Archibald pensa qu’il s’était probablement réveillé. Il faisait noir. Il ouvrit les yeux un instant pour vérifier. Il faisait encore noir. « C’est la nuit, se dit-il. Peut-être que je suis encore en train de dormir ». Comment savoir avec certitude si on est réveillé ou pas ? Il tâtonna autour de lui. À gauche, un mur. À droite, un mur. Comment savoir, en passant ses pieds par-dessus le bord du lit, s’ils vont se poser sur le plancher ou s’enfoncer dans le néant ? « De toute façon, il fait noir partout, et dans le noir, quand on ne voit pas où l’on marche, on ne comprend rien ».
Archibald alla jusqu’à la cuisine d’un pas traînant et ensommeillé. Il ouvrit brièvement la porte de derrière pour voir si le chat ne voulait pas rentrer. Mais le chat n’était pas là. Il avait déjà mis l’eau à bouillir pour se faire du café lorsqu’il lui sembla comprendre qu’il n’était pas du tout sorti de son lit. « Je suis donc encore en train de dormir, pensa-t-il avec lassitude. Si ça continue comme ça, je vais mettre un temps fou à me réveiller ». Il ouvrit les yeux pour voir. Il faisait noir. Il toucha le mur derrière sa tête, et l’appui de la fenêtre, ils étaient à leur place, rien d’inhabituel. On n’entendait aucun bruit et c’était tout à fait normal. Archibald vivait seul dans une maison assez petite, elle-même isolée au beau milieu d’une plaine. Bien sûr, il y avait quelques arbres autour de la maison, mais ils ne bruissaient pas. Il n’y avait sans doute pas de vent. Et si le ciel était couvert, les nuages masquaient la lumière de la lune et des étoiles qui aurait permis de donner une forme aux choses.
Archibald sentit une force mystérieuse le tirer par la jambe. Il voulut la retirer, mais il fut pris d’une forte crampe au niveau du mollet. Il était à présent évident que c’était sérieux et tout à fait réel : il s’était bel et bien réveillé. Il s’assit sur le lit, saisit son pied des deux mains et pressa le mollet contre sa cuisse pour que la contraction cesse. « Aïe aïe aïe », hurla-t-il de toutes ses forces. Cela lui faisait très mal, et de toute façon personne ne pouvait l’entendre. Il pouvait donc crier tranquillement.
Il posa prudemment les pieds par terre, se leva en s’aidant de ses mains, chercha à tâtons le montant du lit et essaya de marcher. Sa jambe était vraiment douloureuse et trop faible pour qu’il puisse s’appuyer dessus.
« Misère », marmonna-t-il à voix basse. Il était habitué à avoir mal partout. En particulier au dos. Son mal de dos le rongeait sans cesse et ne lui permettait plus d’aller se promener. Il ne se rappelait plus à quoi ressemblait le monde. Évidemment, aussi loin qu’il pouvait voir, tout paraissait comme avant : les vieux épicéas au portail, et derrière, une grande noue sans arbre, puis la ligne sombre de la forêt à l’horizon. C’était exactement la même image partout, dans quelque direction que l’on regarde, la masse sombre de la forêt fermait toujours résolument le cercle du monde.
La maison d’Archibald se présentait ainsi : une cuisine minuscule, dans celle-ci une cuisinière à bois et derrière la paroi chauffante, dans une petite chambre, un lit. La tête du lit était sous l’appui de la fenêtre, il fallait faire attention à ne pas se cogner. Dans la maison, il y avait encore d’autres pièces, mais Archibald n’y allait presque jamais, car il y faisait froid. Dans ces pièces froides se trouvaient des choses qui ne servaient que très rarement. Presque jamais. Qu’aurait-il bien pu faire avec une vieille machine à coudre Singer ? D’autant plus que la courroie du volant était cassée.
