Au printemps 1948, Vorkouta fut atteint par une campagne lancée après la Seconde Guerre mondiale et qui avait saisi comme une fièvre les camps de toute la Russie : la grande manie du nettoyage. C’était l’une de ces réformes mises en œuvre avec une rigueur toute militaire qui secouaient fréquemment la Russie soviétique et qui, du fait des méthodes utilisées et de l’enthousiasme enfantin de la population, se propageaient à une vitesse foudroyante, comme de l’eczéma sur une peau sensible.
Cette nouvelle « orientation » frappa les camps dans toute sa fureur. Toutes les baraques, dont le sol était couvert de glaise et de fange, furent nettoyées par de petits hercules équipés de baïonnettes plus rapidement que ne le furent jadis les écuries d’Augias. On avait l’impression, pendant cette période, qu’une épidémie de peste s’était déclarée dans le camp: les planchers étaient arrachés et remplacés par des nouveaux, les vitres crasseuses étaient nettoyées, les prisonniers forcés de se laver au retour du travail ; pendant leur temps libre – si tant est qu’ils en avaient – ils devaient débarrasser le territoire du camp des détritus et des vieux objets abandonnés et aplanir le sol défoncé.
Les étuves sanitaires firent l’objet d’une attention toute particulière. Tous les poils qui s’obstinaient à pousser sur les corps étaient rasés. Les prisonniers qui se soustrayaient à cette procédure étaient punis du cachot. Les vêtements étaient désinfectés à la vapeur avec un soin redoublé, si bien que le pauvre gars qui se rendait à l’étuve récupérait souvent, à la place de la fripe qu’il avait donnée, des chiffons aux bords calcinés.
Tout cela était de façon générale le bienvenu et exerçait une influence très positive sur la santé des habitants du camp. Mais comme toute cette campagne fut conduite avec un fanatisme extrême, des aspects inattendus de cette initiative d’hygiène ne tardèrent pas à se manifester.
Il apparut ainsi que l’énergie prodigieuse déployée par la direction du camp pour instaurer la propreté était avant tout motivé par le simple espoir d’en tirer bénéfice. Pour obtenir des résultats concrets, les autorités organisèrent une compétition entre les camps. De fortes primes furent instaurées pour les chefs des camps présentant le niveau de propreté le plus élevé. Deux fois par an, le chef du complexe de Vorkouta procédait à l’inspection de tous les camps qui en dépendaient. Pour l’occasion, des commissions issues des directions des camps étaient formées et elles se contrôlaient mutuellement. Observer l’activité d’une telle commission offrait une vraie jouissance et je me souviens avec plaisir du petit gros qui dirigeait le camp voisin et qui, les manches retroussées, se tenait au milieu d’une de nos baraques et frappait contre le plancher avec un zèle fanatique les matelas sortis de leurs cadres, tentant d’y découvrir ne serait-ce qu’une seule punaise. C’était déjà un spectacle en soi, mais la lutte contre les poux prit une tournure encore plus dramatique. Les visites des commissions étaient généralement précédées par une inspection minutieuse du camp. Dans chaque baraque pénétrait à l’improviste une horde de gardiens et de fonctionnaires précédés de quelque agent sanitaire ou d’un aide-médecin. On ordonnait aux prisonniers de se déshabiller immédiatement, puis la commission s’attaquait avec une ardeur peu commune à ces loques puantes qui sentaient la sueur, le charbon et l’étuve. Les malheureux qui étaient coupables d’avoir encore des poux se voyaient infliger une punition sévère, et personne n’a jamais autant maudit ces répugnants insectes que ces pauvres forçats du milieu du vingtième siècle.
Bien souvent cependant, toutes ces opérations préventives anti-poux se révélaient inefficaces, et les représentants d’un autre camp réussissaient – ô malheur ! – à découvrir un pou vivant. Un tel événement était aussi grave qu’une tentative de révolte. L’histoire que je vais raconter montre jusqu’à quelle extrémité ce genre d’incident pouvait conduire.
Je venais d’être nommé responsable d’un groupe de choc chargé de l’hygiène et l’on m’avait affecté à la baraque la plus pouilleuse et la plus surpeuplée. Nous y entrâmes avec un sombre pressentiment et, en effet, nous découvrîmes deux poux sur un jeune Géorgien terrifié. Sous l’effet de la surprise, le commandant perdit la tête et frappa le malheureux garçon qui tomba aussitôt à la renverse. Je me tenais prudemment à l’écart et je fus témoin de la façon dont le chef de la baraque roua de coups le Géorgien en l’accusant de ne pas être allé à l’étuve.
« J’y suis allé, parole d’honneur, j’y suis allé ! » cria la victime en essayant de se glisser sous un châlit.
« Tu mens, salaud ! ». Le commandant exigea aussitôt le registre de l’étuve et commença avec une intense concentration à y chercher le nom du garçon.
Comme le registre était rempli à chaque fois par une personne différente, il y régnait évidemment la plus grande confusion et, malheureusement, le nom du pauvre Géorgien ne s’y trouvait pas.
« Ha, ha ! » s’exclama le chef avec une joie cynique. « Tu m’as menti ! » Et il frappa à nouveau le garçon sans la moindre retenue jusqu’à ce qu’il perde connaissance. « Tout de suite à l’étuve, puis cinq jours de cachot », dit-il au chef de baraque qui, baillant à s’en décrocher la mâchoire, emmena le garçon sans ménagement.
