Le poète multiplié


1.

Allô, l’Europe, allô !
     ici moi, poète d’un petit peuple :
     ici la T.S.F. de mon cœur.
Allô, Nauen, allô, Eiffel, allô !
     Genève, Londres ! Inaccessibles :
     Rome, Bucarest, Varsovie, Amsterdam !
Allô, Bruxelles, allô, Lisbonne, allô !
     Copenhague, Oslo, Madrid, Sofia,
     Kaunas, Stockholm, Helsinki, Riga,
     Prague, Belgrade, Vienne, Moscou lointain,
Allô ! de ma voix, qui sonne jusqu’Athènes,
     la longueur des ondes est celle de ma pensée:
     mes artères ont leur élan dans l’infini.
Allô, l’Europe, allô !
     Comme les oiseaux sur les branches de l’espace,
     tes villes frissonnent, même au soleil elles ont froid :
     parce que tes nations sont des champions de boxe,
     avec moi, l’arbitre entre vous deux.
Allô, l’Europe, allô !
     Qu’importe s’il y a des montagnes entre vous! 
     La terre sépare, l’éther unit.
     Vous, les peuples ! allongez vos mains comme les électrons.
     le cœur si proche du cœur : un centimètre, un seul.
          Allô, Paneurope, allô !
Moi, j’habite en bas, quelque part dans la plaine,
     en haut en vol: les nuages radiogrammes,
          comme haut-parleur, le vent.
Ma pensée, c’est une balle, tirée en l’air:
          allô l’Europe, allô !
Je sens, les tramways des grandes villes courent dans mon cerveau,
     les sirènes crient dans le port de mon cœur
     des cent vapeurs, dont l’hélice tournoie,
     dont la fumée se jette comme un ruban au-dessus des tuyaux.
          Allô, l’Europe, allô !
Comme des dragons, les express courent entre les stations.
     du Nord au Sud, des cyprès en vue,
     en haut, au-dessus de l’espace, les ailes ouvertes des aéroplanes,
     je cherche celles qui m’emmèneront loin d’ici:
j’habite en bas, quelque part dans les profondeurs,
     le mercure ne monte pas dans le thermomètre de mon cœur.


2.

Allô, l’Europe, allô !
     j’entre dans un autre pays par la porte des vers, 
     un écho m’accueille — c’est le battement du cœur des poètes:
allô, confrères de poésie, allô !
     Allô, Jules Romains, Cocteau,
     Aragon, Delteil, Soupault, 
     Paul Morand, Reverdy, Ivan Goll !
L’espace est vaincu, distance entre nous : quelques pouces!
     Allô, Marinetti, Palazzeschi, Govoni,
     Folgore, Soffici! Il me faut monter le ton :
     presque à la frontière de l’Asie : Cherchenievitch, Maïakovski, 
     Andreï Biély, Essenine, Ehrenbourg et Chklovski!
Allô, Werfel, allô, Becher, allô, Benn !
     Chaque cerveau plein d’électricité comme une antenne.
Allô, Rodker, allô, Aldigton, Flint !
     sur le papier des nuages, voilà l’encre des électrons !
Allô, Hellens, Paul Neuhuys, allô !
     Les toréadors depuis l’enfance, du lait maternel,
     les picadors de la poésie : de Torre, Jimenez, Rivas !
     Prends garde, Europe-taureau : l’arène 
     est déjà imbibée de sang devant toi!
Allô, Minulescu, Wierzyński, allô !
     Micić, Crnjanski, Březina, Bezruc et Barta,
     avec l’avant-garde de la poésie rien à craindre!
Allô, poètes, confrères, allô!
     Regardez comme la fumée s’élève des cheminées,
     mais nos pensées tombent!
     Nos vers portent des Jésus dans les bras,
     sous la plante des pieds des vers : des rameaux de palme.
Sur les rails des lignes marchent les idées, 
     nos pensées, dirigées vers les sentiers cosmiques.
Tout à coup les orchidées s’épanouissent dans le cerveau.
     Dans la nuit du cœur il pleut des météorites.
Allô, confrères, allô!
     Nulle part on ne trouve autant de poètes
     qu’en Europe. Que la distance entre nous diminue!
À vous tous mon appel à haute voix:
     « Poètes de tous les pays, unissez-vous! »
Allô! vous là! Moi, ici, en bas.
     L’Europe bouleversée comme Sodome, Gomorrhe,
Allô, entre nous la ligne ininterrompue des cœurs:
     Dien a créé le chaos, nous créerons l’ordre.
          Allô, Paneurope, allô!

«Traduit par l’auteur», traduction retouchée par Antoine Chalvin.