Comme on lui faisait ses courses une fois par semaine, il ne souffrait pas de la faim. Il plaça un œuf dans la bouilloire et fit ainsi d’une pierre deux coups : un œuf dur et de l’eau chaude pour le café. Dehors il faisait encore nuit. Quelle heure pouvait-il bien être ? Un petit téléphone rouge était posé sur l’étagère de la chambre à coucher. Il indiquait cinq heures et demie. Au plafond de la cuisine, dans une douille en bakélite noire fixée au bout d’un vieux câble électrique en tissu pendait une ampoule de 40 watts recouverte de chiures de mouches. La cuisine était très sombre et plutôt froide. Il fallait allumer la cuisinière. Lorsqu’Archibald aurait chauffé la chambre, il pourrait retourner s’allonger. Il gardait toujours chez lui un peu de bois en réserve, il en rapportait de la remise lorsque son dos lui permettait de se baisser davantage, sinon il en prenait sur la pile la plus haute.
Le chat était derrière la porte, une souris dans la gueule. Il se rua avec sa proie sous une chaise de la cuisine, d’où retentit bientôt un puissant bruit de mastication. Archibald ne s’en rendit pas compte, il n’entendait que d’une oreille et, qui plus est, uniquement lorsqu’il l’orientait en direction du bruit. Le chat n’apportait pas les musaraignes à l’intérieur, il alignait ces petites bêtes à longs museaux sur l’escalier.
« Pourquoi tu les exposes ici ? s’énervait Archibald. Je dois me tordre les fesses à les ramasser ! » Le chat ne comprenait pas un traître mot de ce qu’il disait. Sous sa chaise, il le regardait avec ses yeux jaunes écarquillés en se léchant les babines. Il ne restait plus de la souris le moindre petit bout de griffe.
« C’est très bien », dit Archibald à son chat. Avant l’arrivée de cette grosse bête à rayures, il y avait partout des crottes de souris. Le chat était content, il s’étendit de tout son long par terre devant les pieds du vieil homme et agita la queue. C’était le genre d’animal qui ne cherchait pas vraiment le contact. Certes, il montait parfois sur le lit pour y dormir les quatre pattes en l’air, dévoilant alors un ventre au pelage blanc si étonnamment épais et soyeux, mais cela se produisait généralement lorsque Archibald s’affairait ailleurs. La nuit, le chat vadrouillait dehors ou sommeillait devant l’ouverture de la cuisinière à bois.
Archibald donna au chat de l’eau fraîche et quelques croquettes, versa de l’eau sur son café et coupa l’œuf en deux avec un couteau. Il ne prenait jamais la peine de l’écaler. Il but lentement son café, fixant du regard la fenêtre noire tout en frottant de la main sa cuisse endolorie. Il avait l’impression que la moitié de la journée s’était déjà écoulée, pourtant le jour n’était pas levé. Ah oui c’est vrai, il fallait allumer le feu. Il rapprocha le tabouret de la cuisinière, en vida la cendre dans un seau avec une vieille louche en aluminium et y fourra deux ou trois bûches. Il n’avait pas beaucoup de papier, un vieux livre d’école se trouvait sur l’armoire, il en arracha des pages qu’il ajouta aux écorces de bouleau. Il se sentait un peu faible et avait la tête qui tournait. Les allumettes s’échappèrent de ses mains et se dispersèrent sur le plancher.
La plaque chauffait rapidement. Archibald retira sa veste et la jeta sur le dossier de la chaise. Il mit des os à bouillir pour son déjeuner. Il pouvait maintenant aller se recoucher un moment. Il referma un peu l’arrivée d’air et posa un couvercle sur la casserole. La soupe bouillait à petit feu.
« Je ne vais pas m’endormir », se dit-il en s’allongeant sur le lit. Et il ne s’endormit pas, mais c’était tout comme : il respirait lentement et la peau de son visage se tendait en direction de ses oreilles. De temps en temps, lorsque le sommeil se faisait sentir, un léger tressaillement agitait sa tête, comme si son âme était tombée dans un trou sans fond. C’était une sensation étrange et déplaisante : le flottement plutôt agréable était soudain interrompu par un curieux soubresaut. Ce n’était pas une mauvaise pensée, ce n’était pas une douleur du dos, c’était tout simplement un rien. Un vide au milieu de l’existence. Chaque fois que cela se produisait, Archibald avait l’impression que la mort frappait à sa porte. Mais en réalité, ce n’était rien de grave.
