Il y a quelques années encore, P. était professeur d’histoire dans l’une de nos meilleures universités. Le fait que plus personne aujourd’hui ne se souvienne de son nom indique simplement à quel point la mémoire humaine est fantasque, rien de plus. Je laisserai pourtant moi aussi son nom dans l’ombre, afin de ne pas donner matière à de douloureux commérages.
Sa mémoire à lui, en revanche, était tout à fait remarquable, et même exceptionnelle. Il pouvait, au besoin, citer de tête des phrases entières d’historiens célèbres, mais aussi d’auteurs tenus généralement pour secondaires, et ce aussi bien dans l’original qu’en traduction, sans parler évidemment des dates, des lieux et des noms de personne. Passer des examens avec lui était pour ses étudiants une source de cauchemars incessants, car l’erreur la plus insignifiante sur un détail vieux de plusieurs siècles pouvait lui apparaître — surtout s’il souffrait ce jour-là d’un mal de dos — comme une attaque scandaleuse contre les fondements mêmes de l’ordre du monde.
Il est vrai que sa mémoire avait également un défaut : elle était déjà tellement occupée par toutes sortes de connaissances concernant le passé qu’elle ne pouvait plus rien accueillir de nouveau. Ceux qui le fréquentaient depuis longtemps et avaient appris à l’estimer pour son érudition s’y étaient peu à peu habitués et ne se laissaient plus troubler par cela. Mais les gens qui le connaissaient depuis peu pouvaient entrer dans une rage indescriptible lorsqu’il leur disait sans penser à mal des choses comme : Pardonnez-moi, mais je suis malheureusement dans l’incapacité de retenir votre nom, car il ne reste plus dans mon cerveau qu’un seul lobule disponible, et je le réserve pour notre prochain président de la République.
Il ne s’agissait nullement d’une provocation. Les choses étaient réellement ainsi : chaque information nouvelle expulsait un fait ancien des recoins sombres de sa mémoire.
Mais un jour, tout changea subitement.
Il venait de terminer un cours et se préparait à rentrer chez lui lorsqu’une jeune fille se présenta à son bureau et lui demanda, depuis la porte, s’il pouvait la recevoir pour convenir de la date d’un examen de rattrapage. Tout en regardant par la fenêtre — il faisait ce jour-là un temps exceptionnellement beau et ensoleillé —, il lui dit d’entrer et alors seulement se retourna.
Ce qu’il vit l’ébranla au plus profond de son être. Le visage de la jeune fille était en majeure partie dissimulé à son regard par un chapeau à large bord, sur lequel pendait un petit voile, mais un rayon de soleil tardif qui pénétrait par la fenêtre parvenait tout de même à éclairer sur sa pommette un excitant grain de beauté, qui formait un contraste sensuel avec sa gentille petite bouche et ses mains strictement gantées posées sur son giron.
Le professeur P., qui était déjà un homme âgé, était connu pour son absence de penchants extra-universitaires. Cela ne signifiait pas pour autant qu’il était insensible à la beauté. En un instant, un volet de fer sembla s’abattre devant la porte de sa raison et, perdant la maîtrise de lui-même, il posa brusquement cette question fatidique :
Comment… comment vous appelez-vous ?
D’une voix un peu étouffée, comme recouverte de poussière, la jeune fille prononça son nom, mais si doucement que le professeur n’entendit que la fin, qui se mit à tournoyer dans sa tête comme un écho : …alie …alie …alie… Il se retourna vers la fenêtre, comme pour chercher à l’extérieur un soutien invisible, mais lorsque, après avoir recouvré ses esprits, il regarda de nouveau en direction de la jeune fille, celle-ci avait déjà quitté la pièce.
Les premières conséquences de cette brève rencontre se firent sentir environ une semaine plus tard, lorsque le professeur P., dans son cours d’histoire romaine, se mit soudain à parler des vierges qu’on appelait les vestalies (ce qui, en soi, n’était pas totalement faux), puis de l’ouvrage de Tacite, les Annalies, ce qui suscita un bref étonnement chez quelques auditeurs qui avaient déjà eu l’occasion de feuilleter quelques ouvrages de référence. La chute se poursuivit telle une avalanche. Plus les cours du professeur réunissaient un auditoire nombreux et animé, plus ses collègues s’inquiétaient, car l’histoire prenait dans sa bouche des traits de plus en plus fantastiques : le premier empereur du Saint-Empire Eulalie ; la reine d’Angleterre Amalie ; le père de l’unification allemande, le chancelier Rosalie ; l’attaque de la Russie en 1812 par l’empereur français Bonalie, qui affronte Coralie à la bataille de Porthalie… Même si les étudiants n’apprirent plus de lui aucune connaissance sur l’histoire, je crois cependant qu’ils apprirent quelque chose d’autre, qui était peut-être même plus important.
Lorsqu’il en arriva à l’histoire contemporaine, la ruine était totale : tel un virus, les dernières syllabes du nom de la mystérieuse jeune fille avaient dévoré dans le cerveau du professeur toutes les connaissances historiques. Ses cours n’attiraient plus un public aussi nombreux qu’auparavant, car pendant toute l’heure, le regard perdu dans le vague, il ne faisait que répéter d’une voix gémissante : alie… alie… alie… Et puis c’était le printemps.
Quelque temps plus tard, j’appris par hasard qui était cette jeune fille et je la retrouvai. Il m’intéressait peu de savoir si son œuvre de destruction dans la mémoire du professeur P. était intentionnelle ou non. Je voulais surtout lui demander pourquoi elle n’avait pas plutôt choisi comme victime de son mauvais tour quelque professeur de droit : la vie dans notre pays aurait pu être aujourd’hui infiniment plus belle !
Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin