais-je façonné d’illusoires images dans le crépuscule ? Ou encore étais-je tombé sous l’emprise de la sorcellerie ? N’avais-je pas eu, dès mon premier regard sur cette cabane décrépite, l’impression que seuls sorcières et hiboux pussent y vivre ? Je sentis un frisson de dégoût nauséeux parcourir mon corps et un sentiment déprimant de honte s’emparer de mon âme, ma propre souillure me faisait horreur, j’étais comme couvert de boue au sortir d’un marécage puant.
Je me levai en silence, je trouvai dans l’entrée ma boîte de couleurs et mes toiles, et je me hâtai de partir, je courus même, comme si je venais de me rendre coupable d’un crime sordide. Arrivé au bord du Peïpous je m’assis sur une pierre, mon regard glissa sur les eaux apaisées, c’était une belle matinée d’été mais à moi elle me semblait maintenant repoussante. Même le reflet du ciel et des nuages isolés sur l’eau iridescente me paraissait fade et écœurant. Je me couvris les yeux : je ne voulais plus rien voir ni plus penser à rien. Vite loin d’ici, loin du Peïpous et de ces gens !
Je m’étais déjà levé quand je me figeai.
Où était le vrai ? La belle femme d’hier était-elle une imagination, ou la vieille d’aujourd’hui une illusion d’optique ? M’étais-je trompé hier ou aujourd’hui ? Une tempête ne pouvait tout de même pas faire de quelqu’un un vieillard en l’espace d’une seule nuit ?
Je savais ne pas avoir la force de quitter les lieux dans cet état de confusion. Et de même que le criminel se sent irrésistiblement attiré par le lieu de son méfait, moi aussi je m’acheminai au milieu des pins dans la direction de la cabane vermoulue, d’un pas lent cependant, comme si chaque foulée exigeait une longue réflexion indécise. Et plus je m’approchais, plus j’étais réticent, je tergiversais : n’était-il pas plus raisonnable de ne pas tenter d’élucider le mystère, et de fuir sans jamais revenir ?
Je suivis cependant le sentier encombré de végétation, je m’exhortai et m’encourageai, me disant qu’après tout je n’avais commis aucun crime. Je vis alors, en arrivant à proximité de l’habitation, la vieille du matin, assise sur une pierre. À trois morceaux de bois était suspendue une grande marmite dans laquelle mijotait une bière puante. Le feu crépitait, fumait et cachait presque entièrement l’occupante des lieux. Je peux toutefois jurer qu’elle était bel et bien vieille, elle ne s’était même pas donné le mal de se coiffer et sa tenue était négligée et malpropre. Tout en fumant un cigare qui empestait et en remuant de temps en temps sa bière, elle me remarqua bientôt. Elle leva la tête, ses lèvres dessinèrent un sourire louche et, à ma grande surprise, elle récita le premier quatrain du célèbre poème de Baudelaire, « Une charogne » :
Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d’été si doux ;
Au détour d’un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux.
Son français était irréprochable, elle avait même l’accent chantant qui en caractérise les locuteurs. Voulait-elle ainsi railler sa propre personne, se comparer à une charogne que j’aurais trouvée sur mon chemin ? Ou comprenait-elle mon dégoût, voulant par ces vers me consoler du fait que même ce qu’il y a de plus beau et divin se change à la fin en une puante immondice, et qu’on doit garder pour soi seul les belles choses qui n’arrivent qu’une fois. Même la plus jolie fleur se flétrit, se décompose et devient poussière, de même que l’homme ne s’épanouit que pour un temps limité — il a vécu un instant, et soudain n’est plus là. Sans cesse nous nous dupons nous-mêmes en voulant contempler la vie avec des yeux toujours jeunes dans un visage épanoui, quitte à fermer notre regard à tout ce qui n’est pas à la hauteur de nos rêves. Ou voulait-elle dire qu’il ne fallait pas prendre en compte cette nouvelle journée, qu’il fallait se contenter de l’éclat foudroyant de la veille ?
Je ne sais à quoi elle songeait. Elle ôta brièvement le cigare puant de sa bouche, tourna vers moi ses yeux souriants et omniscients puis retourna à ses pensées et à sa bière, penchée sur la marmite, noire de suie.
Elle faisait vraiment penser à une sorcière.
Estimant avoir tout vu, je m’en retournai. Je ne pouvais guère la questionner, rien sans doute ne serait venu compléter le quatrain de Baudelaire.