Après avoir subi ainsi une série de secousses surgies de nulle part, il perdit complètement l’envie de dormir. Il était certes fatigué, pour autant il ne parvenait pas à dormir car, après un spasme, il devait changer de côté, après un deuxième, il se tournait de l’autre côté, puis il se mettait sur le dos, puis sur le ventre, puis il essayait toutes sortes de positions, mais ses membres et ses os étaient agités et mécontents. Ils n’avaient pas la moindre intention de se détendre.
Archibald alla jeter un coup d’œil à la soupe. « Je peux maintenant mettre les pommes de terre », dit-il à son chat qui dormait à la chaleur de la cuisinière, sans le moindre tressaillement. Il était bientôt neuf heures et dehors commençait un jour sombre et couvert. « Une journée pleine de sommeil », conclut-il.
C’était en effet le cas. Le sommeil était partout : dans le ciel gris, dans le vieux bouleau défeuillé qui ne prenait même plus la peine d’onduler sous le vent, mais restait immobile comme sur une carte postale. L’herbe jaunie s’aplatissait en formant des touffes et pas un brin ne bougeait. De même, le ciel s’était figé, il n’y avait pas vraiment de nuage mais une sorte d’étrange finitude épaisse et opaque. Le temps s’étirait en longueur. Il aurait préféré demeurer immobile, ce temps, et se coucher dans quelque recoin du monde. De son pas lent et endormi, il battait mollement les minutes qu’il inventait. Archibald regarda avec intérêt par la fenêtre.
« Ce jour ne finira jamais ».
Il est certes étrange de vouloir que ses journées se terminent alors qu’il serait tout à fait plaisant que le temps puisse s’arrêter et que plus rien ne passe. Cependant, cette somnolence sans fin lui faisait mal et l’oppressait terriblement. Il avait vraiment l’impression que le monde entier était rempli d’Archibalds, de vieillards tous semblables, avec un chat et un mal de dos, dans une journée d’automne éternelle.
« Quelle horreur », déclara-t-il alors au chat. Il est vrai que, dans le monde réel, les gens grouillent comme des bacilles, ils ont mille choses à faire, leur temps est saturé, agité et leur file entre les doigts. Même s’il est très difficile d’imaginer tout cela lorsqu’on vit seul et loin de la ville.
« Qu’est-ce qu’on fait maintenant, demanda Archibald à son chat. Allumons la radio ». Pour le chat, ce n’était pas une bonne idée parce qu’Archibald réglait toujours le son de la radio au maximum, et celle-ci pouvait parfois grésiller horriblement. Mais cela donna une bonne claque à ce silence somnolent et celui-ci se ratatina avec effroi. Dans la cuisinière, les flammes frémissaient, le couvercle de la casserole cliquetait joyeusement sous l’effet de la vapeur. Archibald se sentait maintenant très bien. Il mit la casserole sur le coin de la cuisinière et enfila ses bottes en caoutchouc.
« Allons dehors ». Le chat se leva mollement, enroula sa queue et s’approcha de la porte. Lui, il ne s’ennuyait jamais. « Peut-être que je suis un peu comme un chat, pensa Archibald. Il ne s’en faut pas de beaucoup. Je dois être en quelque sorte le chat de Dieu, j’ai beau être gris et vieux, il me gratte parfois sous le menton. Peut-être que lui aussi a mal au dos et a des difficultés à se pencher ».
Ainsi ils crapahutaient dans le jardin et observaient toutes sortes de choses. Les pommiers avaient encore de nombreux fruits. Il admira avec plaisir les petites pommes rouge et jaune qui brillaient au bout des branches défeuillées comme des boules de Noël. Au pied des pommiers, le sol était aussi jonché de pommes, certaines à moitié pourries, d’autres complètement, d’autres encore tout à fait convenables. Que faire de toutes ces pommes ? La cave était remplie de bocaux de jus de l’année dernière, de l’année d’avant et d’autres années plus anciennes encore. Il en était de même pour les confitures et personne ne voulait les manger. Les pommes nature sont bonnes et le garde-manger en contenait deux ou trois caisses de chaque variété, mais au printemps, comme on peut s’y attendre, Archibald en jetait toujours une grande partie au compost.