Dix jours plus tard, nous fîmes un autre contrôle dans la même baraque et, comme on pouvait l’imaginer, le malheureux Géorgien ne s’était pas débarrassé de ses poux pendant son séjour au cachot. Au contraire, ils avaient proliféré dans la crasse qui y régnait. Le commandant gémit sous l’effet de la colère et au même instant le chef de baraque qui l’accompagnait découvrit aussi un pou sur le voisin du garçon.
Toute la baraque fut envoyée à l’étuve. Pendant les trois heures qui suivirent, le chauffeur eut fort à faire pour maintenir la température de l’armoire de désinfection à 85° C, tandis que les deux coupables se frottaient jusqu’au sang dans la salle d’eau, sous les yeux du commandant qui surveillait en personne, avec un zèle particulier, le « retour à la civilisation » de ses subordonnés. Au cours des trois jours suivants, ils furent conduits cinq fois à l’étuve et lorsque nous procédâmes à un troisième contrôle particulièrement minutieux, les poux avaient disparu.
Deux jours plus tard devait avoir lieu une nouvelle visite de la commission extérieure. Le chef de camp expliqua aux responsables convoqués dans son bureau qu’il les pendrait sur-le-champ si on trouvait ne serait-ce qu’une seule de ces saloperies.
Le commandant procéda le jour même à un contrôle des plus stricts qui resta sans résultat et attendit, quelque peu rassuré, l’inspection officielle.
Les visiteurs de marque commencèrent leur contrôle par la baraque en question et la première chose que découvrit le gros chef de camp qui avait ordonné au Géorgien de lui présenter sa chemise, fut… un pou !
Toute la baraque se figea de stupeur. Le commandant ferma les yeux et prit appui contre la mur avec la main. Les pauvres prisonniers essayaient de se cacher les uns derrières les autres.
« À mon avis, ceci est un pou ! » dit le gros bonhomme d’un air triomphal, et il tendit la chemise roulée en boule vers les autres membres de la commission. Notre chef de camp se pencha, hébété, sur l’insecte qui avançait lentement et ravala une bordée de jurons des plus grossiers. Le pou était là, bien vivant et en pleine forme. Il se déplaçait paresseusement comme pour prouver son existence.
« Eh merde ! » s’exclama l’inspecteur de l’hygiène. Son regard croisa celui de notre chef de camp et son visage devint livide.
« Celui-là, nous allons l’emporter, claironna le gros dénicheur de poux en jetant autour de lui des regards victorieux. Donnez-moi une boîte d’allumettes ». Le pou qui ne se doutait de rien se retrouva soudain dans la boîte, qui fut soigneusement emballée dans du papier.
Tous les officiels se dirigèrent alors en procession vers le bureau du chef. Le commandant fut le dernier à sortir. Avant d’arriver à la porte, il se retourna vers le Géorgien qui s’effondra sous le poids de son regard.
Après le départ de la commission, les coupables furent immédiatement punis. L’inspecteur de l’hygiène et le commandant écopèrent de cinq jours de cachot, les responsables de la baraque de trois jours. Le Géorgien fut jugé de façon expéditive et condamné à un mois de cachot.
Le soir, ils se retrouvèrent tous les cinq enfermés au cachot et le visage du Géorgien montrait qu’il attendait la nuit avec effroi. Son pressentiment ne l’avait pas trompé.
Je fus réveillé à minuit par l’infirmier de garde qui m’annonça qu’on me demandait au cachot. Je m’y rendis. Le gardien chef m’attendait devant la porte ouverte.
« C’est fait », me dit-il laconiquement, et il me poussa à l’intérieur. Les quatre occupants de la cellule étaient assis dans un coin, les jambes croisées, la mine sombre, et me regardaient d’un air de défi. À côté d’eux, aux barreaux de la fenêtre, était fixée une corde confectionnée avec des lambeaux de chemise, au bout de laquelle pendait le corps sans vie et déformé du Géorgien.
Je m’arrêtai un instant, puis m’approchai de lui. Il était bien mort. La corde était habilement enroulée autour du cou et j’eus bien du mal à défaire le nœud. Je descendis lentement le corps et observai ses grands yeux figés.
« Il s’est pendu », fit derrière moi la voix froide et neutre du gardien.
Je me penchai sur lui et soulevai un peu sa tête lourdement appuyée contre sa poitrine. Délaissant son visage figé dans une horrible grimace de mort, mon regard glissa vers son cou et j’y vis distinctement quatre bandes rouge pâle imprimées sur sa peau cireuse, d’une longueur exactement identique à celles que laisseraient des doigts serrés autour d’une gorge. Mon regard horrifié se posa sur les quatre prisonniers assis dans le coin. Leurs visages exprimaient une rage sombre et menaçante. « Tu veux vivre, n’est-ce-pas ? » disaient-ils. Je me levai sans prononcer un mot.
« Emmenez-le », dis-je au gardien. Les quatre hommes m’adressèrent un regard satisfait, presque affectueux.
L’inspecteur de l’hygiène et le commandant sortirent du cachot au bout de trois jours et, après avoir reçu un blâme pour faute grave, ils retournèrent à leurs tâches quotidiennes.
Traduit de l’estonien par Michel Gruselle, Anita Orav, Monika Raide, Carola Schmiedberger et Antoine Chalvin