J’éprouvais un sentiment de honte que je voulus cacher, pour autant que cela fût possible, dans le recoin le plus profond de mon cœur. Plus tard, même quand je discutais avec des amis, si l’on en venait par hasard à évoquer le Peïpous, je me taisais soudain, le sang me montait au visage et je me sentais rougir. Je ne parvenais pas à me libérer de ce souvenir sordide.
C’est sans doute pour cette raison que j’entrepris d’évoquer dans mon esprit la partie agréable de cette expérience : la nuit d’orage au milieu des lilas en fleurs, la chaleur du lit, les eaux irisées du Peïpous avant la tempête, la belle nageuse sur le sable clair. Je cherchai mes esquisses d’alors et me replongeai dans l’état d’âme qui y transparaissait. Et peu à peu, après de longs efforts, le bon côté du souvenir prit le dessus. Je fus pris d’une fièvre créatrice, j’oubliai la vieille édentée penchée sur sa bière en train de cuire, le poème de Baudelaire et le chaudron fuligineux à l’entrée de la cabane délabrée ; ainsi naquit mon tableau « Baignade au soir », œuvre-phare de ma peu abondante production. Il n’aurait guère pu exister sans l’accablante déception de cette matinée, il serait peut-être, telle une entrée insignifiante dans un journal intime, resté à l’état d’une simple esquisse que je me serais bientôt empressé de jeter. Mais désormais mon âme voulait se délivrer de cette laideur qui la harcelait, et devait y faire contrepoids en créant quelque chose de beau et richement coloré qui recouvrît d’un voile ce qui l’affligeait.
Je pus de nouveau discuter du Peïpous et de Baudelaire sans rougir de honte, je pus employer des modèles sans qu’ils évoquassent en moi des idées de soudaine sénescence ou de rides apparues magiquement : l’affaire du lac Peïpous s’éloignait, s’effaçait de ma mémoire bien que l’énigme elle-même ne fût pas résolue.
L’explication survint cependant quelques années plus tard.
Lors d’un séjour à Paris où je fêtais une petite victoire professionelle, je poussai la porte d’un restaurant pour émigrés russes appelé l’Alcazar. Comme j’attendais, en compagnie d’un attaché militaire, que l’on vînt nous servir, le portier ouvrit la porte en faisant une large révérence et fit entrer deux personnes de grande allure. Je sursautai et demeurai stupéfait, le regard fixé sur ces deux dames. Il n’y avait pas le moindre doute : la plus jeune était ma baigneuse du soir et l’aînée la brasseuse de bière du matin. La mère et la fille, très ressemblantes, si ce n’est que l’une étincelait de jeunesse et l’autre, après être passée par de nombreux établissements de soins esthétiques, n’en était pas moins vieille et depuis longtemps flétrie.
« Pourquoi es-tu soudain si pâle ? Tu connais ces dames ? demanda mon ami.
— Non, fis-je en secouant la tête, je ne les ai jamais vues. Sans doute des aristocrates russes déchues.
— Eh oui », dit-il d’un ton dégagé, avant de se lever pourtant et de faire une révérence polie à l’intention des dames. On lui répondit d’un hochement de tête plein de dignité, et le face-à-main de la plus âgée fut aussi dirigé sur moi pendant un instant. Mais son expression calme révélait qu’elle ne me reconnaissait pas, moi qui n’étais qu’un épisode dérisoire dans une période de sa vie qu’elle avait depuis longtemps déjà effacée de sa mémoire. Mais la plus jeune assurément me reconnut. Ses yeux se mirent à briller et sa bouche m’adressa souvent un sourire insistant.
« Elles ont franchi la frontière aux jours de la révolution, complètement démunies, et ont notamment fait halte en Estonie durant quelques mois, m’expliqua mon ami. J’ai eu l’occasion de les aider à se procurer le visa dont elles avaient besoin pour venir à Paris, où elles disposaient encore de quelques biens immobiliers. Elles vivent maintenant grâce aux dernières miettes de beauté, de fortune et d’honneur qu’elles conservent en leur crépuscule. »
Et mon ami commença de raconter la longue histoire de leur destin compliqué, mais je ne l’écoutais pas. J’étais plongé dans cette idée d’une fille et d’une mère capables de partager un lit d’amour en toute amitié. Je fus grandement tenté de griffonner sur un papier le premier quatrain de la « Charogne » de Baudelaire et de le faire porter à la vieille dame, mais bien sûr c’eût été une chose indigne et je m’en abstins.
« Ecoute, dis-je à mon ami, parlons d’autre chose ! »
Et la suite de notre discussion ne revint pas sur ces deux dames.
Traduit de l’estonien par Martin Carayol