« Pour quelque raison, on trouve des pommes là où il n’y a pas d’humains, et des humains là où il n’y a pas de pommes. Mais bon, les chevreuils les mangeront », songea Archibald. Tout le monde est convaincu que la solitude et l’isolement sont particulièrement propices à de grandes réflexions. Mais Dieu sait à qui cela s’applique exactement, car Archibald avait pratiquement oublié comment réfléchir, il n’avait aucun sujet à quoi réfléchir. Il pensait seulement aux pommes, aux souris et au chat. Il traîna encore un peu, se penchant de temps à autre et marmonnant dans sa barbe. Fallait-il attacher ce buisson pour que la neige ne le ploie pas ? ou couper ces tiges ? mais cela pouvait aussi attendre le printemps, cela revenait au même. Son esprit cherchait des choses à faire, mais en réalité il n’y avait presque rien à faire. Sauf ramener un peu de bois à la maison, puis manger de la soupe, puis écouter la radio et somnoler. Pour le dîner, il ne cuisinait pas, il se contentait d’un morceau de pain.
Rien de nouveau n’était à attendre dans ce monde, pourtant Archibald attendait tout le temps. Il était pour ainsi dire en mode veille. Il attendait que le soir vienne, ou qu’un nouveau jour commence pour qu’il puisse se lever, ou il attendait que la neige tombe, ou qu’elle fonde. Lorsqu’il faisait sec et ensoleillé, Archibald attendait la pluie, et lorsqu’il pleuvait, il attendait que le temps s’éclaircisse. La nuit, il attendait le jour, et le jour, il attendait la nuit. Il était las de la vie et pourtant il languissait de revoir le printemps. Cependant, l’inconvénient au printemps était que l’herbe poussait beaucoup trop vite, en été il faisait trop chaud et il avait davantage de vertiges que d’habitude, en automne les feuilles posaient un problème et, en hiver, c’était la neige. La nature était une contrainte tout au long de l’année, car l’homme devait bien sûr quelque peu la contrôler : tondre, ratisser et déblayer la neige. Il fallait le faire, il n’y avait pas à discuter.
Archibald mit l’assiette creuse dans l’évier, ferma l’obturateur de la cuisinière puis partit s’allonger. Comme il faisait chaud dans la pièce, il jeta simplement sa veste sur ses jambes et s’endormit aussitôt. La radio diffusait de la musique pop à la mode mais il n’en était point incommodé, il se sentait bien, comme si la pièce était bondée de monde. Une voix prononça quelques mots puis la musique reprit avec un morceau de trompette, mais Archibald dormait la bouche ouverte et rêvait qu’il était son propre chat. Ou que lui-même était un grand dieu, bon et généreux, quelque peu lassé de toutes les choses du monde. Le mieux à faire en pareil cas était de caresser le pelage soyeux du chat, de le gratter derrière l’oreille et s’il faisait cela trop longtemps, le chat pourrait lui donner des coups avec ses deux grandes pattes arrière blanches et lui mordiller doucement le bras pour marquer son amitié et son agacement. Sa main était gigantesque, presque aussi grande que le lit dans lequel Archibald dormait. Hormis la main, on ne voyait presque rien d’autre, dieu était lui-même caché par sa propre main. Archibald sentait qu’un pelage le recouvrait entièrement et que des oreilles se dressaient sur sa tête. L’une d’elles était balafrée, trace d’une lointaine bagarre avec le chat d’à côté qu’un renard avait dû dévorer, car cela faisait un moment qu’on ne l’avait pas vu. Il prenait un certain plaisir à sortir ses griffes puis à les rétracter, il vivait ainsi à l’intérieur, son dos ne lui faisait pas mal, il n’avait pas de vertige et il ne s’ennuyait pas. Le ronflement léger d’Archibald était tout à fait semblable à un ronronnement. Lorsqu’il ouvrit enfin les yeux, il faisait totalement noir. Et la radio crachotait.
Sa bouche était si sèche qu’elle craquelait, son dos était raide et ses pieds engourdis. Il passa prudemment ses mollets par-dessus le bord du lit et les laissa pendre, essaya de bouger un peu ses orteils puis se mit debout. Il alluma la lumière dans la cuisine et but de l’eau directement au robinet. Il alla voir si le chat n’était pas derrière la porte. Il y était. Avec une souris. « C’est très bien », marmonna Archibald tout juste réveillé. Il enfila sa veste et alla dans la pièce tiède devant la télévision. Très vite, il retourna dans la cuisine et se prépara une tartine de crème aigre.
« On a vraiment traînassé aujourd’hui, dit-il gaiement à son chat. Toi au moins, tu as attrapé des souris alors que personne ne te l’avait demandé. Tiens, je te donne de l’eau et des croquettes ».
Dans la pièce froide, ils regardèrent Miss Marple et les informations. « Je suis vraiment fait pour les salles froides, pensa Archibald. Mon sang reste dans les jambes, il ne circule pas. On finira par me mettre dans une chambre froide et si on ne le fait pas, la pièce sera froide quand même : elle se refroidira puisque je ne la chaufferai plus. Oui, pour moi, cela se passera encore à peu près bien. Mais qu’adviendra-t-il du chat ? Mieux vaut ne pas penser à tout cela, se morigéna Archibald. Je vivrai aussi longtemps que le chat aura besoin de moi. Sur ce, je vais prendre mes médicaments du soir, puis on va chercher mes lunettes et lire ces papelards bariolés apportés par le facteur. Quand j’irai en ville au supermarché, je t’achèterai une souris électrique. Avec des piles. Sinon tu n’auras rien à faire cet hiver ».
Tandis que le chat veillait au coin de la cuisine, Archibald, assis sur le bord du lit, mettait ses lunettes. L’une des branches était raccommodée avec du ruban adhésif et les lunettes étaient de guingois. Il examina des papiers de toutes sortes, de vieux tickets de caisse, retira même de la boîte à pharmacie les notices de médicaments et chercha à lire ce qui était écrit dessus, mais les lettres étaient si minuscules qu’il ne voyait rien. Il lisait inlassablement le même et unique livre, Son dernier coup d’archet de Conan Doyle, un volume violet en piteux état dont la couverture représentait la silhouette de la tête de Holmes avec un chapeau et une pipe. Archibald lisait chaque jour une ou deux pages puis recommençait depuis le début. La plupart du temps, le livre lui échappait des mains pour tomber entre le lit et le mur, où il allait de nouveau le récupérer le soir suivant.
Archibald rêva cette fois du diable en personne. Portant une cape rouge, celui-ci marchait dans un convoi militaire, ses sabots pourvus d’éperons dorés brillaient sous sa cape et il semblait être fier au milieu de ce troupeau en loques dans lequel se traînaient des femmes perdues, des mendiants tsiganes et sans doute Archibald lui-même avec une barbiche grise. Il n’était pas tout à fait certain qu’il s’agissait bien de lui, parce qu’il ne savait pas précisément à quoi il ressemblait : la maison ne possédait pas de miroir, sauf un vieux tacheté rangé dans la pièce froide du fond. Et qu’est-ce que cela voulait dire quand on se voyait ainsi de l’extérieur comme au cinéma ou qu’on pouvait être à la fois à deux endroits, dans ce défilé et à l’extérieur de celui-ci, en train d’observer depuis le bord du tableau ? Sur une vaste place recouverte de boue gelée se dressait une tente marron ornée de pompons dont la toile était semblable à d’épais tapis. La lumière à l’horizon était d’un jaune pâle et des oiseaux noirs volaient dans le ciel. Le diable était imposant et dynamique, il entrait et sortait constamment de la tente, sa cape flottant au vent se gonflait telle une voile rouge. Au milieu de ce chaos, tout lui paraissait clair, organisé et maîtrisé. Ses yeux rouges exprimaient l’intelligence et le courage. Il n’avait pas du tout l’air fatigué. « Lui, il existe, c’est sûr, pensa Archibald, mais est-ce que moi j’existe encore ou est-ce que je suis seulement le fruit de ma propre imagination ? Cela, personne ne peut vraiment le dire avec exactitude. » Il ouvrit les yeux un instant pour vérifier. Il faisait bien sûr totalement noir dans la chambre.
Dans cette obscurité commençaient à se matérialiser peu à peu la jambe maigre et velue d’Archibald, son dos douloureux et une envie d’uriner. L’espace d’un instant, il crut voir un peu plus loin, du côté de la cuisinière, quelque chose rougeoyer, comme si des braises en train de s’éteindre avaient été soudainement attisées par le vent. Archibald alluma une petite lampe dont l’abat-jour en plastique était fondu et s’assit. Il alla aux toilettes puis retourna se coucher. Pendant un moment, il ne trouva pas le sommeil. Mais celui-ci finit par venir, comme d’habitude : agité, irrégulier, apportant son lot de pensées maintes fois ressassées et d’hallucinations étranges et confuses.
Archibald rêvait qu’il était en train de s’acheter des chaussures dans une friperie. Le choix y était limité, mais il devait voir si certaines paires n’étaient pas par hasard à la bonne taille. Soudain, derrière lui, une dame en colère s’exclama qu’il ne fallait pas acheter des chaussures de seconde main, puisque les pieds étant propres à chaque individu, les chaussures s’étaient faites aux pieds des personnes qui les avaient portées et ne pouvaient convenir qu’à leur propriétaire. « Acheter un pantalon, d’accord, mais des chaussures jamais ! Qui sait, il pourrait même y avoir des champignons à l’intérieur », déclara, sur un ton moralisateur, cette femme soucieuse d’aider son prochain. Archibald trouva très pénible, à cause de la femme mais aussi de lui-même, de ne pas pouvoir examiner tranquillement une paire de chaussures. Il la reposa et s’acheta à la place une robe de chambre à rayures, épaisse, chaude, fourrée. Il dissimula ensuite les chaussures sous la robe de chambre et réussit à se faufiler hors de la boutique sans les payer. Pourquoi dans les rêves s’écarte-t-on si souvent du droit chemin ? Archibald n’avait jamais volé quoi que ce soit en plein jour, cela ne lui avait même pas traversé l’esprit. Mais il avait désormais envie de s’emparer du tiroir de caisse noir en plastique et de s’enfuir en courant à toute vitesse. Et d’une manière générale, il aurait voulu prendre tous les articles, les arracher des cintres, se saisir des robes et des jupes et des taies d’oreiller et des napperons au crochet, ainsi que de tous ces chiffons moisis qui ne serviraient jamais. Archibald commença à ressentir un certain dégoût, comme s’il tombait plus bas, toujours plus bas, et il se mit à s’agiter dans son sommeil. La couverture s’était emmêlée entre ses jambes, sa tête était couverte de sueur et son cœur battait à tout rompre.
« Eh bien, satané rêve ! » s’exclama-t-il d’un air outré après s’être complètement réveillé.
Le sommeil est comme une rivière noire qui traverse la vie et il est bien difficile d’en sortir chaque matin pour remonter sur la berge. Elle est agitée de nombreux tourbillons sournois qui vous engloutissent et dont il n’est pas sûr que vous parveniez à vous échapper. « Pouah, quelle nuit infernale, je devrais me faire prescrire des somnifères ! » Il alluma la radio pour oublier ce mauvais rêve.
Le vent du matin avait ouvert des trous blancs dans la grisaille du ciel. Celui-ci était tacheté et ressemblait un peu à de la bouillie de gruau. Il ne serait pas étonnant qu’il se mette à neiger.
Archibald plaça un œuf dans la bouilloire et fit sortir le chat.
Traduit de l’estonien par Émile Faure et Antoine Chalvin